La guerre aurait commencé dès l’apparition de l’islam. Depuis quelques décennies, beaucoup en Occident désignent l’islamisme, voire l’islam, comme l’ennemi le plus implacable de notre civilisation, le plus irréconciliable surtout, parce que la querelle qu’il nous fait serait religieuse, fondée sur des « vérités » indiscutables au sens strict, qu’on ne peut pas discuter, qu’il est interdit de discuter. Le « séparatisme » à l’égard des autres religions du Livre (la Bible) est en effet une vieille tradition dans l’islam ; sa résurgence, aujourd’hui dans nos banlieues, se nourrit sans doute en partie de cette longue histoire.
Pourtant, les couleurs apocalyptiques de ce sombre tableau s’éclairent si on mesure que l’Islam fut un empire avant d’être une religion, et que notre civilisation le fut aussi. L’Occident est l’héritier de Rome, et l’Islam est né de conquêtes sans lesquelles la religion musulmane n’aurait jamais pris corps. Il est vrai que de leurs origines communes, religions et empires héritent du même souci d’universalisme, de la même conviction du bien-fondé global de leurs valeurs.
Mais les religions universelles – islam ou christianisme – se flattent d’étendre leurs vérités à tous les territoires et à tous les peuples, en affectant d’en nier ou d’en minimiser les diversités au regard de l’unicité du message divin. Les empires au contraire ont une géographie et une histoire. Ils sont orientés, aimantés, par des références et des traditions propres. Il est dans leur nature de délimiter leurs paradigmes et leurs territoires. Ils peuvent se partager le monde, et c’est ce qui leur évite souvent la confrontation, comme on va le voir dans le cas de l’histoire de la Chrétienté occidentale et de l’Islam.
Empire perse et empire romain
L’Islam est né en Arabie, sur la ligne de fracture des deux traditions impériales qui se divisaient la Méditerranée et le Moyen-Orient depuis les origines, celle de la Perse et celle de Rome. Alors qu’en Chine ancienne et médiévale, les grandes plaines du nord rassemblent l’essentiel des populations et des richesses de l’empire pendant plus d’un millénaire, l’empire de l’ouest – Moyen-Orient et Méditerranée – hésite, oscille, à la même époque, entre deux assises nettement distinctes.
Le Moyen-Orient vint en premier. C’est là que l’humanité néolithique, puis les premières formations historiques, prirent leur essor, dans un quadrilatère approximativement borné par la vallée du Nil et la Grèce à l’ouest, la vallée de l’Indus et l’Asie centrale à l’est.
On peut accorder aux Perses achéménides (558-330 avant notre ère) le crédit d’avoir fondé le premier empire de l’Histoire, précisément parce qu’ils ont réuni sous leur autorité l’ensemble de ce domaine moyen-oriental, en particulier ses deux bassins sédentaires les plus peuplés et les plus productifs, Mésopotamie et Égypte.
La Mésopotamie surtout. Depuis la fin du IIe millénaire avant notre ère, l’Égypte a perdu de son éclat, tandis que la Mésopotamie touche à un premier apogée avec l’expansion et le rayonnement de l’Assyrie (IXe-VIIe siècles avant notre ère).
L’empire perse met ses pas dans ceux de l’Assyrie. Plus encore que le plateau iranien, la Mésopotamie, et Babylone sa capitale économique et culturelle, sont les véritables centres de l’empire, comme ils l’avaient déjà été du temps des Assyriens.
L’empire confie à l’écriture cunéiforme mésopotamienne ses inscriptions royales, et adopte une langue sémitique, née dans le Croissant Fertile, l’araméen, pour l’administration de ses territoires. C’est cette géographie – Irak et Iran au centre – que va retrouver l’empire islamique, après un millénaire d’interruption.
Cette « interruption », (entre 330 avant notre ère et 640 après), c’est notre Antiquité classique, la Grèce et Rome surtout, qui centre au contraire sa domination sur la Méditerranée, après sa victoire sur Carthage et sur les royaumes hellénistiques héritiers d’Alexandre le Grand.
À l’est, la domination romaine ne s’étend pas au-delà de l’Euphrate. Après l’effondrement des Achéménides sous les coups d’Alexandre, des dynasties iraniennes, Parthes, puis Sassanides réoccupent le plateau iranien et la Mésopotamie, où ils enracinent leur capitale. L’équilibre des forces penche pour Rome, dont l’empire compte 50 à 60 millions de sujets à son apogée, sans doute encore 25 à 30 millions au moment des conquêtes arabes, tandis que la Perse n’en rassemble pas plus de 10 à 15 millions.
La Perse est conquise, Rome ne l’est pas
Entre ces deux entités, la tournure des conquêtes arabes va trancher. La capitale perse, Ctésiphon, située en Mésopotamie, tombe dès 636 aux mains des envahisseurs. Constantinople, capitale romaine, attaquée à plusieurs reprises, entre 674 et 718, résiste au contraire.
La dynastie des califes omeyyades (660-750) poursuit l’avancée vers l’ouest, Maghreb, Espagne, Gaule. Mais les échecs s’y accumulent. Après la défaite du gouverneur arabe de l’Espagne à Poitiers (732), le Maghreb berbère se révolte contre la fiscalité impériale (739-742). Les Arabes sauvent à grand peine Kairouan et l’Ifriqiya (notre Tunisie), tandis que l’Espagne fait sécession.
Au même moment (750), les Omeyyades sont renversés en Orient par les Abbassides, qui ont trouvé leurs appuis dans les territoires les plus orientaux de l’empire, au nord-est de l’Iran, parmi les garnisons arabes, mais aussi chez les premiers convertis persans à l’islam. L’empire abbasside déplace sa capitale à Bagdad (762), tout près de Ctésiphon et de Babylone, les vieilles métropoles des empires mésopotamiens et perses du passé.
L’empire islamique, dont les Abbassides incarnent le modèle pendant cinq siècles (750-1258), choisit décidément la Perse et le Moyen-Orient, contre Rome et la Méditerranée. Par là même, il se désintéresse des territoires perdus à l’ouest de la Tunisie, et plus encore de ce que nous appelons l’Europe.
De part et d’autre, la religion, chrétienne ou musulmane, proclame la portée universelle de ses enseignements. Mais les empires, abbasside ou carolingien, ont tracé leur lit sur des versants assez distincts de l’histoire humaine pour s’ignorer avec bienveillance.
Les heurts, aux IXe-Xe siècles, viennent des dissidences islamiques retranchées dans les territoires maghrébins ou ibériques abandonnés par l’empire.
Les Omeyyades, chassés d’Orient en 750, réfugiés à Cordoue, harcèlent les royaumes chrétiens du nord de l’Espagne ; depuis Kairouan, puis Mahdiya, les Aghlabides (800-909) et surtout les Fatimides (909-973) conquièrent la Sicile et mènent des raids spectaculaires contre l’Italie. Les uns et les autres donnent pour la première fois à l’Islam en Méditerranée un avantage dans la guerre navale, que traduit la mainmise musulmane sur les îles majeures (Crète, Sicile, Malte, Baléares).
Ce sont ces musulmans-là, pirates et pillards, que la Chrétienté carolingienne redoute et qu’elle nomme « Sarrasins ». Dès la fin du Xe siècle cependant, leur agressivité s’apaise. Non pas que les pouvoirs islamiques du Maghreb s’affaiblissent, mais parce qu’ils se renforcent au contraire, et que leur puissance nouvelle les pousse à entrer pleinement dans le seul conflit qui compte : celui qui les oppose au califat abbasside de Bagdad.
Maîtres de l’Égypte et d’une partie de la Syrie après 969-974, les Fatimides font alliance avec les Byzantins contre les Abbassides. En al-Andalus, les expéditions d’al-Mansûr (978-1002) dévastent les royaumes chrétiens, mais c’est pour mieux les faire entrer dans sa clientèle. Le territoire de l’Islam en Espagne n’y gagne pratiquement rien.
Croisades
Le temps des Croisades et de la Reconquista espagnole témoigne des mêmes cloisons mentales largement étanches entre les deux mondes. À la fin du XIe siècle, la Chrétienté ne se rue pas à l’assaut d’une autre religion, mais à la reconquête du monde romain, du Mare Nostrum, dont les Sarrasins l’ont en partie dépouillée quatre siècles auparavant. Les îles de la Méditerranée sont les premières reprises : la Crète dès 961, la Sicile entre 1060 et 1091, les Baléares entre 1229 et 1235.
La poussée en Espagne, mais aussi au Maghreb sous le roi normand de Sicile Roger II (1130-1154), puis en Terre Sainte (1099-1187), sont autant d’aspects de cette entreprise de récupération qui s’achèvera par la prise de Constantinople en 1204. Car si les pouvoirs islamiques restent fascinés par le califat et la mainmise sur Bagdad, les puissances chrétiennes ne le sont pas moins par l’empire romain et par ses capitales, Rome et Constantinople. Chaque monde poursuit ses rêves familiers, et les noms qui le bercent depuis toujours, hommes ou villes.
Le mouvement des « traductions », de l’arabe au latin, qui mobilise nombre de clercs européens au XIIe siècle, ne s’intéresse guère à l’islam, comme on le croit souvent. L’immense masse des traductions affecte les œuvres de la science gréco-arabe, philosophie, mathématiques, astronomie et médecine grecques, telles que les savants arabes de Bagdad, d’Ispahan, de Boukhara, de Nishapour ou de Cordoue les avaient comprises et commentées dans les trois siècles précédents.
Ici encore, la Chrétienté reprend ce qu’elle croit être son dû, elle retrouve des noms qu’elle connaît et qu’elle révère déjà, à travers des œuvres qu’elle ignorait jusque-là. Les « Arabes » qui l’y aident par leurs commentaires et leur réflexion sont accueillis en sages et philosophes plutôt qu’en musulmans. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, fait traduire le Coran en 1144. Mais l’immense traité des religions du Cordouan Ibn Hazm (994-1064) reste ignoré de l’Occident jusqu’au XIXe siècle.
Il faut être un dissident pour déchirer l’écran des représentations séculaires, et fonder du neuf. Saint-François d’Assise agit en dissident quand il tente de convertir le sultan al-Kamil d’Égypte (1219). C’est pourtant ce geste fou qui détermine toute la politique de la Chrétienté dans les siècles suivants. Les Croisades, la matérialité de Jérusalem, s’effacent peu à peu devant l’oeuvre de mission et de conversion. En 1270, Saint Louis cingle vers Tunis convaincu de la volonté du sultan de se convertir au christianisme.
À la cour des Mongols, le moine franciscain Rubrouck (1253-1255) converge avec les théologiens musulmans contre des moines bouddhistes ou taoïstes qui rejettent en riant l’idée de création du monde ou de Jugement Dernier. Mais cette lune de miel est de courte durée.
À l’ouverture du concile de Lyon de 1274, Humbert de Romans, ancien maître des Dominicains, constate que les musulmans, pourtant plus proches théologiquement de la Révélation chrétienne, sont bien plus opiniâtres dans leur refus du christianisme que les païens.
Le conflit ottoman
Les désillusions de la religion sont bientôt renforcées par la confrontation des empires. En 1291, les Mamelouks d’Égypte s’emparent d’Acre et anéantissent les derniers établissements croisés. La mer et ses îles restent chrétiennes, la terre d’Égypte et de Syrie est désormais interdite aux « Francs ». La division des rôles et des domaines semble s’en trouver confirmée.
Mais un demi-siècle plus tard (1354), les Turcs du petit sultanat ottoman d’Anatolie, sollicités par un prétendant byzantin, franchissent le détroit des Dardanelles et engagent la conquête des Balkans, scandée par leurs victoires de Kosovo sur les Serbes (1389), de Nicopolis (1396) et Varna (1444) sur les Hongrois et les Croisés d’Occident qui tentaient de leur venir en aide, et enfin par la conquête de Constantinople en 1453. En 1526, c’est la Hongrie qui est à son tour submergée après sa défaite de Mohács. En 1529, les Ottomans mettent le siège devant Vienne.
La percée ottomane menace pour la première fois la répartition des domaines respectifs et l’équilibre des empires, en occupant les provinces centrales de la « deuxième Rome » byzantine. Les raisons n’en sont pas toujours comprises. Elles tiennent d’abord à l’effondrement du centre irakien et iranien de l’Islam classique, sous les coups des invasions turques et mongoles et de la Peste, entre XIIe et XVe s – ce que le géographe Xavier de Planhol nomme la « bédouinisation » du Moyen-Orient.
Les deux empires qui surmontent l’épreuve, l’ottoman à l’ouest, en Anatolie et en Europe, et le moghol en Inde, s’édifient sur des terres nouvelles, de part et d’autre de ce vide central. Car les Balkans ne sont pas une excroissance du sultanat ottoman, une conquête futile dictée par l’idéologie du jihâd. Ils en sont le cœur.
L’élite de l’armée, les janissaires, y sont recrutés esclaves dans les populations chrétiennes de Bosnie, d’Albanie ou de Serbie. Mais les impôts en viennent aussi. Le recensement de 1494 donne aux Balkans occupés une population d’environ 5 millions d’habitants contre moins de 4 millions sans doute en Anatolie, bien moins que l’Asie Mineure n’en comptait à l’apogée de l’Antiquité.
Après la chute de Constantinople, l’expansion ottomane est perçue comme un danger mortel en Europe. Les règnes majeurs de Sélim Ier (1512-1520) et Soliman le Magnifique (1520-1566) ajoutent au domaine balkanique et anatolien du sultanat la plus grande partie du monde arabe, depuis Le Caire, conquis en 1517, jusqu’à Bagdad (1534) et Alger (1518). Pour la première fois depuis de longs siècles, la puissance dominante de l’Orient prend possession du Maghreb et conteste l’hégémonie chrétienne en Méditerranée.
Les affrontements décisifs, entre 1565 et 1574, rétablissent un équilibre précaire : Les Ottomans occupent Chypre (1571) et Tunis (1574), mais Malte leur résiste (1565) et leur flotte est écrasée par la coalition des Espagnols et des Vénitiens à Lépante (1571).
Dans les décennies suivantes, chaque monde retourne à ses schismes. En Europe, catholiques et protestants s’affrontent de la révolte des Flandres à la fin de la Guerre de Trente Ans (1568-1648). En Orient, les Ottomans sont bousculés par la puissance retrouvée de la Perse séfévide shiite (1603-1638). Après le prudent gouvernement « des femmes » – des sultanes mères entre 1575 et 1650 environ – l’agressivité des vizirs Köprülü (1656-1683) aboutit au désastre du siège manqué de Vienne en 1683. Les défaites de Zenta (1697) et Petrovaradin (1716) sonnent le glas de la puissance ottomane. La crise de l’empire ne cessera plus jusqu’à sa disparition, en 1923-1924.
Le regard européen se retourne en une génération à peine. L’Europe des Lumières range l’empire ottoman, comme l’Espagne, parmi les puissances déchues, minées par leur fanatisme religieux, leur despotisme politique, leur indolence économique, leur nullité scientifique et technique. On mesure que la puissance turque ne reposait que sur la force militaire, mais que ses immenses territoires étaient vides d’hommes, de talents et de richesses.
Comme l’Espagne, l’empire ottoman incarne le mauvais exemple, à la différence de l’Angleterre, de la Hollande ou de la Chine, si industrieuses et si ingénieuses. Hier redoutés, les Ottomans suscitent la dérision, mais aussi la compassion. Ils ont le charme du déclin. Les turqueries sont à la mode, à mesure que l’empire, conscient de ses faiblesses, s’engage prudemment, à la fin du XVIIIe siècle, dans la voie des réformes modernisatrices.
Sans être épargnée, la religion musulmane est moins décriée que le catholicisme ibérique. Voltaire félicite Catherine II pour ses conquêtes en Crimée et en Ukraine, mais il donne le dernier mot du Candide à un vieux sage turc : « Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? Je n’ai que vingt arpents, répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin. »
Au moment même où se révèlent les défaillances ottomanes, l’Europe engage la conquête de l’autre grand empire islamique, celui des Moghols de l’Inde. Non pas conquête contre l’Islam, mais de l’intérieur de l’Islam. En Inde au début du XVIIIe siècle, quelques centaines de milliers de Persans, d’Ouzbeks ou d’Afghans, « étrangers, musulmans et blancs de peau », pour le dire comme le médecin François Bernier qui servit au XVIIe siècle les empereurs moghols, dominent, administrent et exploitent une masse de plus de 150 millions d’Indiens.
Après 1725, la désintégration de l’empire au profit de ses grands feudataires, pour l’essentiel musulmans, ouvre la voie aux entreprises britanniques. Victorieuse de ses rivaux européens, la Compagnie des Indes se donne pour fidèle vassale de l’empire, et se coule dans les formes que l’Islam dominant a donné depuis des siècles à sa conquête indienne.
La Compagnie reconnaît la souveraineté du Grand Moghol et appuie sur le terrain ses héritiers musulmans les plus légitimes, le sultanat d’Awadh au nord, le Nizamat d’Hyderabad au sud. Elle administre jusqu’en 1837 en persan, la langue de l’empire, les territoires dont elle a la charge. Après la révolte des Cipayes (1857-1858), elle recrute massivement ses troupes au Pendjab, sikh en partie, musulman pour l’essentiel.
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, c’est une armée des Indes majoritairement musulmane qui se bat sur tous les fronts, en particulier en Birmanie contre l’armée indépendantiste, alliée au Japon et très majoritairement hindoue, du Bengali Chandra Bose. Comme très souvent dans l’histoire de la colonisation, le colonisateur favorise l’Islam après l’avoir vaincu, parce que les musulmans étaient les anciens maîtres, et donc les plus notables, les plus utiles et les mieux considérés des nouveaux sujets. La France est encore aujourd’hui accusée au Mali ou au Burkina de pencher pour l’Islam contre le monde noir.
Après 1880, la révolution industrielle donne à l’Europe une écrasante supériorité sur tous les continents. Une véritable idéologie coloniale, pour l’essentiel animée par le souci messianique d’étendre la modernité au monde, émerge en même temps que l’Occident est secoué par une crise ouvrière et une agitation révolutionnaire croissantes. Les deux mouvements ne sont pas étrangers l’un à l’autre.
Une large part de l’idéologie coloniale naît à gauche – chez les républicains, chez Hugo ou Ferry, par exemple, en France. Dans une partie de la droite au contraire, chez Lyautey ou chez Loti, on mesure que l’Islam est un puissant allié potentiel contre la révolution. Non pas seulement parce que la révolution est athée, mais parce que la seule idée que l’homme puisse fonder sa loi et son destin à son gré – idée-clef de la modernité – est étrangère à l’Islam.
Un des premiers visiteurs indiens – musulman, Abu Talib Khan – de la Chambre des Communes à la fin du XVIIIe siècle, y compare les débats à un caquetage de perroquets, et s’étonne surtout que les hommes s’y arrogent le droit de faire la Loi, qui n’appartient qu’à Dieu. Ce sont des refus ou des stupéfactions comparables que réveillent aujourd’hui les questions de l’homosexualité ou des transgenres.
Renversant le jugement des Lumières, un Loti est aussi méprisant pour la Chine des Boxers qu’admirateur des vertus viriles de l’Islam. En Inde, comme au Maroc ou en terres peules d’Afrique, c’est d’abord le courage guerrier qu’on reconnaît à l’Islam, souvent au détriment des majorités qu’il a si longtemps dominées.
À l’heure des décolonisations, le camp « occidental » nouera une alliance étroite avec l’Islam, en Malaisie ou en Indonésie contre les partis communistes (1948-1966), aux Indes contre le neutralisme du parti du Congrès, au Nigéria contre les tiers-mondistes du sud chrétien, ou contre le retour aux « coutumes africaines » au Tchad ou au Zaïre dans les années 1970.
Le bosquet du tiers-mondisme arabe, nassérien, baasiste, ou du FLN algérien, cache souvent aux observateurs la forêt plus vaste du conservatisme islamique, aujourd’hui en plein essor. Il est vrai que la chute du communisme en Europe (1989-1991) a naturellement défait l’alliance entre Islam et Occident scellée contre lui depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
L’Islam est de nouveau craint, parce qu’il est en train de reconquérir une place majeure dans le monde. C’est un fait, qu’il est aussi vain de nier que de déplorer. Nous le vivons comme une menace, tout comme, au XIXe siècle, les Ottomans regardaient l’Occident comme une menace. Mais ces menaces ne le sont qu’en proportion de la faiblesse de ceux qui les subissent. La seule question est de savoir tirer de l’épreuve la force d’un renouveau.
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Kourdane (14-09-2023 10:11:04)
L’histoire est politique, l’historien écrit son histoire selon sa propre subjectivité. Le fait que les Arabes soient des colonisateurs au nom de l’Islam n’est pas mis en évidence ni qu’i... Lire la suite
Amin (28-08-2023 10:58:23)
Merci pour cette vaste synthèse historique présentée sous l’angle de la rivalité entre les civilisations. Même s’il est vrai que les deux empires se sont confrontés dans une logique d’expa... Lire la suite