Ils ne sont que six à pouvoir revendiquer le titre de Grand Moghol, six souverains qui ont marqué l'Histoire de l'Inde et l'imaginaire occidental.
Héritiers des Mongols auxquels ils doivent leur nom, après déformation, ils ont créé un empire qui a brillé sur les champs de bataille comme dans les arts, offrant au monde le joyau du Taj Mahal. Ouvrons les chroniques pour découvrir ces dynasties assoiffées de pouvoir et de beauté !
Cliquez pour agrandir
La carte ci-contre montre la péninsule indienne (les Indes comme on disait autrefois) au temps des premiers empereurs moghols (du milieu du XVIe siècle à la fin du siècle suivant). Ce fut l'une des très rares périodes où la péninsule se trouva presque complètement unie.
Le Tigre attaque !
Déplaçons-nous au nord de l'Inde, en 1524, dans le sultanat de Delhi. Ce royaume musulman vieux de trois siècles est passé un siècle plus tôt sous la tutelle des Lodi, une dynastie d'origine afghane. Son dernier représentant, Ibrahim, a fort mauvais caractère. Pour preuve, il vient de faire assassiner son frère et de nombreux nobles.
Mécontent et inquiet sur son propre compte, son oncle fait appel à un guerrier chiite (*) du Turkestan, Zahir ud-din Muhammad. Celui-ci peut revendiquer une belle ascendance puisqu'il compte Tamerlan et Gengis Khan dans son arbre généalogique. Il s'est vite lancé sur leurs traces en multipliant les conquêtes jusqu'à prendre Kaboul en 1520 avec l'inquiétant surnom de Bâbur, le «Tigre ».
Tout naturellement, il répond à l'appel et, fort de son artillerie dernier cri, écrase les armées du sultan (bataille de Panipat, 1526). Le voici donc installé à Delhi et Agra, d'où il mène les derniers raids contre les armées coalisées rajpoutes, hindoues, présentes dans la région depuis le Ve siècle.
À sa mort en 1530, le conquérant poète qui a vécu dans le regret de ne pouvoir recréer l'empire de Samarcande a posé les bases d'un autre empire qui couvrira jusqu'à 3,2 millions de kilomètres carrés et rassemblera à la fin du XVIe siècle 80 millions d'habitants, soit les deux tiers de tous les Indiens (et un sixième de l'humanité) !
Bâbur a laissé ses mémoires, témoignage exceptionnel sur l'Inde du XVIe siècle et la conquête moghole. Pour donner ses premières impressions, il fait beaucoup appel aux négations :
« L'Inde est un pays qui offre peu de charme. Il n'y a point de beauté chez ses habitants. Il n' y a point avec eux de commerce, ni de rapports, ni de visites réciproques. Ils n'ont ni caractère, ni capacité, ni urbanité, ni générosité, ni capacités viriles. Dans leur artisanat et dans leurs œuvres, il n'y a ni ordre, ni symétrie, ni rectitude, ni perpendicularité. Ils n'ont ni bons chevaux, ni bons chiens, ni bons raisins, ni bons melons, ni bons fruits, ni glace ni eau fraîche. Dans les bazars, on ne trouve ni bons plats, ni bon pain. Ils n'ont ni hammam, ni madrasa [école], ni chandelle, ni torche, ni chandelier . […]
Les habitations n'ont ni charme, ni air, ni belles proportions, ni symétrie. Les paysans et les gens du peuple vont tout nus. Ils s'attachent quelque chose qui s'appelle languta qui est une pièce de toile enroulée à deux empans [mesure égale à la paume d'une main] au-dessous du nombril. Sur cette pièce de toile s'en trouve une seconde, attachée à la ceinture de la première, qui passe entre les cuisses et est fixée par derrière à la ceinture. Les femmes s'enroulent dans une longue pièce d'étoffe dont une moitié est attachée autour des reins et l'autre pend sur la tête.
L'Inde a pour avantage d'être un pays où l'or et l'argent abondent. Pendant la mousson, le temps y est très agréable » (Le Livre de Bâbur, 1494-1529).
La Perse en renfort
Les premiers temps furent pourtant difficiles pour la nouvelle dynastie : Humayun « Le Fortuné », fils de Bâbur Shah, doit faire face aux attaques des Afghans musulmans et des Rajpoutes hindous. Ils profitent de la faiblesse du souverain, obligé selon la tradition pastorale de ses ancêtres de partager le pouvoir avec ses demi-frères.
Humayun est poussé à exil, abandonnant tout derrière lui, à l'exception, dit-on, d'un diamant offert par son père.
Le voici réfugié chez le roi de Perse (Iran) qui a su apprécier la pierre précieuse... C'est donc grâce à l'aide de son nouvel allié qu'il parvient à reprendre en 1555 le pouvoir en Inde du Nord où, pendant son absence, l'Afghan Sher Shah avait multiplié les réformes et les travaux d'infrastructure qui allaient permettre de consolider l'empire.
Quelque peu rancunier, Humayun commence par faire crever les yeux de son frère renégat puis s'entoure d'une cour brillante, composée de nombreux Persans qui influenceront durablement le pays, notamment au niveau des arts.
Mais son goût pour le savoir lui fut finalement fort préjudiciable : six mois après son retour à Delhi, il se tue en tombant dans l'escalier un peu trop escarpé de sa bibliothèque...
Tout est à refaire !
Le plus grand des Moghols
Akbar, le nouveau Padichah (Grand Roi en persan, équivalent du maharadjah hindou), est bien jeune quand il monte sur le trône le 27 janvier 1556. Treize ans à peine ! Mais c'est déjà un guerrier accompli qui peut compter sur l'aide de son tuteur Bairam Khan. C'est du moins vrai tant que les sautes d'humeur et l'ambition de ce dernier ne dépassent pas certaines limites ! En 1561, celles-ci ayant été franchies, il est envoyé en pèlerinage à la Mecque et malencontreusement assassiné sur la route.
Akbar se retrouve seul au pouvoir. Il commence par développer une « diplomatie matrimoniale » en choisissant quelques épouses parmi les princesses rajpoutes, autorisées à pratiquer leur religion hindoue derrière les murs du harem.
Il s'appuie sur une aristocratie fondée sur le mérite et non plus sur l'origine sociale et s'entoure d'une cour brillante, au rythme de rituels précis destinés à mettre la personne du souverain au centre de tout (comme au siècle suivant notre Roi-Soleil Louis XIV).
Esprit curieux assoiffé de spiritualité, Akbar se fait construire une nouvelle capitale à côté d'Agra, Fatehpur Sikri (la « Cité de la victoire »), où il crée une maison du culte (la « Maison de l'adoration ») pour permettre aux représentants des principales religions de débattre.
En 1580, ce sont les Jésuites qui viennent compléter cette diversité des croyances. Ils ne parviennent toutefois pas à convertir Akbar au catholicisme. À la fin de sa vie, l'empereur fonde une nouvelle croyance (Den-i-illahi, « Religion divine »), forme de soufisme fondée sur le culte de la personnalité du roi, mais elle ne lui survivra pas.
L'art moghol est né de la rencontre et de la fusion harmonieuse de deux civilisations, hindoue et musulmane, et de la volonté des souverains de rayonner grâce à l'art. L'architecture se doit d'être monumentale, les monuments en marbre ou grès rouge, finement travaillés à la façon des décors en bois et entourés de jardins symbolisant le paradis.
Profitant des plaisirs de la musique et de la danse, les souverains y trouvent un repos du guerrier bien mérité... Certains en profitent pour développer leur propre talent comme Akbar qui était, dit-on, un fin connaisseur en passementerie ! Il dessinait d'ailleurs lui-même une grande partie du millier de costumes qui venaient nourrir chaque année sa garde-robe grâce à la diversité et la beauté des tissus.
Mais les souverains moghols n'étaient pas uniquement des bêtes de mode, ils savaient aussi apprécier la calligraphie et surtout la peinture.
Largement inspirée par l'Asie centrale d'où ils sont originaires, et par la Perse où Humayun s'était tant plu, elle atteint des sommets dans la description des scènes de cours, rassemblées dans de véritables albums.
Normalement interdits par l'islam sunnite mais très appréciés par les chiites, les portraits flattent les souverains qui aiment reconnaître leurs traits dans ces œuvres qui leur servent de propagande. Avec l'empereur Jahangir, les décors s'enrichissent sous l'influence des naturalistes et des Européens qui ont apporté leur maîtrise de la perspective.
Mais ne cherchez pas les visages des princesses : les artistes ne pouvaient approcher des harems ! La recherche de la beauté a des limites...
Les rois du monde
À la mort d'Akbar, en 1607, c'est au tour de son fils Jahangir (« Celui qui saisit le monde ») de prendre les rênes du royaume. Heureusement que son père n'est plus là ! Le nouvel empereur préfère en effet la soie des coussins au confort relatif des champs de bataille. Sans compter un léger penchant pour l'alcool... et pour la violence.
Son fils aurait d'ailleurs dû se méfier : pour avoir eu la velléité de prétendre au pouvoir, il eut lui aussi les yeux crevés. Étrange tradition familiale !
Malgré les apparences, le souverain a un cœur d'artichaut : à la fin de son règne, éperdument amoureux de Nur Jahan, la « Lumière du palais », il laisse sa belle princesse conduire l'empire avec son fils, le futur Shah Jahan.
Homme à poigne, celui-ci n'hésite pas à détruire des lieux de culte et à instaurer une politique discriminatoire pour s'assurer le soutien des musulmans rigoristes : les hindous auront donc désormais leur tunique boutonnée à gauche, et les musulmans, à droite !
Le « Roi du monde » est surtout connu pour avoir agrandi l'empire jusqu'à Pondichéry (1687) et mené de grands travaux d'architecture. Il a érigé dans sa capitale Jahanabad (Delhi) le palais impérial, plus connu sous le nom de Fort Rouge, ainsi que la mosquée Jami Masjdid, la plus grande de l'Inde. Mais nous lui devons surtout le célébrissime Taj Mahal, près d'Agra.
Le Taj Mahal (« Diadème du palais ») n'aurait pas existé sans l'amour fou de Shah Jahan pour son épouse Mumtâz-i Mahal, la « Merveille du palais », morte en couches en 1631 en lui donnant son quatorzième enfant. On sait peu de choses sur cette femme qui n'hésitait pas à suivre son mari dans ses campagnes militaires, mais leur passion est devenue légendaire.
Il fallut plus de dix ans, 466 kilos d'or et 20.000 ouvriers pour construire son tombeau de marbre blanc sur les rives de la Yumanâ, à Agra. Le chantier, dirigé par l'architecte Ustad Ahmad Lahaur, a donné naissance à une merveille d'architecture : l'ensemble se compose d'un dôme de 27 m de haut protégeant les sépultures des souverains, de quatre minarets légèrement inclinés vers l'extérieur (pour épargner le tombeau en cas de tremblement de terre), encadrés d'une mosquée en grès rouge et d'un bâtiment jumeau destiné à abriter les pèlerins.
La simplicité de l'édifice est relevée par les innombrables pierres dures colorées qui viennent tracer sur les murs des motifs floraux.
Modèle de pureté posé au milieu d'un jardin harmonieux, le site, aujourd'hui considéré comme un cadeau à l'humanité, fut une source de torture pour son créateur...
Emprisonné au fort d'Agra, Shah Jahan passa en effet les dernières années de sa vie à deux kilomètres du Taj Mahal, l'admirant chaque jour sans jamais pouvoir se recueillir sur la tombe de son épouse.
À bout de souffle
Décidément, les souverains moghols auraient dû se méfier de leur propre famille.
Shah Jahan voit ses fils s'entre-déchirer pour prendre le pouvoir.
C'est Aurangzeb qui remporte la mise : en 1658, après avoir enfermé son père, il se débarrasse vite de sa fratrie, en fuite dans la jungle ou décapitée.
Mais il a peu de temps pour savourer son pouvoir puisqu'il doit vite faire face à la grogne des Rajpoutes et des Marathes. À la même époque il revient vers l'islam sunnite et exclut toute trace d'hindouisme dans la vie de cour.
La mort d'Aurangzeb, le 3 mars 1707, signe la fin des Grands Moghols. Leurs pâles successeurs n'ont plus rien de leur aura. Avec un trésor désormais vide, les fastes sont supprimés les uns après les autres tandis que l'autorité impériale décline face à des princes rajpoutes assoiffés de revanche et des Sikhs qui multiplient les razzias.
Tout ce beau monde est observé par les puissances européennes (Portugais, Français, Anglais) qui s'empressent d'attiser les querelles. Le glas de l'empire sonne en 1857 lors de la révolte des cipayes : le dernier souverain moghol est accusé de trahison et condamné à l'exil, sa descendance est exécutée. En ce milieu du XIXe siècle, l'aventure moghole prend fin, laissant la voie libre à la constitution du British Raj.
« Depuis qu'Aurangzeb [souverain mogol de 1568 à 1707] qui règne présentement s'est établi dans le trône des Moghols […], il ne mange d'aucune chose qui ait eu vie. Comme il ne se nourrit que de légumes et de confitures, il est devenu maigre et décharné, à quoi contribuent encore les grands jeûnes qu'il observe. Pendant tout le temps que dura la comète de l'année qui parut fort grande aux Indes où j'étais alors, Aurangzeb ne but qu'un peu d'eau et ne mangea qu'un peu de main de millet, ce qui altéra tellement sa santé qu'il faillit à en mourir, car outre cela, il ne couchait que sur la terre avec une peau de tigre sur lui et, depuis ce temps-là, il n'a jamais eu de santé parfaite. Je me souviens d'avoir vu par trois diverses fois boire le roi étant sur son trône. On lui apporte sur une soucoupe d'or enrichie de diamants, de rubis et d'émeraudes, une grande tasse de cristal de roche toute ronde et toute unie, et dont le couvercle est aussi d'or avec le même enrichissement de la soucoupe » (Les Six voyages des Jean-Baptiste Tavernier en Perse et aux Indes, 1677).
Pendant ce temps, en Europe
À la fois proche et lointaine, l'Inde a toujours été un sujet d'observation et d'émerveillement pour les Occidentaux. Pensons à Alexandre le Grand qui voulut aller au bout de ses rêves et parvint aux portes de l'Inde (bataille de l'Hydaspe, Pakistan, 326 av. J.-C). Marco Polo continue au XIIIe siècle à alimenter la légende mais c'est surtout grâce aux Portugais, à partir du XVe siècle, que l'Inde commence à devenir réalité et partenaire commercial.
Vers 1570, les Moghols entrent dans le jeu en s'emparant des grands entrepôts littoraux du Gujarât (côte nord-est). Malgré la bienveillance d'Akbar, notamment vis-à-vis des Jésuites, les Européens restent essentiellement considérés comme des originaux, avec lesquels il est seulement bon de commercer...
Dans le nord de l'Inde, les échanges se développent d'abord autour des textiles dans le tissage desquels les Indiens ont acquis une maîtrise sans rivale (cachemire, madras, indiennes...). Puis, par l'intermédiaire des compagnies à chartes, le commerce se déplace vers la côte ouest. Au XVIIIe siècle, les discordes se multiplient entre les principautés indiennes et les Européens en profitent habilement pour prendre pied dans le sous-continent : si Dupleix, rappelé en France, abandonne la partie en 1753, les Anglais ne cessent de gagner du terrain par le jeu des alliances jusqu'à balayer l'empire moghol.
« Les Grands Mogols ! On dirait aujourd’hui un nom de vieux conte oriental, un nom de légende. Ils vécurent ici, ces souverains magnifiques, maîtres du plus vaste empire qui ait existé au monde. [...]
Tout le monde a vu le Taje, tout le monde a décrit le Taje, qui est l’une des merveilles classiques de la terre. Et des miniatures, des émaux nous ont conservé les traits, sous le turban doré et l’aigrette étincelante, de cette Montaz-i-Mahal qui inspira tant d’amour, et du sultan son époux, qui voulut créer autour de la morte une splendeur tellement inouïe.
Le Taje, c’est, dans un grand parc funéraire muré comme une citadelle, le plus gigantesque et le plus impeccable amas de marbre blanc qui soit au monde. Les murailles du parc sont en grès rouge, ainsi que les hautes coupoles, incrustées d’albâtre, qui s’élèvent au-dessus des portes extérieures aux quatre angles du vaste enclos. Les allées, — palmiers et cyprès, — les pièces d’eau, les charmilles ombreuses, tout est tracé en lignes droites et sévères. Et là-bas, au fond, trône superbement l’idéal mausolée, d’une blancheur plus neigeuse encore au-dessus de ces verdures sombres : sur un socle blanc, une coupole immense, et quatre minarets plus hauts que des tours de cathédrales ; tout cela, d’une tranquille pureté de lignes, d’une harmonie calme et supérieurement simple ; tout cela, de proportions colossales, et construit avec des blocs sans tache, à peine veinés d’un peu de gris pâle. […] Sous la coupole du milieu, la coupole de soixante-quinze pieds de haut, qui abrite le sommeil de la sultane, c’est l’excès de la simplicité superbe, le summum de la splendeur blanche » (« L'Inde sans les Anglais », La Revue des Deux Mondes, 1903).
Sources bibliographiques
• Gordon Johnson, Atlas de l'Inde, éd. du Fanal, 1995.
• « Les Mystères de l'Inde. Du Bouddha à Gandhi », L'Histoire n°278, juillet-août 2003.
• Valérie Berinstain, L'Inde impériale des Grands Moghols, éd. Gallimard (« Découvertes » n°320), 1997.
Les Indes, des origines à nos jours
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Osmane (21-01-2024 13:33:32)
Eclairage très interessant sur l'histoire de l'empire des Moghols très peu connu en Europe