Le 11 septembre 910, le duc d'Aquitaine Guillaume Ier, dit « le Pieux », cède un bout de lande à un groupe de douze moines bénédictins venus de Baume, dans le Jura.
L'endroit s'appelle Cluny. Situé non loin de la Saône, au nord-ouest de Mâcon, il est appelé à devenir une abbaye ; la plus illustre et la plus grande du monde occidental, en partie grâce à sa situation géographique, sur la ligne de partage du droit coutumier germanique et du droit écrit romain, de la langue d'oïl et de la langue d'oc, en partie aussi grâce aux privilèges dont elle a été dotée à sa naissance.
« C’est dans Cluny, fleur en l’An Mil de l’ordre bénédictin, exemple de pureté, ferment de dynamisme, que jaillit avec le plus de vigueur la sève de régénération », écrit joliment le grand historien Georges Duby (L'An Mil, Gallimard, 1980).
Richard Fremder vous raconte la naissance de Cluny et son prodigieux rayonnement :
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La charte de la nouvelle abbaye a été rédigée deux ans plus tôt, en 909, aux assises de Bourges, en présence de l'archevêque de cette ville ainsi que de nombreux seigneurs et prélats, dont les évêques de Nevers et de Clermont, sous le règne du roi carolingien Charles le Simple.
Elle stipule que Guillaume, comte d'Auvergne, de Velay, de Mâcon, de Bourges et Duc d'Aquitaine, soucieux du salut de son âme, cédait aux apôtres Pierre et Paul, autrement dit à Rome, sa « villa de Cluni et toutes possessions attenantes : villages et chapelles, serfs des deux sexes, vignes et champs, prés et forêts, eaux courantes et fariniers, terres cultivées et incultes », à charge pour Bernon, abbé de Baume et de Gigny en Jura, co-signataire de la charte, d'y fonder un monastère.
Cette charte, modèle de prévoyance et de lucidité politique, comporte quatre clauses capitales :
– le strict respect de la règle de saint Benoît (alternance du travail et de la prière...),
– l'exemption de toute sujétion temporelle, de la part des rois et des seigneurs ainsi que spirituelle, de la part des évêques, hormis celle du pape,
– la garde des apôtres Pierre et Paul et la défense du souverain Pontife,
– l'obligation expresse de s'adonner avec le zèle le plus ardent « selon l'opportunité et les possibilités du lieu, aux oeuvres quotidiennes de la miséricorde envers les pauvres, les indigents, les étrangers, les voyageurs ».
Signature de Guillaume Ier et de son épouse au bas de la Charte de la fondation de Cluny (BnF, Collection de Bourgogne, volume 76, n°5)
En stipulant que les moines éliront librement leur abbé et ne relèveront que de la juridiction du pape, la charte octroyée par le duc Guillaume fait oeuvre révolutionnaire.
Dite « immunitaire » par le fait qu'elle échappe à l'arbitraire seigneurial, l'abbaye bourguignonne va très vite se développer et rayonner dans tout l'Occident. Elle devient le centre d'une congrégation, c'est-à-dire d'un ensemble d'abbayes-filles dont les abbés obéissent à celui de Cluny.
Des moines issus de Cluny relèvent de nombreux monastères en déconfiture, comme Saint-Benoît-sur-Loire ou Saint-Maur-des-Fossés, et en créent de nouveaux. On recense dès le XIIe siècle plus de 1450 communautés clunisiennes en Europe, avec un total de dix mille moines. Cluny même en compte 80 à son apogée, au XIe siècle, non compris les frères convers employés aux tâches domestiques.
Le 9 janvier 1097, dans une lettre adressée à l'abbé Hugues de Cluny, le pape Urbain II écrit : « La congrégation clunisienne, pleinement imprégnée du charisme divin, brille comme un autre soleil sur la Terre, et c'est pourquoi il convient particulièrement de lui appliquer aujourd'hui la parole jadis prononcée par Dieu : "Vous êtes la lumière du monde" ». Ces derniers mots avaient été adressés par le Christ à ses apôtres. On ne saurait donc imaginer plus bel éloge que d'assimiler Cluny à ceux-ci.
L'abbaye de Cluny est plusieurs fois reconstruite et agrandie.
Cluny III, troisième église abbatiale, édifiée entre 1088 et 1225 dans le style gothique, s'enorgueillit d'être même la plus grande église de la chrétienté médiévale (longueur : 187 mètres, largeur de la nef principale : 40 mètres, hauteur de la nef : 30 mètres). Cette église et le reste de l'abbaye seront presque entièrement livrés aux démolisseurs au cours de la Révolution française.
La grandeur de Cluny et son rôle majeur dans la naissance et le développement de l'Europe moderne doivent beaucoup à la qualité de ses premiers abbés. Chacun désigne son successeur de son vivant. Hugues est le premier abbé élu par l'ensemble des moines.
Dès avant l'An Mil, ces abbés inspirent les papes et les grands de ce monde. Parmi eux, Odon, successeur de Bernon, Mayeul, Odilon et Hugues qui eurent tous une grande longévité.
Odon, issu d'une famille noble de Touraine, est à la fois un ascète et un homme d'action. Moine à Baume quand Bernon en était l'abbé, Odon arrive à Cluny avec sa bibliothèque personnelle. Elle compte cent volumes, ce qui est beaucoup pour l'époque.
Odon a appris le latin dans Virgile et la musique avec saint Rémi d'Auxerre. La musique a joué un rôle primordial dans sa vie et lui-même a défini pour des siècles le chant sacré clunisien et sa tonalité particulière. Écrivain prolifique, il a rédigé un abrégé du traité de Grégoire le Grand sur le livre de Job : les Collationnes ainsi que des psaumes, une Vie de saint Géraud, des sermons, un poème de 5500 vers en sept chapitres sur l'histoire du monde, etc... Il dénonce avec éloquence l'esprit d'orgueil et de luxure, selon lui à l'origine de tous les maux.
Odon appuie de tout son prestige la royauté en guerre contre les féodaux. Il réforme avec énergie de nombreux monastères en déshérence. En mars 931, le pape l'autorise à placer ces monastères sous son autorité.
C'est ainsi que Cluny affirme sa primauté sur de nombreux monastères et d'innombrables prieurés tels Romainmôtier, Saint-Géraud d'Aurillac, Charlieu, Fleury, Saint-Benoît-sur-Loire... Les donations affluent et l'ordre prospère. « Il [Odon] mit tant de zèle à propager la règle que, de la province de Bénévent jusqu’à l’Océan, tous les monastères les plus considérables que comptaient l’Italie et la Gaule eurent le bonheur d’être soumis à son autorité », écrit un chroniqueur de Cluny (L'An Mil, Georges Duby). Tandis que Rome sombre dans le vice et la violence, le prestige de Cluny s’accroît et les donations affluent.
Mais tandis que s'accroît le prestige de Cluny, Rome sombre dans le vice et la violence. Odon doit se rendre à Rome à trois reprises pour arbitrer les querelles entre Albéric, homme fort de la Ville éternelle, et son gendre Hugues, roi des Lombards.
Mayeul, originaire de Forcalquier, en Provence, étudie au monastère de l'Ile-Barbe, sur la Saône, au nord de Lyon. Il entre à Cluny où il devient d'abord armarius (bibliothécaire) puis archiviste et défenseur des biens de l'abbaye.
Il est élu abbé en 954 après le bref abbatiat d'Aymar. Mayeul enrichit l'institution et étend son rayonnement à l'ensemble de l'Occident. On lui doit l'achèvement de la deuxième église abbatiale, commencée par l'abbé Aymar.
En 972, Mayeul est pris en otage par les Sarrasins établis à La Garde-Freinet, près de l'actuel port de Saint-Tropez, dans le massif des Maures. Aussitôt, les guerriers de Provence s'unissent derrière le comte Guillaume II pour délivrer le moine. Par la même occasion, ils chassent les musulmans de Provence.
L'impératrice Adélaïde et Othon 1er le Grand, son mari, lui confient la réforme des grands monastères en terre d'empire : Ravenne, Pavie, Payerne, Parme. Refusant la tiare papale, Mayeul reste, à la mort d'Othon 1er, l'ami et le conseiller d'Othon II puis d'Othon III. Il est aussi très proche de Gerbert d'Aurillac, qui deviendra pape sous le nom de Sylvestre II.
Mayeul meurt en 994, à 84 ans. Sa dépouille, inhumée d'abord au Puy-en-Velay puis transférée à Souvigny, jusqu'à la Révolution, sera l'objet d'une dévotion fervente.
Le successeur de Mayeul, Odilon, a 29 ans tout juste quand il devient abbé. Il contribue plus qu'aucun autre abbé à l'expansion de l'ordre clunisien. Celui-ci devient une véritable puissance politique et, bien sûr, spirituelle.
Comme ses prédécesseurs, Odilon fait son possible pour limiter les guerres féodales. Il instaure la « trêve de Dieu ». Par cette convention, les seigneurs s'abstiennent de combattre pendant un certain nombre de jours consacrés à Dieu, en général du mercredi au lundi.
Il institue aussi une fête destinée à la commémoration de tous les fidèles défunts, le 2 novembre.
L'abbé, diplomate affirmé, se montre aussi proche des humbles. Pendant une terrible famine, en 1006, il vend ses ornements et se fait lui-même mendiant parmi les mendiants.
Hugues de Semur a 25 ans quand il succède à Odilon, en 1049. Cluny atteint son apogée sous son abbatiat, exceptionnel en durée comme en réalisations.
Comme ses prédécesseurs, Hugues voyage beaucoup, conseille les grands et s'entremet dans leurs querelles. Il lance aussi la construction de la grande abbatiale en style gothique.
Il est à la pointe de la grande réforme grégorienne qui adoucit les moeurs féodales de l'Occident chrétien et impose l'indépendance de l'autorité spirituelle vis-à-vis du pouvoir séculier, celui des seigneurs et des souverains.
Le principal promoteur de cette réforme majeure est un moine de Cluny, Hildebrand, élu à la papauté sous le nom de Grégoire VII.
Le pape Urbain II poursuit et approfondit la réforme grégorienne. Né à Châtillon-sur-Marne sous le nom d'Odon de Lagery, il séjourne à Cluny avant d'être lui-même élu pape.
L'abbé Hugues assiste à l'entrevue mémorable du pape Grégoire VII et de l'empereur allemand Henri IV, à Canossa. Il est aussi auprès du pape Urbain II quand celui-ci vient en France en 1095 pour prêcher la première croisade.
À la mort de ce sixième abbé, en 1109, Cluny peut se flatter d'avoir changé l'Église et l'Occident.
Le climat change après l'abbé Hugues. Son successeur Pons, mauvais gestionnaire, se voit surnommer « l'indigne abbé Pons ». Il est excommunié et emprisonné en 1122, alors même que le Saint Siège est empêtré dans la Querelle des Investitures.
Après lui est élu Pierre de Monboissier, abbé jusqu'à sa mort en 1156 sous le nom de Pierre le Vénérable. C'est le dernier des grands abbés de Cluny. Il ne peut empêcher l'ordre de se scléroser dans le confort cependant que monte l'étoile des cisterciens, l'ordre concurrent de saint Bernard de Clairvaux, qui se veut autrement plus austère et vertueux.
La suite est un lent et irrésistible déclin. À l'époque de la première Renaissance, Jacques d'Amboise, abbé de Cluny (1485-1510), fait construire au coeur de Paris, sur les anciens thermes gallo-romains, un somptueux pied-à-terre. Cet hôtel des abbés de Cluny abrite aujourd'hui le musée national du Moyen Âge.
Sous la Révolution, l'abbaye est complètement désaffectée et l'immense abbatiale de saint Hugues livrée à la pioche des démolisseurs. Ses restes, offerts aux touristes, tracent encore la trace de son ancienne majesté.
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Voir les 4 commentaires sur cet article
DESCHAMPS (30-07-2020 18:10:56)
Ayant visité plusieurs fois Cluny, le style de la construction n'est pas gothique mais plutôt roman "finissant". Ce style n'a pas fait école, sauf à Paray-le-Monial et dans certaines églises bour... Lire la suite
Michel Dupré (07-09-2010 12:44:59)
Les 12 moines fondateurs étaient issus des abbayes de Beaume-les-messieurs et de Gigny-sur-Suran dans le Jura.
Jean-Claude Soum (11-09-2006 09:53:53)
A propos du texte sur Cluny, fort intéressant, il convient d'ajouter que c'est sur l'invitation très précise de Guillaume d'Aquitaine que sont venus à Cluny douze moines des abbayes bénédictines... Lire la suite