Aucun homme n'a connu dans l'Histoire moderne une gloire comparable à celle de Napoléon Ier. L'historien Jean Tulard rappelle qu'il se publie à son sujet, depuis sa mort, dans le monde, en moyenne un livre par jour !
Son destin, aussi foudroyant que celui d'Alexandre le Grand, s'est accompli en moins de vingt ans, de son départ pour l'armée d'Italie (1796) à celui pour Sainte-Hélène (1815). De même qu'Alexandre a fondé un nouveau monde sur les dépouilles de la Grèce classique, il a déclenché des secousses telluriques qui ont donné naissance à notre monde. Cela sans l'avoir voulu...
Dès 1793, les jacobins (gauche révolutionnaire) s'étaient mis en tête de donner à la France ses « frontières naturelles » (sur le Rhin) et de renverser les « tyrans ». Jeune général victorieux, Bonaparte surgit quand la Révolution s'épuise à vouloir préserver ses conquêtes. Premier consul, il rétablit la paix tant intérieure qu'extérieure et parachève l'oeuvre de la Révolution.
Mais l'Angleterre, qui ne tolère pas l'annexion d'Anvers, son débouché commercial sur l'Europe, va fomenter pas moins de cinq coalitions contre la France pour l'obliger à renoncer à ses « frontières naturelles ». Devenu Empereur des Français, Napoléon n'aura de cesse de leur résister, jusqu'à Waterloo.
Le nouvel Alexandre
Issu de la petite noblesse corse, le futur Empereur des Français est le deuxième d'une fratrie de huit enfants qui, tous, plus tard, accèderont aux plus hautes destinées. Il quitte à neuf ans son île. Après trois mois au collège d'Autun, il entre avec une bourse à l'École militaire de Brienne-le-Château. Cinq ans plus tard, c'est l'École militaire de Paris dont il sort en 1785 à la 42e place sur 58. Peut mieux faire.
Lieutenant d'artillerie, médiocre cavalier, ses ambitions le portent vers l'écriture (il se rêve en écrivain) et la Corse, qu'il veut libérer. Il ne se détachera de celle-ci qu'en juin 1793, quand sa famille en sera chassée par son idole, le chef nationaliste Pascal Paoli.
Quelques mois plus tard, étant entré dans les bonnes grâces d'Augustin Robespierre, le jeune frère de l'Incorruptible, il est invité à remplacer au pied levé le commandant de l'artillerie au siège de Toulon. Il assure la prise de la ville le 19 décembre 1793 et ce succès lui vaut à 24 ans le grade de général de brigade. Son destin est dès lors tracé. Ce sera la France !
Après la chute de Robespierre et une brève disgrâce, le jeune homme se fait une nouvelle fois remarquer par ses talents d'artilleur en canonnant une manifestation de royalistes sur les marches de l'église Saint-Roch, à Paris. Cela lui vaut le surnom méprisant de « général Vendémiaire ». Mais grâce à l'entregent de sa maîtresse Joséphine de Beauharnais, proche du Directeur Barras, il obtient en mars 1796 le commandement de l'armée d'Italie.
Dès lors, ses succès militaires, de Lodi à Rivoli, magnifiés par ses soins, vont donner naissance à sa légende. « Bonaparte vole comme l'éclair et frappe comme la foudre », dicte-t-il par exemple aux rédacteurs qui transmettent les bulletins militaires aux journaux de tout le pays.
Il couronne son triomphe avec le traité de Campoformio dont il dicte lui-même les conditions à l'Autriche. Sans état d'âme, il livre la vénérable République de Venise à son ennemie pour faire accepter à cette dernière la cession de la rive gauche du Rhin à la France. Établi dans le palais de Mombello, à Milan, il redessine la carte de l'Italie et multiplie les « républiques-soeurs » de la France, y compris aux dépens des États pontificaux.
Bonaparte clôt la Révolution
Quand Bonapart revient en France le 5 décembre 1797, sa renommée l'a précédé. La rue Chantereine, où il vit avec Joséphine, est rebaptisée rue de la Victoire. Lui-même se fait élire à l'Institut. Au milieu des réceptions fastueuses, il se distingue par sa tenue modeste. Mais le gouvernement du Directoire apparaît encore solide et il est trop jeune pour devenir Directeur. Alors, faute de perspective, il se laisse convaincre par Talleyrand de prendre le commandement d'une expédition en Égypte, en vue de couper la route des Indes aux Anglais. L'idée le séduit.
Il prépare l'expédition dans le plus grand secret, pour échapper à la flotte anglaise de la Méditerranée commandée par Nelson. Le 1er juillet 1798 il débarque à Alexandrie avec 300 navires et 54 000 hommes (dont 167 savants). Le 21 juillet, il vainc les Mamelouks qui dirigent le pays (« Soldats, songez que du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent ! »). Mais le 1er août 1798, sa flotte est surprise et détruite à Alexandrie par Nelson. Prisonnier de sa conquête, Bonaparte entreprend de la réformer comme il a réformé l'Italie. Elle aboutit à un échec cinglant mais dont l'opinion ne prend guère conscience, trompée par la distance, l'exotisme et le ton grandiloquent des bulletins militaire. Abandonnant l'expédition à son sort, Bonaparte débarque à Fréjus le 8 octobre 1799 et regagne Paris.
Il trouve un gouvernement à bout de souffle et un pays aux abois. L'invasion menace. D'aucuns songent à un rétablissement de l'Ancien Régime, en la personne de Louis XVIII, frère et héritier du roi Louis XVI. L'abbé Sieyès prend les devants et convainc Bonaparte de réformer le gouvernement. C'est ainsi qu'est établi le Consulat par le coup d'État du Dix-Huit Brumaire (9-10 novembre 1799).
Devenu Premier consul avec des pouvoirs très étendus, Bonaparte peut fièrement proclamer devant le Sénat : « Citoyens, la révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie » (15 décembre 1799).
Ne nous méprenons pas sur le sens de ces mots : ils signifient non pas qu'on tournerait le dos à la Révolution mais au contraire que la Révolution a achevé son oeuvre et qu'on peut désormais s'appuyer sur celle-ci pour construire l'avenir. De fait, le jeune Corse va consolider ses acquis : l'égalité de tous devant la loi, la liberté de conscience, la liberté d'entreprendre... Il valide aussi les transferts de patrimoines qu'elle a occasionnés (ventes de biens nationaux).
Il mène enfin à leur terme des réformes qui imprègnent encore notre société et notre manière de vivre. Il promulgue le Code Civil, pacifie les relations entre l'État français et l'Église catholique en signant avec le Saint-Siège un Concordat qui durera jusqu'en 1905 (il est encore en vigueur en Alsace-Lorraine). Il fonde la plupart des grandes institutions actuelles : préfets, Conseil d'État, Université, Banque de France, École polytechnique, Légion d'Honneur, etc. Il lance aussi de grands travaux à Paris dont beaucoup ne seront achevés que sous le règne de Louis-Philippe Ier : la colonne de la Grande Armée (ou colonne Vendôme), le Temple de la Gloire (aujourd’hui église de la Madeleine), les arcs de triomphe du Carrousel et de l’Étoile, la Bourse, le percement de la rue de Rivoli, etc.
Tout cela a été rendu possible par le renforcement de l'État et de l'autorité du Premier consul. L'opinion publique est sévèrement contrôlée par le ministère de la Police générale, dirigé par le redoutable Joseph Fouché. À partir du 17 janvier 1800, seuls treize journaux sur 70 sont autorisés à Paris. Ils ne seront plus que quatre à la fin de l'Empire, tous à la dévotion de Napoléon. Cela ne suffit pas à désarmer les opposants, tant à droite, avec les royalistes qui espèrent le retour de la monarchie, qu'à gauche, avec les jacobins. Le 24 décembre 1800, comme le Premier consul se rend à l'Opéra, son escorte est meurtrie par un attentat à la voiture piégée (le premier de l'Histoire) dans la rue Saint-Nicaise. C'est l'occasion pour Bonaparte et Fouché de décapiter à la fois les oppositions jacobine et royaliste.
Sur les frontières plane encore la menace d'une deuxième coalition européenne. Elle est brisée dans un même élan à Marengo et Hohenlinden. Le Premier consul en profite pour consolider les « Républiques-sœurs » qui entourent la France, à commencer par la République cisalpine (Milan), qu'il rebaptise italienne. Constatant la faillite de la République helvétique « une et indivisible », il donne à la Suisse une structure confédérale qui va perdurer pour l'essentiel jusqu'à nos jours. L'outremer, toutefois, ne lui réussit pas. Au fiasco égyptien s'ajoute le fiasco de l'expédition de Saint-Domingue, qui aboutira à l'indépendance d'Haïti. Les Français ne lui en tiennent pas rigueur et sont surtout sensibles au rétablissement de la paix en Europe, consacré par la paix d'Amiens avec l'Angleterre.
Treize ans après l'ouverture des états généraux, la Révolution française peut se croire sauvée. Elle n'a plus d'ennemis déclarés à l'extérieur et conserve ses conquêtes antérieures. À l'intérieur, la paix civile et religieuse est de retour. Le sénatus-consulte du 6 floréal An X (25 avril 1802) accorde une amnistie générale et permet le retour des émigrés. Le pays repart sur des bases solides grâce à l'énergie réformatrice du Premier consul. Brève illusion. La guerre va reprendre à l'instigation de l'Angleterre, entraînant Bonaparte et la France dans une fuite en avant aux accents épiques...
Bonaparte devient Napoléon
Tout bascule en 1802 :
« Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul déjà, par maint endroit,
Le front de l'empereur brisait le masque étroit » (Victor Hugo, Les Feuilles d'automne, 1831).
Fort de ses succès, Bonaparte se sait toutefois vulnérable. L'attentat de la rue Saint-Nicaise le lui a montré. Pour ne rien arranger, la guerre menace de reprendre. Il choisit donc de pérenniser son pouvoir. Suite au plébiscite du 2 août 1802, le sénatus-consulte du 16 thermidor An X (4 août 1802), aussi appelé « Constitution de l'An X », fait de lui un consul à vie et lui donne qui plus est le droit de désigner son successeur !
À l'extérieur, le Premier consul consolide les conquêtes de la France sur la rive gauche du Rhin et resserre les liens avec les petits États d'Allemagne et la Suisse. La Diète de Francfort, qui réunit des représentants de toutes les principautés allemandes, vote le 25 février 1803 un recès (terme qui désigne une décision de la Diète) par lequel elle réduit de 360 à moins de 80 le nombre d'États du Saint Empire romain germanique. C'est la ruine des traités de Westphalie de 1648 qui avaient divisé l'Allemagne pour le plus grand profit de la France ! À cet émiettement, Bonaparte préfère un nombre restreint de principautés inféodées à Paris. Aux représentants de la Suisse, le Premier consul impose par ailleurs le 25 février 1803 la signature d'un Acte de médiation qui met fin aux errements de la période révolutionnaire.
Mais très vite, l'horizon s'assombrit. Les rapports avec l'Angleterre se tendent lorsque celle-ci refuse d'évacuer Malte comme convenu. Les Français, de leur côté, s'installent sans façon à Anvers, irritant les Anglais qui regardent ce port flamand comme essentiel à leur prospérité. De provocation en provocation, on en arrive à un ultimatum de Londres, le 26 avril 1803, exigeant des Français l'évacuation de la Hollande et de la Suisse. Les ambassadeurs sont rappelés et le 22 mai 1803, la France déclare officiellement la guerre à l'Angleterre. Tous les Anglais présents sur le sol français sont aussitôt arrêtés.
Afin de pourvoir aux besoins de la guerre à venir, le Premier consul vend la Louisiane aux jeunes États-Unis. Il fait une croix également sur l'île de Saint-Domingue, qui s'est insurgée suite au rétablissement de l'esclavage et a arraché son indépendance sous le nom de Haïti.
Les Anglais, en attendant de réunir une coalition contre la France, réveillent l'agitation royaliste dans le pays même avec le concours du chef chouan Georges Cadoudal, associé au général Charles Pichegru. Ils sont arrêtés en janvier 1804 avant de passer à l'action. Mais Napoléon Bonaparte ne s'en tient pas là. Pour terroriser les royalistes, il fait enlever un prince du sang, le jeune duc d'Enghien, qui n'y est pour rien, et le fait exécuter dans les fossés de Vincennes.
Pour mettre fin aux espoirs de restauration monarchique et éviter le retour de la guerre civile, Napoléon décide par un singulier paradoxe de fonder une quatrième dynastie (après les Mérovingiens, les Carolingiens et les Capétiens). C'est chose faite avec le sénatus-consulte du 18 mai 1804 qui établit un Empereur sans abolir formellement la République : « Article premier. Le gouvernement de la République est confié à un empereur, qui prend le titre d'Empereur des Français... »
La cérémonie du sacre, le 2 décembre 1804, médiatise l'acte législatif. Le moment fort est le serment prêté par le nouvel Empereur, par lequel celui-ci s'engage à préserver en particulier les conquêtes de la République et les transferts de biens nationaux. C'est à ce prix que les anciens révolutionnaires acceptent son élévation au trône (note). Le pape Pie VII valide et sanctifie la mascarade par sa présence, avec l'espoir d'obtenir un arrangement sur des Articles organiques impunément ajoutés par Bonaparte au texte du Concordat. Le petit Napoleone Buonaparte devient Napoléon Ier à 35 ans, maître de la première puissance mondiale, un scénario que nul n'aurait jamais imaginé !
Mais il n'est plus temps de rêver. Les Anglais ont formé une troisième coalition avec la Russie, la Suède, Naples et l'Autriche. À défaut d'avoir eux-mêmes une armée à même de se battre sur le continent, ils financent les dépenses de guerre de leurs alliés au prix d'un très lourd endettement (c'est la « cavalerie de Saint-Georges » selon les Français, en référence au saint patron de l'Angleterre). Dans un premier temps, le nouvel Empereur songe donc à envahir l'Angleterre, une première historique depuis Guillaume le Conquérant ! Il réunit à cet effet son armée à Boulogne-sur-mer, lance la construction de milliers de bateaux et attend que sa flotte de guerre, alliée à la flotte espagnole, puisse dégager la Manche.
Cependant, en août 1805, l'Autriche envahit sans déclaration de guerre la Bavière, alliée de la France. Sans plus attendre, Napoléon Ier change d'objectif. Son armée des côtes de l’Océan prend le nom de « Grande Armée » le 11 fructidor an XIII (29 août 1805) et se dirige sans plus attendre vers la Bavière à marches forcées.
Les soldats parcourent 40 km par jour avec un barda de 40 kg sur le dos. Pas étonnant qu'ils en viennent à se qualifier de « grognards ». S'ensuivent les victoires d'Ulm et d'Austerlitz, le jour anniversaire du sacre, qui brisent la troisième coalition. Mais dans le même temps, la flotte franco-espagnole a été anéantie par l'amiral Nelson devant le cap Trafalgar, près de Cadix. Napoléon perd tout espoir d'envahir l'Angleterre.
La Prusse, jusque-là restée en dehors du conflit, forme une quatrième coalition avec l'Angleterre et la Russie, à l'instigation de la reine Louise, épouse du pâlichon Frédéric-Guillaume III de Hohenzollern.
Mal lui en prend. Elle est défaite à Iéna le 14 octobre 1806. Dans la ville, le philosophe Friedrich Hegel, qui a vu à sa fenêtre passer l'Empereur à la tête de son armée, en a été très impressionné. Il a cru discerner dans son épopée « la fin de l'Histoire » (il aura le temps de s'apercevoir de son erreur) : « J'ai vu l'Empereur, cette âme du monde, sortir de la ville pour aller en reconnaissance », écrit-il.
Après cela, Napoléon fait une entrée triomphale à Berlin le 27 octobre. Le mois suivant, le 21 novembre 1806, par le décret de Berlin, il organise le Blocus continental et interdit à tous les États du continent de commercer avec l'Angleterre. Il y voit la seule manière de briser celle-ci sans mesurer ses conséquences militaires.
La Russie est à son tour défaite à Friedland, le 14 juin 1807 (anniversaire de Marengo) après une bataille indécise et particulièrement sanglante dans la neige d'Eylau (8 février 1807). Le jeune tsar Alexandre Ier (32 ans) scelle la paix avec l'Empereur des Français à Tilsit le 7 juillet 1807et promet d'appliquer le Blocus continental destiné à affamer l'Angleterre, toujours en guerre. Les souverains prusses se résignent à leur tour et signent la paix à Tilsit également le surlendemain.
Mais la logique du Blocus continental va conduire l'Empire napoléonien à sa perte en l'obligeant à annexer de proche en proche tous les États récalcitrants. Cela commence avec le Portugal, allié de l'Angleterre. Napoléon conclut avec le Premier ministre espagnol Godoy le traité de Fontainebleau du 22 avril 1807 par lequel les deux alliés se disposent à occuper le Portugal. Sans trop de mal, Junot entre à Lisbonne le 30 novembre 1807. Mais les Espagnols supportent mal le passage des troupes françaises et leur roi Charles IV est un idiot dont la querelle avec son fils Ferdinand met en péril l'alliance franco-espagnole.
Faute de mieux, Napoléon oblige l'un et l'autre à renoncer au trône et place sur celui-ci son propre frère Joseph. Il s'ensuit un soulèvement général du peuple espagnol contre les Français et, plus grave que tout, une armée française capitule à Bailén face aux rebelles le 19 juillet 1808. C'est la première défaite de la France et elle est le fait de va-nu-pieds !
Napoléon tente d'oublier ses déboires au congrès d'Erfurt (1808), devant un « parterre de rois », essentiellement des princes allemands ainsi que le tsar. Mais Talleyrand, son ancien ministre des Relations Extérieures, devenu grand chambellan, prend conscience de l'impasse dans laquelle s'engage l'Empereur. À défaut de pouvoir l'en convaincre, il complote avec le tsar !
Là-dessus, l'Autriche profite des déboires de l'Empereur en Espagne pour reprendre les armes et former une cinquième coalition. Mais elle est vaincue de justesse à Wagram le 6 juillet 1809 et doit se soumettre. L'empereur Joseph Ier accepte que sa fille l"archiduchesse Marie-Louise épouse son ennemi. Elle lui offrira l'héritier qu'il n'avait pu obtenir de sa première épouse Joséphine. L'horizon s'assombrit néanmoins. L'Empereur s'empâte et vieillit.
Face à des rébellions qui se multiplient sur le Continent, il n'est plus tout à fait le maître du jeu. En 1812, menacé par la concentration des troupes russes à la frontière polonaise, il entraîne la « Grande Armée » en Russie. La suite est connue. C'est la retraite de la Bérézina, la défaite de Leipzig face à l'Europe des Nations coalisées et la campagne de France, ultime baroud d'honneur.
La France, assagie, signe le premier traité de Paris avec les vainqueurs, cependant que tous les diplomates européens se retrouvent au Congrès de Vienne pour redessiner la carte du continent.
Pour la première fois de son existence, Napoléon, exilé sur l'île d'Elbe, entre la Corse et l'Italie, prend une initiative que rien ne nécessitait : il rentre en France et reprend le pouvoir à la surprise de tous. Cet épisode des « Cent-Jours » se terminera à Waterloo et aboutira à un second traité de Paris, beaucoup plus pénalisant que le premier pour la France. Ce sera aussi le début de la Légende.
Grâce à son art de la mise en scène, Napoléon a donné à ses triomphes et à ses échecs une dimension épique que l'on peut seulement comparer à l'épopée d'Alexandre le Grand. Les artistes sont requis pour peindre l'Empereur et ses campagnes militaires sous leur meilleur jour, sans trop d'égard pour la vérité. À preuve le célèbre portrait de Bonaparte franchissant le Grand Saint-Bernard par David qui le montre en grand uniforme sur un cheval fougueux, au lieu de la triste équipée en redingote sur une mule. Des parades militaires à la frappe des monnaies, tout concourt à la propagande.
Le petit Corse qui a appris le français au collège d'Autun devient très vite un maître du langage. Il dicte lui-même les bulletins de ses campagnes militaires en les agrémentant de magnifiques formules. Ces Bulletins de la Grande Armée sont lus en chaire, dans les écoles, dans les théâtres. Ils exaltent les jeunes gens ainsi que le racontera le poète Alfred de Vigny (Servitude et grandeur militaires, 1835). Ils sont aussi lus sur la place des villages par le garde-champêtre et jusque dans les familles (voir ci-dessous la peinture de propagande de Louis-Léopold Boilly, non dénuée d'humour avec un amoureux qui se soucie assez peu des victoires de l'Empereur). Ce sont à vrai dire des fake-news avant l'heure : « Menteur comme un bulletin » avaient coutume de dire les grognards (Jean Tulard).
Un projet évanescent
Napoléon Ier a porté jusqu'à Moscou les idées de la Révolution et du siècle des « Lumières ». Par ses conquêtes, il a révélé les Nations à elles-mêmes pour le meilleur et pour le pire (Italie, Égypte, Espagne, Pologne, Allemagne, Russie). Il a renversé le vieil empire germanique et abattu la féodalité en introduisant outre-Rhin le Code Civil et les réformes administratives issues de la Révolution. Il a aussi émancipé les juifs européens et les a sortis des ghettos. Ce faisant, à son corps défendant, il a renforcé le pouvoir des gouvernements allemands sur leurs sujets et préparé l'unification de l'Allemagne du Nord.
Il a relevé le nom de l'Italie et engendré un nationalisme italien. Pour cette raison, « l'Italie aime et a toujours aimé Napoléon », assure l'historien Luigi Mascilli Migliorini. Par opportunisme, il aussi relevé temporairement la Pologne, effacée de la carte en 1795, sous le nom de Grand-duché de Varsovie. Les Polonais lui en sont reconnaissants même s'il a évité de rendre son nom au pays pour ne pas froisser ses susceptibles voisins.
En 1811, poussé par le besoin de sécuriser ses conquêtes, il en est venu à régner sur une France de 130 départements, qui poussait ses ramifications jusqu'aux îles de la Frise et de la côte dalmate.
Il fut aussi roi d'Italie avec Milan pour capitale, médiateur de la Confédération helvétique, protecteur de la Confédération du Rhin.
Joseph, frère aîné de Napoléon, était roi d'Espagne, son frère Jérôme roi de Westphalie, son beau-fils Eugène de Beauharnais vice-roi d'Italie, le maréchal Murat, son beau-frère, roi de Naples, le maréchal Bernadotte héritier du trône de Suède...
C'était la « France-Europe » selon l'expression de Mme de Staël ! Une construction fragile et éphémère.
L'Amérique latine profita de la guerre menée par les Français en Espagne et au Portugal pour s'émanciper. Quant à l'Angleterre, ennemie héréditaire de la France, elle bâtit sa puissance à venir sur la défaite de celle-ci.
Et l'on ne saurait oublier que le monde arabe sortit d'une léthargie de plusieurs siècles suite à la malheureuse expédition d'Égypte.
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De 1809 à 1812, Napoléon Ier dirige de près ou de loin toute l'Europe à l'exception notable de l'Angleterre et de la Russie... Mais les résistances prennent de l'ampleur à mesure que s'accroît sa puissance : paysans espagnols, tyroliens et napolitains ; bourgeois des grands ports et des villes industrielles qu'irritent le « Blocus continental ».
L'Empereur des Français est amené à sévir et, pour imposer sa volonté, ne trouve souvent rien de mieux que d'annexer les territoires récalcitrants à l'Empire français. C'est ainsi que celui-ci en vient à compter 130 départements en 1811, avec 750 000 km2 et 45 millions d'habitants.
Les ailes du destin
Ce destin prodigieux n'était en rien prévisible.
Doté d'un immense pouvoir d'entraînement sur les hommes et de qualités intellectuelles exceptionnelles (capacité d'analyse, mémoire...), Napoléon Bonaparte a aussi bénéficié d'une chance peu commune.
Empereur, il gouverne d'une main de fer la France et ses vassaux. C'est un dictateur à l'antique, qui fonde son autorité sur un relatif consensus bien plus que sur la terreur comme les dictateurs du XXe siècle.
Devant le Conseil d'État, il affiche une démarche très rousseauiste : « Je veux gouverner les hommes comme le plus grand nombre veut l'être. C'est là, je crois, la manière de reconnaître la souveraineté du peuple. C'est en me faisant catholique que j'ai fini la guerre de Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j'ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais le peuple juif, je rétablirais le temple de Salomon. »
Tout part de lui et tout remonte à lui. Il dicte à ses secrétaires des missives innombrables et comminatoires à l'adresse des préfets, généraux et souverains affidés. Ainsi que le rappelle Jean Tulard, sa correspondance représente pas moins de vingt-huit volumes de six cents pages.
L'application de ses ordres est toutefois entravée par la lenteur des communications, malgré l'apparition du télégraphe. Pour y suppléer, l'Empereur s'oblige à de perpétuels déplacements, accompagné de son secrétariat et de son cabinet (en dix ans de règne, il séjourne moins de trois ans à Paris).
Pragmatique avant tout, Napoléon Ier eut le mérite de se laisser guider par les événements, dans une période de grands bouleversements, ainsi qu'il le confie lui-même pendant son exil de Sainte-Hélène : « J'avais beau tenir le gouvernail, quelque forte que fût la main, les lames subites et nombreuses l'étaient bien plus encore, et j'avais la sagesse d'y céder plutôt que de sombrer en voulant y résister obstinément. Je n'ai donc jamais été véritablement mon maître ; mais j'ai toujours été gouverné par les circonstances... ».
Porté par son art de la guerre et son ambition conquérante, l'officier corse a su par ailleurs gagner le soutien de la bourgeoisie avec une politique intérieure conservatrice et tout entière au service des possédants, depuis le serment de ne pas remettre en cause les ventes de biens nationaux jusqu'à la relégation des femmes dans le rôle d'épouse et de mère en passant par la création du livret ouvrier.
Malheureusement pour lui, il n'a pu arrêter à temps sa fuite en avant. Quand il y a songé en 1810-1811, après son mariage avec Marie-Louise, il était déjà trop tard. Lui-même avait perdu une partie de son énergie d'antan, se laissant aller à des siestes fréquentes, engraissant, prenant du temps auprès de sa jeune épouse... cependant que ses adversaires, qui ne toléraient pas son hégémonie, préparaient assidûment leur revanche.
La face sombre de l'Empereur
Napoléon Ier apparaît aussi comme un être critiquable à maints égards.
Son insensibilité à la douleur humaine, son ascétisme et son peu d'appétence pour les plaisirs de la vie, la bonne chère et les femmes, le rapprochent de Robespierre, qu'il servit d'ailleurs avec zèle dans sa jeunesse. Corse et méditerranéen, il était très attaché à sa mère mais par ailleurs nourrissait une forme de mépris pour les femmes. Chateaubriand l'avait déjà perçu dans ses Mémoires d'Outre-tombe : « Les femmes, en général, détestaient Bonaparte comme mères ; elles l’aimaient peu comme femmes, parce qu’elles n’en étaient pas aimées : sans délicatesse, il les insultait, ou ne les recherchait que pour un moment. » Aussi n'attendons pas de lui qu'il renverse le courant antiféministe amorcé à l'automne 1793 par la gauche robespierriste. Se prévalant du droit romain, il inscrit dans le Code civil de 1804 le fameux article 213 : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ».
On reproche aussi à Bonaparte le rétablissement de l'esclavage en 1802 dans les dernièrs colonies françaises. Pouvait-il faire autrement ? Il n'y avait guère qu'en Guadeloupe que l'esclavage avait véritablement été aboli par la Convention en 1794. Étendre son abolition aux autres îles à sucre et en particulier à la Martinique, que venait de restituer l'Angleterre, c'était compromettre la paix signée deux mois plus tôt avec celle-ci. Toujours pragmatique, Bonaparte a choisi le moindre mal (peut-être eut-il pu aussi maintenir les choses en l'état ; sans rétablir l'esclavage en Guadeloupe mais en le conservant dans les autres îles ?).
Son ambition, ou plutôt son entêtement à vouloir maintenir les conquêtes de la Révolution, a eu un coût élevé qui lui a valu le surnom de « l'Ogre » : au total environ neuf cent mille morts du fait de sa confrontation aux coalitions successives, qui se sont ajoutés aux morts des guerres révolutionnaires (note). On pourrait surtout lui reprocher sa reconquête du pouvoir après son premier exil sur l'île d'Elbe (les « Cent Jours »). Elle n'avait aucune chance de succès et laissa la France amoindrie, le second traité de Paris la privant de nouveaux territoires et lui infligeant une très lourde indemnité de guerre.
Ces critiques et bien d'autres (ce qu'il a fait à Jaffa, exécution du duc d'Enghien…) ont été formulées dès 1814 et même avant par le royaliste Chateaubriand ou encore le libéral Benjamin Constant. « Ce qui est singulier avec Napoléon, c'est que les débats changent avec le temps, note l'historien Pierre Branda (Le Point, 2 mars 2021). Ce que l'on critique aujourd'hui faisait souvent l'unanimité autrefois, tandis que bien des polémiques qui existaient de son vivant se sont quasi-éteintes. » Ainsi du génie militaire du vainqueur d'Austerlitz que personne ne songe aujourd'hui à contester mais que l'inénarrable Chateaubriand s'était autorisé à nier avec un rare sens du ridicule : « Napoléon fut un grand gagneur de batailles, mais hors de là, le moindre général est plus habile que lui » (De Buonaparte et des Bourbons). Cela dit, dans la profusion de caricatures qui fleurissent autour de sa personne après Waterloo, nul ne songe à lui reprocher le rétablissement de l'esclavage. Il est vrai que lui-même, pendant les Cent-Jours, avait interdit la traite.
Napoléon n'en demeure pas moins un homme d'État exceptionnel, un personnage fascinant et une source d'inspiration inépuisable pour les historiens, les romanciers et les cinéastes.
Bibliographie
Les ouvrages sur l'Empereur sont légion, les plus complets étant ceux de Jean Tulard. On peut lire en particulier Napoléon, les grands moments d'un destin (Fayard), qui décrit les nombreux moments où le destin de l'Empereur a failli basculer.
Pour qui recherche une biographie agréable à lire et solidement argumentée, celle de Jacques Bainville vaut le détour. Simplement intitulée Napoléon, elle est constamment rééditée en collection de poche.
Pour une approche critique de Napoléon Ier, on peut lire avec délectation la Vie de Napoléon (livres XIX à XXIV des Mémoires d'Outre-tombe), par Chateaubriand, également réédité en collection de poche.
À noter plus près de nous la biographie pleine de fraîcheur de l'historien italien Luigi Migliorini.
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Voir les 13 commentaires sur cet article
Bernie (04-12-2023 19:21:49)
Félicitations pour l'excellence, notamment picturale, de cet article.
Rédaction d'Hérodote (15-08-2019 19:18:31)
Arverne (15-08-2019 18:01:46)
Après avoir lu pas mal d'ouvrages historiques sur le sujet je m'interroge vraiment : Napoleon n'était-il pas avant tout corse : -par les péripéties (non épuisées historiquement et juridiqu... Lire la suite