Le prince Charles Maurice de Talleyrand-Périgord, tel un personnage sorti des pages des romans de la cour des rois, est un homme d’esprit, amoureux des plaisirs et du beau sexe. Il incarne l'art de vivre aristocratique au siècle des Lumières.
Mais derrière cette apparence brillante se cache un individu cynique et corrompu, doué d'une intelligence supérieure. C’est aussi le meilleur diplomate qu'a jamais eu la France !
Il a trahi tous les régimes qu'il a servis, mais jamais les intérêts supérieurs de l'État. À qui lui faisait reproche de sa versatilité, il répondait : « Je n'ai jamais abandonné un régime avant qu'il ne se fût abandonné lui-même ».
Évêque agnostique, il soutient la Révolution sans état d'âme, installe Bonaparte au pouvoir, complote contre l’Empereur qui refuse d'écouter ses conseils de modération, et vouera le reste de sa vie à replacer la France au cœur de l'échiquier européen.
Le « diable boiteux », ainsi nommé en raison de son pied-bot, a une réputation peu flatteuse, à tort et à raison. Mais il restera dans les annales de l'Histoire comme un homme politique brillant et controversé, dont les manœuvres et les intrigues ont marqué le destin de la France pendant de nombreuses années.
Siècle des Lumières, siècle des bouleversements
C'est en l'année 1754, où naquit également Louis XVI, que vint au monde le jeune Charles-Maurice, héritier de la grande famille des Talleyrand-Périgord. Destiné, selon les coutumes de l'époque, à embrasser une carrière militaire, il n'eut pourtant pas l'occasion de prouver ses talents sur le champ de bataille.
Depuis la mort de Louis XIV, la France jouit d’une paix relative, à l'abri des invasions derrière de solides frontières. À la Cour de Versailles et dans les salons parisiens, elle développe une civilisation raffinée qui fait l'admiration de l'Europe.
« Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1780 n’a pas connu le plaisir de vivre », confiera sur le tard Talleyrand à François Guizot. C’est le témoignage d’un privilégié, octogénaire, nostalgique de sa « belle époque », mais également une vérité correspondant à la réalité.
Louis XV règne sans aimer son métier de roi ni la guerre qui en fait partie. L’armée est déconsidérée, on enrôle les plus pauvres, avec tous les « déchets de la société », maraudeurs et vauriens. À la porte des jardins et autres lieux publics, on lit cet écriteau : « Ni chiens, ni filles, ni laquais, ni soldats » (note). Notion de patrie dévaluée, philosophie antimilitariste, opinion souvent défaitiste.
Talleyrand se serait-il contenté de faire la « guerre en dentelle » ? Aurait-il démérité comme le prince de Soubise qui se ridiculise à Rossbach, pendant la guerre de Sept Ans ? À moins que son ambition et sa famille ne le poussent à égaler le maréchal de Saxe, notre dernier grand chef militaire, mort en 1750. Le sort en décide autrement.
Dans ses Mémoires posthumes, Talleyrand conte l’accident. Laissé en nourrice par ses parents, à quatre ans, il tombe d’une commode et restera boiteux à vie. Sur ce handicap, d’autres versions existent : un pied-bot de naissance, une malformation génétique... Aujourd'hui, l’enfant aurait été vite et bien opéré.
Intelligent, jouisseur et stratège
Quoiqu’il en soit, cette infirmité le marque. Ses portraits, en pied ou en buste, affichent sa raideur extrême. Équipé de sa pesante chaussure orthopédique, impossible de faire une carrière digne des Talleyrand-Périgord dans l’armée ! Le voilà destiné à la prêtrise.
La famille a des relations, son oncle est coadjuteur de l'archevêque de Reims. Le temps venu, il prendra sa place. Malheureusement, le jeune homme n’a pas de vocation religieuse. Heureusement, ce n’est pas si important à l’époque.
Louis XVI, très pieux, refusera en ces termes à Marie-Antoinette de placer son protégé, Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse : « Il faudrait au moins que l’archevêque de Paris crût en Dieu ! » Mais à Reims comme à Toulouse, ça ne choque guère. Le Siècle des Lumières n’est pas plus religieux que militaire, il est simplement « éclairé » par l’esprit des philosophes.
En attendant, à 16 ans et à contre-cœur, Charles Maurice entre pour trois ans à Saint-Sulpice. Le plus souple et le plus mondain des séminaires de l'époque lui apprend « le bon ton, les bonnes manières et le bon maintien » ; ce savoir-vivre lui restera toujours.
Il se distrait dans la bibliothèque en lisant avec avidité Voltaire, Montesquieu, Diderot et d’Alembert. Il se console aussi avec une actrice du Français rencontrée dans une église un jour de pluie. Il lui offre un coin de parapluie en échange d’un coin de paradis... Loin de s’en cacher, lui souvent si secret, va s’afficher avec la belle Dorothée.
Bachelier en théologie à 20 ans, Talleyrand est nommé sous-diacre et abbé commendataire de Saint-Denis de Reims avec 24 000 livres de rentes par an (le début de la fortune), grâce à l'intercession de son oncle coadjuteur. Il fait ses débuts dans le grand monde à l'occasion du sacre de Louis XVI à Reims. Puis poursuit et complète ses études à la Sorbonne tout en goûtant aux plaisirs raffinés des salons.
Ordonné prêtre à 24 ans, l'« abbé de Périgord », comme on l'appelle alors, devient agent général du clergé de France. Il s’initie aux mécanismes de la finance, découvre l’importance des biens de l’Église, les protège contre l’État surendetté et se fait des relations en haut lieu. Obligé de négocier avec le bas-clergé en révolte, il apprend aussi la diplomatie. Son habileté, son intelligence, toutes ses qualités sont reconnues par ses pairs.
Mais le « plaisir de vivre » passe par les plaisirs de la vie...
Il a entre autres une liaison avec la comtesse Adélaïde de Flahaut qui lui donne un fils, Charles de Flahaut.
Devenu général d'Empire, il séduira Hortense de Beauharnais, belle-fille et belle-sœur de Napoléon. Le couple aura un fils, le futur duc de Morny, demi-frère de Napoléon III.
Dans le parfum de scandale qui entoure le vibrionnant abbé de Périgord, entre libertinage et débauche, dettes de jeu et maîtresses, sa carrière au sein de l'Église est retardée.
Enfin, en 1788, à 34 ans, le voilà nommé évêque d’Autun par le roi. Pas si jeune que ça pour un Talleyrand-Périgord !
Certes, il y a plus mauvais sujet dans le genre ! Ainsi son ami Mirabeau, né avec un pied tordu, hydrocéphale, vérolé et débauché, qui fait la honte de sa noble famille et se retrouve en prison, trois ans au donjon de Vincennes. Mais lui n'est pas destiné à sauver les âmes !
Talleyrand, qui a su entrer dans les bonnes grâces du ministre Calonne, le convainc d'employer Mirabeau pour une mission secrète à Berlin... et profite de son absence pour courtiser sa maîtresse.
Mirabeau pressent la nature profonde de Talleyrand : « Pour de l'argent, l'abbé de Périgord vendrait son âme. Et il aurait raison car il troquerait son fumier contre de l'or ». Les deux compères ne vont pas se fâcher pour si peu.
Un sens politique aigu
Le ciel s'assombrit. Confronté au déficit abyssal des finances publiques, le roi se résout à convoquer les états généraux afin de voter de nouveaux impôts.
2 avril 1789 : Talleyrand est élu député du clergé d’Autun. C’est le début de sa carrière politique. Il quitte la Bourgogne et regagne Paris pour vivre la Révolution. Le 27 juin 1789, avec la majorité des députés du clergé, il rallie le tiers état. Par conviction ou opportunisme ? Disons, pragmatisme. Un trait de caractère déjà affirmé.
Sous l'Assemblée nationale constituante (1789-1791), il fait partie du camp majoritaire des royalistes constitutionnels, comme Mirabeau sitôt promu grand homme du moment. Un jour qu’il expose les qualités d’un président de l'Assemblée et dessine en fait son autoportrait, Talleyrand l'interrompt : « Il ne manque qu'un trait à ce que vient de dire Monsieur de Mirabeau : le président de l'Assemblée doit aussi être marqué de la petite vérole ! »
Talleyrand n’est pas aussi bon orateur que son ami, mais il a l’art de la formule. « Les droits des hommes étaient méconnus, insultés depuis des siècles ; ils ont été rétablis pour l’humanité entière, » déclare-t-il dans une Adresse solennelle aux Français, lue le 11 février 1790 à la tribune, à l'occasion de sa propre accession à la présidence de l'Assemblée.
Dans l’esprit des Lumières, il montre comme la Constituante a « tout détruit » – monarchie absolue, féodalité, privilèges, ordres – et « tout reconstruit » – souveraineté de la nation incarnée par l’Assemblée, citoyenneté, égalité de tous devant la loi et droits de l’homme.
Talleyrand lui-même a participé à cette reconstruction avec intelligence et pragmatisme. On lui doit en particulier un fameux Rapport sur l'Instruction Publique qui préconise « l'éducation universelle et obligatoire ! » (10, 11 et 19 septembre 1791). Il associe aussi son nom à l'abolition de la loterie royale, l'émancipation des juifs et la création d'un système unifié des poids et mesures.
Fort de son excellente connaissance des biens de l'Église, du fait de ses fonctions antérieures, l'évêque d'Autun suggère à l'Assemblée de les nationaliser. C'est chose faite le 10 octobre 1789. Le gouvernement peut de la sorte créer une monnaie papier gagée sur ces biens, les assignats.
Mais quid du clergé et de ses institutions sociales ? Mirabeau suggère que l'État lui-même les prenne en charge. 12 juillet 1790, il obtient le vote de la « Constitution civile du clergé ».
Évêques et curés, devenus des fonctionnaires rémunérés sur le budget public, doivent être élus par les citoyens, que ceux-là soient ou non de bons catholiques ! Le pieux Louis XVI hésite longuement avant de « sanctionner », autrement dit signer ce décret...
14 juillet 1790 : on retrouve Talleyrand en vedette à la Fête de la Fédération dont il a eu l’idée.
Le roi l'a chargé de célébrer la messe en tant qu’évêque d’Autun. Il n’en demandait pas tant, mais ça ne se refuse pas. Il a pris soin de répéter les gestes, vu qu’il ne les pratique pas souvent. « Par pitié, ne me faites pas rire ! » dit-il au jeune général de La Fayette qui parade sur l’estrade, toujours présent là où l’on peut gagner en popularité.
Heure solennelle : devant 300 000 citoyens au Champ de Mars, Louis XVI jure de respecter la Constitution. Le roi est-il sincère ? Talleyrand croit-il vraiment à cet acte symbolique ? En tout cas, chacun joue le jeu. L’émotion du public est à son comble. Le pays peut encore rêver à une monarchie constitutionnelle à l’anglaise.
Mais déjà le ver est dans le fruit à cause de la question religieuse.
En effet, deux jours après l'approbation de la Constitution civile du clergé est arrivée sa condamnation par Pie VI. Le pape refuse d'agréer les évêques élus par le peuple. En représailles, la Constituante exige des membres du clergé un serment de fidélité « à la nation, à la loi, au roi », dans les huit jours et sous peine de prison.
La moitié des curés s’y refusent, de même que tous les évêques, sauf quatre. Parmi ces quatre-là figurent Loménie de Brienne qui n’est toujours pas croyant en Dieu, et Talleyrand, qui ne l’est guère plus. L'évêque « jureur » d'Autun prête serment le 28 décembre 1790.
La guerre religieuse va durer dix ans, jusqu’au Concordat, qui sera habilement négocié par... Talleyrand, ministre de Bonaparte.
Talleyrand rompt avec la Révolution
En janvier 1791, Talleyrand démissionne de sa charge d’évêque. Bientôt menacé d’excommunication par Pie VI, il n’en a cure, pas plus que du jugement de l’Histoire : « Talleyrand, ci-devant noble, ci-devant prêtre, ci-devant évêque, avait trahi les deux ordres auxquels il appartenait », écrira Louis Madelin, historien contemporain.
Le terme infâmant de trahison reviendra souvent pour le condamner. De tous nos grands politiques, c’est le plus insensible à sa cote de popularité : « On dit toujours de moi ou trop de mal ou trop de bien ; je jouis des honneurs de l'exagération. » Il semble même stimulé par les critiques, justes ou injustes. Histoire à suivre.
Fin mars, Talleyrand se rend au chevet de Mirabeau. Celui-ci lui aurait alors dit ces mots prophétiques : « Mon ami, j’emporte avec moi les derniers lambeaux de la monarchie » (note). Il meurt le 2 avril 1791, épuisé par « les plaisirs de la vie » et couvert de dettes.
Le peuple prend le deuil de son grand homme qui a droit à des funérailles nationales et au Panthéon.
1er octobre 1791, quand l'Assemblée constituante (ex-états généraux) cède la place à l'Assemblée législative, avec un personnel renouvelé, chacun croit la Révolution terminée.
Comme annoncé par Mirabeau, les événements se précipitent. Louis XVI est renversé le 10 août 1792, après que le gouvernement a imprudemment entraîné le pays dans la guerre contre l'Autriche. C'est la fin d'une monarchie huit fois centenaire et l'avènement de la République. La Législative prématurément décédée cède la place à la Convention.
Mirabeau est alors dépanthéonisé quand on découvre dans une « armoire de fer », lors du pillage des Tuileries, sa correspondance avec le roi. Elle révèle qu’il vendait ses services au roi.
Talleyrand est aussi mis en cause par la fameuse armoire, en raison d'une lettre d'un tiers affirmant que l'ex-évêque souhaitait offrir ses services au roi. En conséquence de quoi, le 5 décembre 1792, un décret d’accusation est porté contre « le ci-devant évêque d’Autun » en tant qu’agent de l'ennemi !
Talleyrand n'a pas attendu d'être arrêté. Ayant abandonné son siège de député à la Constituante, il a trouvé à s'occuper avec des missions diplomatiques à Londres.
En août 1792, pressentant les drames à venir, il obtient du nouvel homme fort Danton, le ministre de la Justice, une nouvelle mission, cette fois pour convaincre l’Angleterre d’adopter le nouveau système français de poids et mesures auquel il a travaillé !
Coup double : il est rémunéré et peut se mettre à l'abri sans que son nom figure sur la liste des émigrés, compromettante pour l’avenir.
Mais à Londres, il est rejeté par les émigrés royalistes qui, eux, n’ont trahi ni la noblesse ni le clergé. D'autre part, il se trouve très vite à court d’argent. Enfin, il se voit sommé de quitter le territoire en vertu d'une nouvelle loi sur les étrangers en janvier 1794.
Il s'exile donc à contrecœur aux États-Unis d’Amérique, une jeune république riche de promesses et de liberté ! Libre de toute contrainte, il spécule sur les terrains, prospecte des forêts, projette de faire commerce avec l’Inde contre l’Angleterre. Il obtient chaque fois des ordres de mission dûment signés des banques européennes qui détestent la Révolution, de plus en plus menaçante pour l’ordre européen et les régimes en place.
Bref, il ne perd pas son temps, comprend l’importance de la géopolitique, se fait des relations internationales et s’enrichit, en attendant la fin de la tourmente révolutionnaire : « Les clubs et les piques tuent l’énergie, habituent à la dissimulation et à la bassesse et si on laisse contracter au peuple cette infâme habitude, il ne verra plus d’autre bonheur que de changer de tyran. » (Lettre à un ami anglais, Lansdowne, 3 octobre 1793). Phrase prémonitoire !
9-10 thermidor An II (27-28 juillet 1794) ! La chute de Robespierre convainc Talleyrand de revenir au bercail. A priori mal vu des hommes du Directoire, il use de ses relations avec Marie-Joseph Chénier (le frère du poète), Benjamin Constant (intellectuel engagé) et Germaine de Staël (leur amie) pour rentrer en grâce. Bien joué !
16 juillet 1797, à l’occasion d’un remaniement, avec le soutien du directeur Paul Barras, « le roi des pourris », le voilà ministre des Relations extérieures. Les gouvernements voisins sont rassurés par ce partisan affiché de l’équilibre européen et de la paix, cependant que ses collègues au pouvoir redoutent cet arriviste intrigant. Pour une fois, tout le monde a raison.
Il se charge des coups les plus tordus dans les missions les plus secrètes et recrute des écrivains experts en désinformation. Cela fait partie de son métier : « la diplomatie est la police en grand costume », dira Napoléon. Mais il tire aussi d'énormes profits personnels des commissions, pourboires et dessous de table lors des négociations avec les puissances étrangères.
Mais il met ce cynisme au service d'une conviction intime qui guidera sa politique étrangère toute sa vie : « Pour les États comme pour les individus, la richesse réelle consiste non à acquérir ou envahir les domaines d'autrui, mais à bien faire valoir les siens. On a appris que toutes les expansions territoriales (...) ne sont que des jeux cruels de la déraison politique, que des faux calculs de pouvoir, dont l'effet réel est d'augmenter les frais et l'embarras de l'administration, et de diminuer le bonheur et la sûreté des gouvernés pour l'intérêt passager ou la vanité de ceux qui gouvernent... La France doit donc rester circonscrite dans ses propres limites : elle le doit à sa gloire, à sa justice, à sa raison, à son intérêt et à celui des peuples qui seront libres avec elle » (note).
Le nouveau ministre entre en correspondance avec Bonaparte, l’homme dont on parle, général en chef à 26 ans, qui s’est illustré dans la campagne d’Italie et apprécie le talent de son futur partenaire, expert en flatterie intelligente...
Talleyrand et Napoléon : une séduction réciproque
Première rencontre des deux hommes, 6 décembre 1797. Étonnant aveu, si peu dans le genre de Talleyrand : « Au premier abord, Bonaparte me parut avoir une figure charmante ; vingt batailles gagnées vont si bien à la jeunesse, à un beau regard, à de la pâleur et à une sorte d’épuisement. »
De son côté, Bonaparte ne pourra bientôt plus se passer de Talleyrand, lui demandant son avis sur tout et tous : incroyable addiction de la part de ce leader-né !
3 janvier 1798, le ministre le reçoit rue du Bac, au siège de son ministère, à l'hôtel de Gallifet : bal somptueux en l’honneur de Joséphine, l’épouse chérie. Joignant l’utile au futile, Talleyrand lance l’idée d’une campagne d’Égypte pour contrer l’Angleterre commerçante en lui barrant la route des Indes. Doublement habile, il flatte le rêve oriental de Bonaparte tout en le détournant d’un projet fou, attaquer l’ennemi par la Manche ! Pour le Directoire, c’est aussi un moyen d’éloigner le trop populaire général.
La campagne d’Égypte se révèle un piège, mais le général s’arrange pour revenir en vainqueur à Paris, avec un seul but : conquérir le pouvoir. Talleyrand a compris que ce personnage exceptionnel va marquer l’Histoire. Il va l’y aider, pressentant le bénéfice considérable qu’il peut en tirer.
Première mission de confiance : organiser le coup d’État du 18 brumaire (9 novembre 1799) qui met fin au régime du Directoire et préparer le Consulat avec une Constitution sur mesure, donnant tout pouvoir au Premier Consul.
Talleyrand participe au complot avec l’abbé Sieyès et deux frères de Bonaparte. Entre chantage et corruption, il pousse Barras à démissionner de son poste de directeur, si habilement, qu’il garde la compensation financière prévue – l’enrichissement personnel est l’exercice où il excelle.
22 novembre 1799, le voilà à nouveau ministre des Relations extérieures. Il aurait préféré les Finances où ses compétences auraient servi la France, mais Bonaparte se méfie de son goût pour l’argent. Très vite, l'habile diplomate se rend indispensable et gagne des titres, des terres, de l’argent, beaucoup d’argent des États étrangers ; ce sont les « douceurs diplomatiques ».
Parmi ses premiers succès figure l'attribution de la présidence de la République cisalpine à Bonaparte. Elle est agréée par 418 notables italiens réunis en comices à Lyon en décembre 1800.
Pas d’État sans religion !
Sur un point, un seul, les deux hommes s’entendent miraculeusement : la politique religieuse. Dieu préoccupe peu l’évêque défroqué et le Corse est surtout superstitieux. Mais l'un et l'autre connaissent la sensibilité de la France sur cette question - cela vaut aujourd'hui encore, même avec la séparation des Églises et de l'État votée en 1905 !
Dénués de sens moral en politique, ils croient dur comme fer à l’importance morale de la religion pour le peuple. Bonaparte le répète à l’envi, en 1800 : « Comment avoir de l’ordre dans un État sans une religion ? », « Une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole ». Et Napoléon empereur confirmera : « Nulle société ne peut exister sans morale. Il n’y a pas de bonne morale sans religion. Il n’y a donc que la religion qui donne à l’État un appui ferme et durable. » On croirait lire Voltaire !
La Constitution civile du clergé, approuvée par Talleyrand en 1790, mais appliquée sous le signe de la Terreur en 1793-1794, a provoqué tragédies et massacres, notamment lors des guerres de Vendée. Il faut rétablir au plus vite la paix religieuse.
Le Premier Consul contacte le nouveau pape, élu en mars 1800 à Venise. Bonaparte veut consolider son régime après le coup d’État et mettre à son service l'Église catholique, encore très influente. Pie VII entend réunifier l’Église de France divisée en deux clergés, ce qui fait désordre aux yeux du monde chrétien.
Mais Bonaparte doit confirmer les évêques constitutionnels dans leur charge, pour rassurer les républicains et maintenir la balance égale entre les deux clergés, hérités de la Révolution. Insoluble ? Talleyrand est là pour négocier.
Parenthèse personnelle : relevé de l’excommunication et rendu à l’état laïc, Talleyrand peut épouser sa maîtresse, Catherine Worlee, dite Madame Grand, du nom de son premier époux.
Française née près de Pondichéry (Indes), Catherine Grand a près de quarante ans quand elle épouse Talleyrand. C'est encore une belle femme comme en témoigne le tableau de Gérard ci-dessous. Mais sa réputation de légèreté et surtout son esprit d'oiseau font les délices du tout-Paris. Le récit ci-dessous en fait foi. Il est tiré du Mémorial de Sainte-Hélène d'Emmanuel de Las Cases et raconte un dîner chez les Talleyrand avec Dominique Vivant-Denon, directeur du Louvre et chroniqueur de la campagne d'Égypte :
« Un jour M. de Talleyrand, partant pour son ministère, dit à Mme de Talleyrand qu’il lui ramènerait à dîner M. Denon, et qu’elle voulût bien s’efforcer de lui être agréable ; que le meilleur moyen d’y réussir serait de parcourir son ouvrage et de lui en parler, qu’elle le trouverait dans sa bibliothèque, à tel endroit, tel rayon. Mme de Talleyrand va prendre l’ouvrage qui fait ses délices, et se fait une joie d’en entretenir bientôt le héros. Aussi, à peine à table, elle dit à M. Denon, qu’elle avait soigneusement placé à côté d’elle, qu’elle venait de lire son livre, qu’il l’avait rendue tout à fait heureuse, et M. Denon de s’incliner ; qu’il avait parcouru de bien mauvais pays, et avait dû bien souffrir, et M. Denon de s’incliner encore ; qu’elle avait bien sincèrement partagé ses peines. Jusque-là tout allait à merveille ; mais mon ravissement, s’écria-t-elle, a été au comble, quand dans votre solitude, j’ai vu vous arriver le fidèle Vendredi ; l’avez-vous toujours ? À ces mots, M. Denon effaré, se penchant vers son voisin :
– Est-ce qu’elle me prendrait pour Robinson ? Et en effet, l’innocence de Mme de Talleyrand, ou la malice de la société de Paris, voulait qu’au lieu du Voyage d’Égypte, elle eût pris les Aventures de Robinson. »
Le Concordat est enfin signé (15 juillet 1801). Le pape reconnaît la République et renonce aux biens enlevés au clergé sous la Révolution.
De son côté, « le Gouvernement de la République française reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la plus grande majorité des Français ».
L'État garde la mainmise sur l'organisation de l'Église. Il s'engage à rémunérer les ministres du culte catholique et s'attribue la nomination des évêques. Le clergé doit aussi prêter serment de fidélité au Premier Consul.
Talleyrand suggère d’aller plus loin dans le gallicanisme, avec l’ajout des Articles organiques, « passeport » pour le texte devant les Assemblées.
Portalis, juriste et directeur des Cultes, rédige les 77 articles limitant le pouvoir du Saint-Siège sur le clergé national. L’infaillibilité pontificale est supprimée ; les protestants et plus tard les juifs (très minoritaires) seront tolérés ; le mariage civil et le divorce seront légalisés.
Pie VII proteste et ne signera pas ces articles. Qu’importe ! Ratifié par les Chambres le 8 avril 1802, le Concordat s’applique : ce compromis religieux règle les relations entre l’Église et l’État, jusqu’à la loi consacrant leur séparation, en 1905.
Talleyrand peut être satisfait : « Lorsqu’en 1801 Napoléon rétablit le culte en France, il a fait non seulement acte de justice, mais aussi de grande habileté. Le Napoléon du Concordat, c’est le Napoléon vraiment grand, éclairé, guidé par son génie. » C’est le diplomate et le politicien pragmatique qui s’exprime dans ses Mémoires.
L’histoire donnera raison aux deux hommes. Parler ici de trahison à propos de Talleyrand serait un contresens ou un anachronisme. Quant au Napoléon du Consulat, il fait la quasi-unanimité des contemporains comme des historiens : « Ces cinq ans de Consulat – l’une des plus belles pages de la plus belle des histoires, l’histoire de France. » (Louis Madelin, Histoire du Consulat et de l’Empire).
Le duo devient duel
Mais l’Empire est en germe sous le Consulat. Talleyrand le sait, le voit et ne peut rien, sinon protester, rédiger des notes, parler à bas bruit, ou se taire. De nombreuses scènes illustrent le duo-duel public ou secret, entre Talleyrand et Napoléon, deux personnages d’exception dans une période également exceptionnelle.
13 mars 1803 : au château des Tuileries, Bonaparte apostrophe l’ambassadeur d’Angleterre devant 200 témoins, le corps diplomatique pétrifié et le ministre des Relations extérieures, impassible, impuissant : « Vous voulez la guerre. Nous nous sommes battus pendant quinze ans. C’en est déjà trop. Mais vous voulez la guerre quinze années encore et vous m’y forcez ! Si vous armez, j’armerai aussi. »
Raison ou prétexte de cette fureur ? L’Angleterre n’a pas rempli toutes les conditions du traité de paix d’Amiens du 25 mars 1802, qui mettait fin aux guerres de la deuxième coalition. Elle refuse en particulier d’évacuer l’île de Malte.
Talleyrand, lucide, voit venir le pire : « Cette paix n’avait pas encore reçu sa complète exécution, qu’il jetait déjà les semences de nouvelles guerres qui devaient, après avoir accablé l’Europe et la France, le conduire lui-même à sa ruine. »
Le ministre tentera de minimiser la déclaration du 13 mars, en vain. Pour le diplomate, c’est un échec personnel et le « commencement de la fin » de ses relations politiques avec Napoléon. Profondément déçu, il le rendra responsable de la suite des événements, et plus particulièrement des quatre autres coalitions qui seront formées contre la France.
L’assassinat du duc d’Enghien va aggraver la mésentente entre les deux hommes. « N’ayant que trop bien reconnu, après cet attentat, ce dont ils étaient capables, ils se firent peur l’un à l’autre. Des deux parts, ils ne s’attendirent plus qu’à des perfidies, à des trahisons. » (Étienne Pasquier, préfet de police).
Dans les mois précédents, les attentats royalistes se multipliaient contre Bonaparte, au point que Paris était en état de siège : « L’air est plein de poignards ! » dit Fouché, ministre de la Police. Comme Talleyrand, il conseille de faire un exemple en arrêtant le « dernier Condé », même si le jeune duc n’est pas impliqué dans les complots.
Et Bonaparte décide seul et trop vite de son exécution. Après un simulacre de jugement, on parle d’assassinat, la nuit suivante, dans les fossés de Vincennes, le 21 mars 1804. « C’est pire qu’un crime, c’est une faute », dira Boulay de la Meurthe, conseiller d’État pourtant fidèle à Napoléon jusqu’à la fin. Mot parfois attribué à Talleyrand (par J-P Sartre) ou à Fouché (par Chateaubriand). À tort, ils l’ont inspiré l’un comme l’autre et ne sont pas du genre à s’en repentir!
Cette exécution sommaire émeut la France, indigne l’Europe et toutes les têtes couronnées se ligueront contre l’empereur – là est « la faute ». Mais les royalistes se rallieront majoritairement à Napoléon. En cela, il a bien joué et Talleyrand l’a bien conseillé. Une action qui leur sera pourtant éternellement reprochée (...).
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Voir les 7 commentaires sur cet article
Fra (27-08-2023 16:51:22)
Il faut lire la biographie de Emmanuel de Waresquiel,de 2006 qui est la plus récente et de loin la meilleure
Consultez aussi le site des amis de Talleyrand
Sabrina (20-07-2020 14:32:50)
Merci pour cet article, précis et vivant, qui explique les nuances et les complexités de Talleyrand et de son siècle.
MECHANT REAC (13-02-2018 10:14:30)
Bonjour, je croyais que le "Diable Boiteux" était né un 2 février ?