Charles Quint est une figure paradoxale de l’Histoire. Son nom circule çà et là, mais généralement les Français ne savent plus bien pourquoi. Ici on parle du grand adversaire de François Ier, là de l’homme qui régnait sur « un empire où le soleil ne se couchait jamais ».
Au-delà de ces images aussi prestigieuses que floues, tirées des manuels scolaires et qui s’adressent davantage à notre imaginaire, il n’est souvent pas aisé pour les lecteurs de tracer les contours de cette personnalité et de rappeler ses motifs de gloire. Qui était donc ce Charles Quint, éternel antagoniste de « l'Hercule » de la Renaissance (dico), dont la mémoire s’est perpétuée en dépit de l’ignorance des Français ?
Passons donc les Pyrénées, les Alpes, la Meuse ou le Rhin, et nos voisins espagnols, italiens, belges et allemands seront tous ébahis de la méconnaissance dont souffre le souverain dans l’Hexagone. Et pour cause : Charles Quint a régné sur tous ces peuples, ce qui expliquera en partie – et en partie seulement, car nombreux sont les rois oubliés par la postérité – que son souvenir soit toujours vivace chez eux.
La France, en parallèle, vivait alors sous le règne de François Ier, le vainqueur de Marignan, le prince des arts, le plus célèbre de nos rois entre Saint Louis et Louis XIV. Cette concomitance étouffe dans les consciences françaises la grandeur de l’empereur étranger, que les serviteurs de François Ier en son temps puis l’école républicaine aux XIXe et XXe siècles se sont employés à gommer pour mieux défendre les prétentions de suprématie « naturelle » de la France sur l’Europe et le monde.
Charles Quint a en effet toujours été vu comme un ennemi de la France, un adversaire à abattre, de son vivant comme après sa mort. Ses possessions, ses ambitions et sa politique entraient en contradiction directe avec les projets et la propagande de la France. Pourtant, ce souverain n’était ni un orgueilleux intrigant, ni un conquérant forcené.
Tous les témoignages s’accordent à décrire l’homme comme une figure sérieuse et paisible, au tempérament conciliant, soucieux de négocier pour régler ses affaires plutôt que de recourir à la force ou à la contrainte comme un monarque absolu. D’apparence, ce sentiment général de pondération était conforté par un habillement austère, tout en nuances de noir, et un faciès fortement marqué par le prognathisme héréditaire des Habsbourg, qui donnait à Charles Quint l’air franchement bête – il ne pouvait même pas joindre ses lèvres correctement.
Qu’est-donc qui fit tant peur à la France dans cet homme à l’allure de bec-en-sabot consanguin ? La réponse tient en trois choses : ses possessions, qui recouvraient une grande partie de l’Europe et de l’Amérique, faisant de l’empereur une superpuissance avant la lettre et une menace directe pour l’hégémonie économique et militaire qui est celle de la France à la fin du Moyen Âge ; un contentieux familial et personnel avec la dynastie française, à laquelle Charles Quint était apparenté ; enfin ses ambitions d’ordre politique et religieux, qui visaient notamment à ressouder les différents pays d’Europe dans un projet de gouvernance commune sans équivalent avant l’Union européenne.
Charles Quint aura vécu pour réaliser un grand rêve : instaurer l’unité chrétienne à travers un empire universel. Dans son ouvrage, Le rêve brisé de Charles Quint, 1525-1545 : un empire universel ? (2022, éd. Perrin), l’archiviste-paléographe Guillaume Frantzwa analyse ce dessein politique inédit en Europe depuis Charlemagne. Il raconte avec brio comment ce projet a commencé à prendre forme. Dans une première étape, Charles Quint va d’abord réussir à écarter la France en se faisant élire empereur du Saint Empire au détriment de François Ier puis en remportant la victoire de Pavie en 1525, qui lui permet de surcroît de capturer le monarque français… Si rien ne semble s’opposer à sa puissance durant la décennie suivante, cette phase va ensuite laisser la place à une forme de déliquescence à partir de 1540. Charles Quint doit alors résoudre la crise religieuse qui ravage l’Allemagne mais aussi repousser les assauts de l’empire ottoman, mater les colonies américaines rétives aux réformes de la métropole et contenir les velléités de retour au premier plan de la France. Très documenté, ce livre fournit nombre d’informations et d’analyses qui permettent de mieux comprendre la situation actuelle du continent européen.
Un rejeton gâté par sa famille
Le premier grand motif d’inquiétude de la France, avant même de parler des projets politiques de Charles Quint en tant que tel, tenait à son héritage.
Par une stratégie matrimoniale intelligente couplée au hasard de plusieurs décès prématurés, les ancêtres de l’empereur ont fait converger vers sa personne les territoires, les peuples et les enjeux de quatre dynasties distinctes, provenant de trois régions différentes de l’Europe médiévale, mais dont les intérêts se sont entremêlés jusqu’à nouer au-dessus du berceau de Charles Quint les intérêts de la plus grande partie du sous-continent.
Il serait tentant de parler d’une naissance prédestinée au vu des événements, car le petit prince, né le 24 février 1500, devient dès son plus jeune âge le plus grand héritier de l’époque.
Les parents de Charles Quint sont issus de grandes lignées, riches et prestigieuses, dont l’histoire détermine d’emblée certains aspects majeurs de la diplomatie future de l’empereur, contraint de se couler dans un héritage non seulement matériel mais aussi intellectuel et géopolitique.
Le père est Philippe le Beau, né en 1478, fils de Maximilien Ier de Habsbourg, archiduc d’Autriche, seigneurs de nombreuses provinces et villes réparties de la Rhénanie aux marges de l’Italie, empereur du Saint Empire Romain Germanique (dico) enfin, et de Marie de Bourgogne, unique héritière de Charles le Téméraire, dernier duc de Bourgogne et seigneur des Pays-Bas, qui à cette époque englobent les actuels Pays-Bas et la Belgique.
Du côté paternel donc, Charles Quint se voit déjà gratifié d’un important patrimoine – manque la Bourgogne annexée par la France au décès du dernier duc en 1477 – qui fait de lui une force majeure de l’espace allemand et un grand voisin au nord-est de la France.
Cette première ascendance amène cependant son lot de rivalités latentes : l’annexion de la Bourgogne est toujours un sujet pendant entre les Habsbourg et la France, en dépit de son ancienneté relative, et de surcroît la couronne impériale est élective, le jeune Charles Quint devra donc se battre le moment venu s’il veut maintenir la préséance de sa famille.
Philippe le Beau meurt en 1506, laissant d’emblée son héritage à son fils – sous tutelle de son grand-père Maximilien – tandis que son épouse, Jeanne la Folle, tombait en dépression chronique sous le coup du chagrin et perdait la raison.
Cette dernière est également une dame de haut parage, fort riche et dépositaire d’une culture et d’une stratégie familiale.
Née en 1479, elle est le troisième enfant – et l’aînée de ceux qui arriveront à l’âge adulte – de la reine Isabelle de Castille et du roi Ferdinand d’Aragon, deux chefs d’État mariés en bonne et due forme mais dont les royaumes, recouvrant l’Espagne entière, n’ont jamais été réunis en droit.
L’œuvre commune de ces deux souverains jaloux de leur autorité respective est d’avoir achevé la Reconquista (dico), c’est-à-dire l’expulsion des musulmans et la reconquête du sud de la péninsule ibérique envahie par les Arabes au VIIIe siècle, mais regagnée après la chute du royaume de Grenade en 1492. Cet exploit leur valut le surnom de « Rois Catholiques », attaché depuis à tous les rois d’Espagne. À ce fait d’armes s’ajoutent les propres buts de chacun des deux royaumes.
La Castille, au lendemain de la prise de Grenade, a poussé son avantage en conquérant des bastions sur les côtes du Maghreb, et a découvert l'Amérique dès 1492. Dans ce Nouveau Monde, l'Espagne a entamé une politique de colonisation dans les Caraïbes, l'objectif étant encore à cette époque de trouver une route pour atteindre les précieuses denrées de l'Inde sans intermédiaire, une quête que le Portugal voisin poursuit également depuis un siècle en cherchant à contourner l'Afrique.
L'Aragon, de son côté, manœuvre pour se forger un petit empire maritime en Méditerranée, ayant pris le contrôle du double royaume de Sicile et de Naples au XVe siècle. De ce côté de l'Europe, la couronne de Naples s'accompagne d'une rivalité à la France, qui a elle-même des prétentions d'héritage sur cette partie de l'Italie, cause de la grande descente de Charles VIII jusqu'à Naples en 1494 avec une imposante armée qui plonge la botte dans le chaos pour de longues années et inaugure le long conflit des guerres d'Italie (1494-1559).
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Charles Quint réunit entre ses mains l'héritage immense de son grand-père Maximilien Ier. Il inclut d'une part les États héréditaires de la famille des Habsbourg, essentiellement en Autriche et dans le bassin du Danube, d'autre part des titres et des possessions plus ou moins précaires ou honorifiques. Il hérite par ailleurs de l'héritage espagnol de ses grands-parents maternels, y compris de leurs possessions d'outre-mer en Amérique comme en Asie (Philippines), de sorte que l'on dira de lui qu'il règne sur « un empire où le soleil ne se couche jamais »...
La marche au pouvoir
Charles Quint est élevé à Gand par sa tante paternelle, Marguerite d'Autriche, qui gouverne en son nom les Pays-Bas en attendant la majorité du jeune prince (la France doit à Marguerite le « royal monastère » de Brou, chef d'oeuvre du gothique flamboyant).
Celui-ci grandit donc dans un cadre protégé, mêlant la langue française et le flamand, tout imprégné des rites et de la littérature de l'ancienne cour de Bourgogne, dont le plus grand symbole est le célèbre Ordre de la Toison d'Or.
Les Pays-Bas forment ainsi la patrie de cœur de Charles Quint et l'espace où il se familiarise avec l'exercice du pouvoir avec le premier titre de duc de Bourgogne – un titre qu'il revendique toute sa vie, niant ainsi l'annexion de sa « patrie » ancestrale par la France en 1477.
Un peu plus tard, le jeune homme prend possession de ses différents royaumes espagnols à la mort de son grand-père Ferdinand en 1516. Ce dernier administrait l'ensemble des couronnes ibériques en son nom propre pour l'Aragon, et au nom de sa fille démente pour la Castille. Jeanne la Folle étant incapable de gouverner, Charles Quint est dès lors dans l'obligation de se rendre en Espagne, où l'attendent de surcroît ses nombreux frères et sœurs : l'aînée Éléonore (Charles Quint n'est que le deuxième-né), Isabelle, Ferdinand, Marie et enfin Catherine.
Ce royaume bipartite ouvre de nouveaux horizons au jeune roi, que l'on appelle désormais Charles d'Espagne. Il découvre une contrée bien différente du plat-pays flamand, mieux éduquée, plus passionnée également, mais où son manque d'expérience cause très rapidement de nombreux mécontentements dans la population et les élites.
À l'arrivée du jeune roi, le renvoi brutal du Premier ministre, le cardinal Cisneros, frappe l'intéressé d'une crise cardiaque – scandale et consternation à la cour –, tandis que les postes-clés du gouvernement sont rapidement dévolus à des Flamands. La fronde agite d'autant plus le peuple lorsqu'en 1519 le deuxième grand-père du roi, l'empereur Maximilien, décède à son tour.
S'ouvre alors la compétition internationale pour remporter le trône de l'Empire germanique, et Charles puise amplement dans les ressources de l'Espagne pour jouer cette délicate partie d'échecs.
La contestation va jusqu'à se muer en révolte ouverte, avec le soulèvement des Comunidades, les municipalités, en 1520-1521, épisode réprimé fermement mais dont le roi tire la leçon, en adoptant des pratiques de gouvernement que l'on pourrait qualifier de bureaucratiques, beaucoup moins liées aux intrigues de la cour, tout en accordant une bien meilleure attention à l'ensemble de ses peuples. Pour l'heure cependant, la première force à convaincre pour préserver l'héritage familial est celle des princes allemands.
L'élection au trône impérial attire les principaux monarques de l'Europe : outre le petit-fils du défunt empereur, l'Empire est disputé par l’Électeur de Saxe, l'un des plus importants princes allemands, ainsi que par les rois François Ier de France et Henri VIII d'Angleterre. Le conseil des sept électeurs de l'Empire est alors au centre de toutes les convoitises, les concurrents employant aussi bien la propagande que la corruption pour gagner des voix. Henri VIII est rapidement distancé par les prétendants continentaux, plus riches et mieux représentés en Allemagne.
Concurrent moins redoutable car peu fortuné, l’Électeur de Saxe, à qui le pape a accordé sa préférence en espérant le pousser à renvoyer Martin Luther, « père » du protestantisme dont les célèbres thèses rejetant l'autorité abusive de Rome avaient été publiées en 1520, doit se retirer à son tour devant la quantité ahurissante d'or venue de France et d'Espagne. François et Charles sont les seuls dirigeants ayant les reins assez solides pour soutenir leurs prétentions, étant l'un et l'autre à la tête des plus riches royaumes de l'époque.
François Ier, le plus puissant souverain d'Europe, cherche à prendre le trône de l'Empire pour trouver une légitimation symbolique à sa domination de fait sur la chrétienté depuis la bataille de Marignan en 1515. Il vise ainsi à couronner une ambition de prééminence poursuivie par la France depuis vingt-cinq ans.
Pour ce faire, le roi Très-Chrétien grève son trésor par de lourds emprunts, de manière à abreuver les électeurs d'un total de 1,5 tonnes d'or, mais également afin de lever une petite armée pour faire peser une menace militaire sur la ville de Francfort, où se tiennent traditionnellement les élections impériales. La troupe est commandée par Franz von Sickingen, un chevalier brigand du Rhin habitué des coups de main de ce genre.
Toutefois, Charles d'Espagne et sa famille sont loin de rester inactifs. Marguerite d'Autriche, usant de l'influence développée pendant sa vingtaine d'années de régence aux Pays-Bas, active ses réseaux de clients, d'espions et de diplomates pour découvrir combien la France distribue aux électeurs et quels sont ses plans militaires. Fort de ces informations, les Habsbourg recourent à la banque des Függer, la plus grosse entreprise financière de l'époque, pour monter un habile dispositif.
La dynastie autrichienne promet ainsi deux tonnes d'or aux électeurs et à Sickingen, mais avec une astuce : les lettres de change utilisées pour la délivrance des sommes ne seront payables par les Függer que sous réserve que Charles soit bien élu empereur. Alléché par ces nouvelles promesses d'argent, plus élevées d'un tiers par rapport aux pots-de-vin français déjà empochés, le conseil des électeurs aussi bien que le capitaine mercenaire font le choix de la gourmandise.
Charles est élu empereur à l'unanimité, prenant dès lors le titre de Charles Quint – ce mot venant de la numérotation latine quintus, c'est à dire « le cinquième ». Le nouveau « César », Charles V du « Saint Empire romain de la nation germanique » (Heiliges Römisches Reich Deutscher Nation ou empire d'Allemagne pour faire court) est en effet le cinquième empereur Charles depuis Charlemagne.
Il commence dès lors à forger sa légende, déployant des trésors d'énergie pour affirmer son autorité sur un empire éclaté : les industrieuses cités des Pays-Bas d'un côté, les royaumes espagnols conquérants d'un autre, et enfin l'Empire germanique en proie aux divisions et aux querelles permanentes.
La France se trouve au milieu de cet assemblage de territoires, et voit très vite d'un mauvais œil la nouvelle configuration géopolitique qui fait d'elle une nation encerclée par un même souverain sur la plupart de ses frontières. En s'endettant afin de remporter l'élection impériale, François Ier ne cédait pas qu'à sa seule ambition, il entrevoyait aussi les conflits futurs et craignait de se retrouver pris entre le marteau et l'enclume. De tout cela, l'empereur est très conscient lui-même, affirmant dès 1519 à sa tante Marguerite « C'est la chose que les François plus désirent que de séparer, desjoindre et divider d'ensemble les forces et puissances de nos Maisons et d'Espaigne, d'Autriche et de Bourgogne ».
Le basculement des guerres d'Italie
Lorsque Charles Quint prend possession de ses différents biens, il se trouve dans une période de paix précaire. La France s'est lancée à corps perdus dans les guerres d'Italie en 1494, dans le but de s'emparer de Naples et de lancer la reconquête de l'Orient sur les musulmans, puis en 1498 pour s'emparer de Milan, que Louis XII revendiquait comme un héritage.
Depuis cette époque cependant, les objectifs et les adversaires ont évolué : l'immixtion du royaume des lys dans la péninsule italienne, mosaïque de principautés indépendantes et souvent rivales, a aussitôt mis en branle une bonne part de l'Europe, soucieuse de ne pas laisser la « superpuissance » française augmenter encore ses forces et ses territoires en faisant tomber un à un ces États secondaires mais terriblement orgueilleux et comploteurs.
Les principautés italiennes – à commencer par la papauté, Venise, Florence, le duché de Milan et Gênes – ainsi que l'empereur Maximilien et le roi Ferdinand d'Aragon avaient dès lors intrigué férocement et monté de multiples coalitions tantôt pour chasser les Français, tantôt pour rebattre les équilibres locaux au gré des circonstances, sans qu'aucun accord durable n'ait pu réellement être trouvé.
Quand Charles Quint devient roi puis empereur, l'Italie est en paix suite à la bataille de Marignan, où François Ier et son allié du moment, Venise, sont parvenus à écraser leurs ennemis et se sont partagé la domination sur l'Italie du nord. Nul n'a osé reprendre la lutte depuis lors.
L'élection impériale de 1519 change donc complètement la donne, en plaçant la France sous la menace unifiée d'un seul grand monarque, suffisamment fort pour envisager à nouveau de bouter les Français hors d'Italie. Cependant, si l'on change de point de vue, la présence du grand royaume de France au cœur de l'empire de Charles Quint ne pouvait que représenter une indubitable faiblesse, une menace pour la cohésion et la sécurité de ses possessions. Devant des intérêts si contraires, la rivalité entre la France et les Habsbourg ne peut que mener à un nouvel affrontement.
Un prétexte indirect fournit l'occasion de croiser le fer dès 1521, avec un conflit frontalier en apparence minime concernant la suzeraineté sur le petit royaume de Navarre, à cheval sur les deux versants des Pyrénées et dont le roi s'est rangé parmi les vassaux de la France alors que l'Espagne occupe la partie sud de ses terres. De cette querelle insignifiante découla cependant une nouvelle guerre d'échelle européenne, la Sixième guerre d'Italie, impliquant plusieurs fronts sur la frontière nord de la France, en Guyenne, en Provence.
Pris au dépourvu mais inventif, François Ier chercha à desserrer la tension autour de son royaume en ramenant le conflit sur le terrain italien, dans le but de renouveler le précédent de la bataille de Marignan et de rétablir son rang de première puissance du continent. Ses armées passèrent les Alpes à l'automne 1524 et entreprirent de conquérir le duché de Milan, d'où elles avaient été chassées au début de la guerre. Les forces de Charles Quint s'enfermèrent dans la ville stratégique de Pavie en attendant des renforts, supportant un siège de plusieurs mois que François Ier et ses hommes ne parvinrent pas à remporter à temps.
Lorsqu'une armée impériale se présenta sous les murs de Pavie pour sauver la ville et sa garnison, les Français se trouvèrent en position difficile, passant d'assiégeants à assiégés dans leur campement en février 1525. Ils restèrent indécis sur la conduite à tenir pendant trois semaines, jusqu'à ce que les généraux de Charles Quint décident de passer à l'action le 24 février. La bataille de Pavie fut alors une écrasante victoire pour Charles Quint, se soldant par de lourdes pertes françaises et la capture de François Ier lui-même. Cette défaite est la pire subie par la France depuis Azincourt en 1415, et, au lieu de restaurer la domination française, en marque le point final pour tout un siècle.
Le roi de France, terriblement humilié, fait prisonnier sur le champ de bataille et forcé de rendre son épée après une âpre résistance, fut contraint ensuite de gagner l'Espagne pour être incarcéré à proximité de la cour de Charles Quint. Il passe une année entière entre les mains des Espagnols, retenu dans un obscur donjon au château de Madrid, négociant sa libération dans des conditions terriblement défavorables, mais qui donnèrent l'occasion à l'empereur d'exprimer clairement une vision pour l'avenir de l'Europe.
Toute la différence entre les deux géants couronnés qui se firent face dans la sinistre tour madrilène est là : d'un côté, le colosse indomptable, suffisamment aveugle pour prendre le risque de se faire tuer au combat ; et de l'autre le penseur, sec et maigre, homme de cabinet pesant et soupesant les forces des royaumes et des armées avec une froide clairvoyance. François Ier, libéré en mars 1526, se mue face à l'adversité moins en un roi-chevalier qu'en un prince digne de Machiavel.
Fidèle à sa réputation de tête brûlée à la parole légère, il ne tient pas ses engagements et entreprend une nouvelle guerre dès les mois suivants, mais il s'avère incapable d'inverser le nouvel équilibre géopolitique né à Pavie. La situation s'aggrave même avec le sac de Rome en 1527, qui place le pape sous le pouvoir de l'Espagne et supprime le seul autre pouvoir d'échelle européenne susceptible de s'opposer aux ambitions impériales. Cet échec de la France, reconnu en 1529 par la Paix des Dames, marque dès lors l'apogée de la puissance de Charles Quint, et inaugure ce qu'il est coutume d'appeler le « Siècle d'Or » de l'Espagne.
Le projet d'un jeune croyant
De par ses multiples héritages, Charles Quint était nourri d'une idéologie complexe, où la crainte d'un déclin de la chrétienté médiévale s'ajoutait à la conscience de la haute dignité attachée au titre impérial. Les empereurs étaient censés représenter, depuis l'Antiquité romaine, les garants de l'ordre terrestre et les défenseurs de la religion chrétienne aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de la communauté des fidèles.
Le jeune souverain se sent réellement investi de cette mission, mais doit faire face à des problématiques d'une ampleur exceptionnellement grave, et qui interviennent de façon simultanée, ce que très peu des empereurs précédents ont eu à affronter auparavant.
Deux modèles reviennent dans la littérature et les arts : Charlemagne, bien sûr, référence militaire et légendaire insurpassable qui alimente de nombreuses prophéties à l'époque de Charles Quint, et Sigismond, connu pour avoir, à coups de conciles œcuméniques, réprimé l'hérésie hussite et mis en œuvre une politique de contrôle de la papauté fragilisée par le Grand Schisme.
Charles Quint ne vit ni aux mêmes époques ni dans le même contexte, mais doit faire face à des questions tout aussi épineuses : le péril turc sur les limites orientales de l'Europe, et la réforme luthérienne au sein de l'Empire.
Pour répondre à ces défis, Charles Quint et ses conseillers ont un plan, visant à prendre la tête des nations chrétiennes pour restaurer l'ordre intérieur et contrer la menace musulmane. Le programme de l'empereur pour arriver à concrétiser ces ambitions est décliné après la bataille de Pavie, dans le traité de Madrid, c'est-à-dire le traité de paix imposé à François Ier pendant sa captivité en Espagne.
Outre des clauses sévères qui contraignaient la France à payer de fortes sommes d'argent, à céder des provinces et à livrer les enfants de François Ier en otage pour garantir la bonne exécution des concessions françaises, un fort volet de politique étrangère globale imposait au vaincu de se rallier aux objectifs de Charles Quint et de le soutenir dans ses projets militaires et gouvernementaux.
De façon surprenante, les précisions apportées par le traité de Madrid dépeignent un projet aux rouages étonnamment modernes pour un souverain élevé selon des valeurs puisant aux origines de la culture médiévale. Il est question d'unir les souverains européens dans le but de mettre fin aux dissensions religieuses et de conduire la guerre contre les Turcs – ce qui suit effectivement les modèles anciens de Charlemagne et de Sigismond – mais en usant de nouveaux dispositifs adaptés à leur époque.
Il n'est pas question d'un concile, comme on en usait encore au siècle précédent, mais d'une assemblée de représentants mandatés par les princes européens, et chargés de prévenir les motifs de discorde tout autant que de préparer l'action étrangère des forces coalisées de la chrétienté contre l'ennemi commun. Il y a là une claire inspiration des anciens empereurs qui visaient l'harmonie et le consensus autour de leur trône, mais sans appliquer les anciennes formules inventées par l’Église antique et médiévale. Le cadre est à présent laïc.
Autrement dit, Charles Quint imagine l'une des premières formes de gouvernance multilatérale de l'Occident, telle qu'il n'en existe pas avant la fin du XIXe siècle avec les premières organisations internationales, puis au XXe siècle avec la Société des Nations, l'Organisation des Nations Unies et enfin l'Union européenne. Il est frappant au passage de noter que ce projet entend fédérer les Européens sans recours à la force – excepté le cas français, de circonstance.
Une telle invention – si ambitieuse et visionnaire qu'elle ne vit jamais le jour – est due au foisonnement qui caractérise la Renaissance, l'époque de l'invention de la raison d’État et de la diplomatie moderne. Sans ces deux innovations, qui modifiaient radicalement les principes de bon gouvernement et les valeurs guidant les actes des dirigeants, et produisaient de nouvelles mécaniques de régulation des relations entre États souverains – généralisation des ambassades permanentes, première normalisation de la production des traités – l'idée de Charles Quint eut sans doute été bien différente. Aurait-elle cependant rencontré un meilleur succès sans l'appui de la France ?
Des dissensions intérieures
L'empereur ne put jamais satisfaire ses ambitions, aussi nobles fussent-elles. Il rencontra de nombreux obstacles sur son chemin, et tout d'abord au sein même de l'Europe qu'il souhaitait fédérer.
Plusieurs facteurs de désunion se croisaient dans les cours et les villes du continent, et leur conjonction représentait un écueil impossible à surmonter sans de très grands efforts, et sans des choix radicaux que Charles Quint, plein de tempérance et de principes, ne put jamais se résoudre à adopter.
Il y avait tout d'abord d'incontournables enjeux de rivalités entre souverains. Les Habsbourg mirent en place un vaste système de famille, essaimant leurs sœurs et leurs filles sur les trônes d'Europe pour s'en faire des alliés, ou tenter à tout le moins de les neutraliser : « felix Austria, nube », dit l'ancien adage.
Les unions des différentes sœurs de l'empereur permirent par exemple d'inclure dans la parenté impériale les royaumes les plus voisins des possessions de Charles Quint : Éléonore devint reine de Portugal puis de France, Marie épousa le dernier roi de Hongrie, Catherine devint reine de Portugal à son tour, et Isabelle enfin reine de Danemark.
Les princesses de la génération suivantes furent dispersées selon la même logique dans les principautés secondaires d'Italie et d'Allemagne, perpétuant la même forme de diplomatie nuptiale.
La France, en dépit du mariage de François Ier avec la princesse Éléonore de Habsbourg, ne se plia jamais au jeu de l'empereur et complota continuellement contre lui, de François Ier à Henri II.
Le premier tenta de susciter une ligue pro-française au Saint-Empire dans les années 1530, réunissant les opposants tant catholiques que protestants des Habsbourg pour semer le chaos en Allemagne. Ce plan avorta néanmoins au bout de quelques années, lorsque l'antagonisme religieux entre les comploteurs fissura leur cohésion.
François Ier ne désarma pas malgré cet échec diplomatique, et suscita deux guerres en 1536-1538 et 1542-1544 pour tenter de récupérer l'Italie du nord, sans rencontrer le succès devant la capacité de riposte de Charles Quint, qui envahit la Provence puis la moitié nord de la France. Seule la menace d'une attaque de la part des Ottomans sauva le Très-Chrétien de la destruction, en détournant les forces militaires impériales, contraintes de voler au secours de l'Autriche et de la Hongrie.
Après son accession au trône en 1547, Henri II ne parvint pas à de bien meilleurs résultats, à ceci près que ses alliés protestants faillirent capturer Charles Quint en 1551, le prenant par surprise alors qu'il croyait avoir durablement pacifié ses États.
À la mort d'Henri II en 1559, les guerres d'Italie venaient de s'achever avec la signature du traité du Cateau-Cambrésis, reconnaissant la défaite majeure et incontestable de la France et scellant la mainmise durable des Habsbourg sur la Méditerranée et l'Europe centrale. L'époque des guerres de Religion s'ouvrait également : la réforme protestante, dont le développement avait été facilité par les guerres incessantes qui détournaient l'attention des monarques, menaçait désormais la stabilité interne des petites, moyennes et grandes monarchies européennes, au premier chef desquelles la France.
Dans la durée, la Réforme amorcée par Luther s'avère une menace bien plus grande pour la puissance de Charles Quint que les tentatives de reconquête de la France, que l'on peut a posteriori considérer comme brouillonnes. Le mouvement, se fractionnant en plusieurs sectes dès les années 1520 – luthériens, sacramentaires, anabaptistes, calvinistes, etc. –, laisse dans son sillage des ferments de contestation sociale, des germes révolutionnaires, le traumatisme d'émeutes et de massacres.
À ce désordre généralisé s'ajoutent les ambitions de certains princes, qui voient dans la Réforme une occasion d'augmenter leur puissance en faisant main basse sur les biens du clergé et en s'affranchissant de tout pouvoir extérieur.
Au cœur même du Saint Empire, où la domination habsbourgeoise fait l'objet de violente contestation, la Réforme devient ainsi une arme utilisée par les grands électeurs contre la puissance démesurée de l'empereur. C'est le choix fait par la Saxe, le principal adversaire de l'empereur en Allemagne, mais aussi par les royaumes scandinaves et enfin par l'Angleterre, dont les souverains parviennent à asseoir leur autorité face à l’Église.
Si les mouvements de réforme dans la population posent un problème grave d'ordre public et perturbent les juridictions, la fiscalité et les circuits de commerce et de communication, les intrigues des princes en sécession sont bien plus dangereuses. Ceux-ci forment en 1531 la ligue de Smalkalde, dans le but de faire cause commune contre l'empereur, qui parvint néanmoins à les défaire en 1547. Leur résistance, larvée puis ouverte avec le piège tendu à Charles Quint en 1551, conduit le souverain à leur accorder une tolérance de facto en 1555 par la Paix d'Augsbourg, signant là l'échec définitif de ses projets de fédération des chrétiens autour de sa couronne.
Des menaces extérieures
Le premier objectif de Charles Quint n'étant pas atteint, le second, la lutte contre la menace turque, ne pouvait qu'échouer tôt ou tard. L'empire ottoman représentait un péril incontestable pour l'existence même de la civilisation occidentale. La chute de Constantinople en 1453 avait marqué le début de la fin pour les principautés d'Europe de l'est. La dernière d'importance, le royaume de Hongrie, fut anéantie en 1526 à la bataille de Mohacs. Après la Hongrie, le jeune sultan Soliman le Magnifique, monté sur le trône lui en aussi en 1520, faisait désormais face à l'Autriche des Habsbourg.
Charles Quint partait pourtant avec certains atouts dans cette guerre de géants. Ses grands-parents maternels avaient bâti les fondements d'un empire maritime qui permettaient de poser l'Espagne en fer de lance de la chrétienté dans l'exploration du monde et la lutte contre les puissances musulmanes du Maghreb. Dès avant l'avènement du jeune souverain, l'Afrique du nord est ainsi jalonnée de multiples bastions chrétiens du Maroc à la Libye, et la découverte de l'Amérique bat son plein avec la colonisation des Antilles.
C'est tout logiquement que le nouveau roi d'Espagne poursuit la politique familiale en s'emparant de nouvelles places, comme Djerba en 1520, et en autorisant de nouvelles expéditions sur le continent américain. Les initiatives Outre-Atlantique sont cependant très difficiles à contrôler pour le pouvoir central, incapable de réagir aux événements locaux en moins de six mois – temps d'un aller-retour par bateau entre l'Espagne et le Nouveau Monde.
Le décalage génère de grands abus vis à vis des populations conquises, réduites en esclavage ou massacrées par les conquistadors sans que l'empereur n'ait réellement le pouvoir de s'y opposer, ce qu'il tenta de faire par plusieurs lois et décrets, généralement inappliquées ou sujet de résistance armée des colons. Ceux-ci en vinrent en 1546 à destituer et exécuter le vice-roi trop zélé dans l'application de la réglementation, ce qui montre combien les domaines les plus lointains des Habsbourg représentent un défi de gestion.
Malgré tout, avec la chute de l'empire aztèque en 1521, puis de l'empire inca par à-coups entre 1533 et 1545, ce sont des centaines de tonnes d'or et d'argent qui sont livrés au trésor impérial en butin, ce qui permet d'alimenter les caisses fort à propos pour financer les guerres de Charles Quint en Europe et sur ses marges.
Outre l'or des colonies, pour prévenir le danger oriental et renforcer son contrôle sur l'Allemagne, Charles Quint a délégué à son frère Ferdinand en 1521 le gouvernement de l'Autriche. Il jette ainsi les bases d'un pacte de famille dont les principes durent jusqu'en 1700 : la branche aînée des Habsbourg, héritière directe de Charles Quint, règne sur l'Espagne et ses dépendances avec le statut de grande puissance mondiale, tandis que la branche cadette, descendante de Ferdinand, tient le Saint-Empire et les frontières de l'Europe, agrégeant en quelques années le royaume de Bohême et les débris de la Hongrie et de la Croatie.
Cette organisation, tant que l'Espagne put compter sur l'or des Amériques, assura la fortune et la puissance des Habsbourg jusqu'au milieu du XVIIe siècle en Europe. Néanmoins, face à l'ennemi ottoman, ce système géopolitique et dynastique suffisait à peine à contenir le danger. Vienne fut assiégée dès 1529, et le sultan sut trouver un allié extrêmement nuisible en la personne de Khayr ad-Din Barberousse, le célèbre corsaire, maître du port d'Alger, qui harcèle et pille continuellement les côtes d'Espagne, d'Italie et de Provence.
Charles Quint, parvint pendant une dizaine d'années à lutter à armes égales sur les mers, réunissant dans une Sainte-Ligue ses navires et ceux de ses alliés de Gênes, du pape, puis de Venise. Malheureusement ses flottes furent défaites en 1538 à La Prévéza puis en 1541 au large d'Alger, livrant au chaos la Méditerranée.
L'échec maritime de l'empereur, conjugué au désordre en Allemagne et à l'impossibilité de juguler définitivement les intrigues françaises malgré les apports en métaux précieux de la lointaine Amérique, marque alors le début de la décrépitude morale et physique du souverain. Déçu de ne pas avoir atteint ses objectifs, lassé de voir ignorés ses appels réguliers à la réforme catholique et à l'unité des Européens pour leur propre salut sur la terre comme au ciel, Charles Quint finit en 1555 par faire un choix radical, qui stupéfie ses contemporains : il abdique, imitant en cela l'exemple alors quasi-mythique de Dioclétien.
Par deux actes successifs, il renonce d'abord à son titre de duc de Bourgogne, puis à celui de roi d'Espagne, pour se retirer auprès d'une communauté isolée de moines hiéronymites à Yuste, en Estrémadure. Rejoint dans sa retraite par ses sœurs Marie et Éléonore, il passe là ses dernières années, laissant son fils Philippe II reprendre le combat contre la France sur le trône d'Espagne et son frère Ferdinand Ier gérer la lutte religieuse en Allemagne sur le trône impérial.
À son décès en 1558, Charles Quint n'avait plus aucune part dans l'exercice du pouvoir, et ses grands projets avaient été globalement abandonnés, mais son héritage au plan stratégique, gouvernemental, et artistique en avaient déjà fait un sujet de légende de son vivant et pour les siècles à venir, sa grandeur de vues et sa renonciation digne des tragédies inspirant aussi bien les écrivains que les plus grands artistes.
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Doc7438 (12-08-2023 06:42:48)
François 1 le plus célèbre de nos rois entre Louis 9 et Louis 14??? Et Henri 4, alors!!! Pauvre Vert galant!.... (excusez les chiffres, : plus rapide!)
Rémy Volpi (07-08-2023 15:18:14)
On présente Charles Quint comme un homme qui aurait échoué dans son ambition démesurée. Je prétends que cette présentation, au demeurant des plus classiques, est biaisée. Tout d'abord, il fau... Lire la suite
Osmane (12-05-2023 12:17:47)
Remarquable article très complet fouillé et objectif