Pierre François Choderlos de Laclos n'est pas que l'auteur d'un seul roman, Les Liaisons dangereuses, étudié comme une œuvre majeure des Lumières. Il fut aussi un remarquable officier et inventeur, et un acteur important de l'Ancien Régime et de la Révolution française.
Une vie bien trop rangée
Né le 18 octobre 1741 à Amiens, dans une famille de noblesse récente, Laclos se lance dans une carrière militaire. Ne pouvant revendiquer les quatre quartiers nécessaires pour devenir officier dans les autres branches de l'armée, il opte pour l'artillerie qui le fait lieutenant en 1762. Il entre alors à la Brigade des colonies qui s'occupe des expéditions outre-mer. Une belle promesse d'aventure !
Malheureusement, le traité de Paris de 1763 brise les ambitions coloniales du pays, et les rêves du jeune homme. La paix s'installe et, avec elle, l'ennui de la vie de garnison. Pour tuer le temps, notre militaire se met à écrire quelques textes galants et un opéra-comique, Ernestine, qui est un échec cuisant.
Il est temps de changer d'air : en 1779 Laclos est envoyé sur les côtes charentaises où il est nommé responsable des fortifications de l'île d'Aix. C'est là qu'il commence à rédiger Les Liaisons dangereuses. Ce chef-d'oeuvre de la littérature universelle a recueilli un succès immédiat dès sa sortie, avec 2 000 exemplaires vendus dès le 23 mars 1782.
De drôles de liaisons
Ce roman met en scène l'amoralité cynique de la haute aristocratie de l'époque, libertine et athée, qui revendique pour elle-même le droit à la recherche du plaisir, sans égard pour le reste de l'humanité. Ce « libertinage » ne concerne qu'une très étroite frange de la population.
Les Liaisons dangereuses est un copieux roman épistolaire, dont le récit tient dans une succession de lettres que s'adressent les personnages les uns aux autres.
Le style en est déroutant, virevoltant, raffiné et parfois ampoulé. L'intrigue et la psychologie des personnages n'en sont pas moins dessinés avec une précision d'horloger. Il y est question de deux libertins de haut vol, le comte de Valmont et la marquise de Merteuil, qui se lancent des défis insensés. Ainsi la marquise, meurtrie par les rebuffades d'un jeune amant, demande au comte de déshonorer la donzelle destinée en mariage à l'indélicat. Elle lui promet par ailleurs ses faveurs à la condition qu'il déshonore également la digne et fidèle épouse d'un magistrat...
Un féministe avant l'heure
L'originalité de ce roman réside donc dans le portrait de son héroïne, la marquise de Merteuil, une femme de pouvoir, veuve indépendante qui n'aime rien tant que manipuler son entourage. À ses côtés, une bigote et une ingénue...
On ne peut dire que les femmes soient bien représentées ! Et pourtant, ces portraits permettent à Laclos de dénoncer la mainmise de la société et de la morale sur ces éternelles mineures. L'absence d'éducation, le poids de la religion, le mariage sont là pour les maintenir dans un état d'ignorance dont seule la marquise est parvenue à s'échapper, pour son malheur puisqu'elle finira au ban de la société.
On retrouve très clairement cette défense de la condition féminine dans un texte de Laclos daté de 1783, Des Femmes et de leur éducation :
« O femmes ! Approchez et venez m'entendre. Que votre curiosité, dirigée une fois sur des objets utiles, contemple les avantages que vous avait donnés la nature et que la société vous a ravis. Venez apprendre comment, nées compagnes de l'homme, vous êtes devenues son esclave ; comment, tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état naturel ; comment enfin, dégradées de plus en plus par une longue habitude de l'esclavage, vous en avez préféré les vices avilissants mais commodes aux vertus plus pénibles d'un être libre et respectable. […] Apprenez qu'on ne sort de l'esclavage que par une grande révolution. Cette révolution est-elle possible ? C'est à vous seules à le dire puisqu'elle dépend de votre courage ».
Dans Les Liaisons dangereuses, les femmes font figure de proies... à moins qu'elles ne soient elles-mêmes prédatrices comme la marquise de Merteuil. Dans une lettre envoyée au vicomte de Valmont, la marquise raconte son parcours d'apprentie libertine :
« […] je puis dire que je suis mon ouvrage.
Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par état au silence et à l'inaction, j'ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu'on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu'on s'empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu'on cherchait à me cacher. Cette utile curiosité, en servant à m'instruire, m'apprit encore à dissimuler […].
Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l'expression des figures et le caractère des physionomies ; et j'y gagnai ce coup d’œil pénétrant, auquel l'expérience m'a pourtant appris à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout, m'a rarement trompée.
Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir. [...]
J'étudiai nos mœurs dans les Romans ; nos opinions dans les Philosophes ; je cherchai même dans les Moralistes les plus sévères ce qu'ils exigeaient de nous, et je m'assurai ainsi de ce qu'on pouvait faire, de ce qu'on devait penser et de ce qu'il fallait paraître. [...]
Alors je commençai à déployer sur le grand Théâtre les talents que je m'étais donnés. Mon premier soin fut d'acquérir le renom d'invincible. Pour y parvenir, les hommes qui ne me plaisaient point furent toujours les seuls dont j'eus l'air d'accepter les hommages. Je les employais utilement à me procurer les honneurs de la résistance, tandis que je me livrais sans crainte à l'Amant préféré. […]
Mais de prétendre que je me sois donné tant de soins pour n'en pas retirer de fruits ; qu'après m'être autant élevée au-dessus des autres femmes par mes travaux pénibles, je consente à ramper comme elles dans ma marche, entre l'imprudence et la timidité ; que surtout je pusse redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite ? Non, Vicomte ; jamais. Il faut vaincre ou périr ». (Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782).
Exceptionnellement, nous recommandons à quiconque n'a pas encore lu le livre d'aller voir d'abord le film qui en a été tiré en 1989 par le cinéaste Stephen Frears (à vrai dire, il s'est inspiré d'une adaptation théâtrale). Fidèle à l'intrigue et plus encore à la psychologie des personnages, grâce au jeu remarquable de John Malkovitch et Glenn Glose, ce film facilite grandement l'entrée dans le texte littéraire.
Un homme aux multiples talents
Même s'il est devenu la coqueluche des salons, le désormais jeune marié Laclos continue à faire preuve d'initiative dans tous les domaines. C'est ainsi qu'en 1787 il fait parvenir au Journal de Paris un projet de numérotation des rues de Paris. Plus tard, en 1795, il se fait remarquer en mettant au point des boulets creux remplis d'explosif. Sa carrière militaire se poursuit brillamment puisqu'en 1788, il est nommé secrétaire des commandements de Philippe d'Orléans, le futur Philippe-Égalité, sur lequel il exerce alors une influence notable.
Les événements de la Révolution vont passionner Laclos qui choisit de manifester au club des Jacobins. Avec Brissot, il rédige la pétition républicaine du Champ-de-Mars (17 juillet 1791). En septembre 1792, en qualité de commissaire au ministère de la Guerre, il assiste le général Dumouriez dans la préparation de la bataille de Valmy. Sous la Terreur, en 1793, ses relations avec le cousin du roi font de lui un suspect mais il revient en grâce après la chute de Robespierre et devient général d'infanterie le 16 janvier 1800. Trouvant en « Bonaparte un Philippe d'Orléans qui réussissait », il fait campagne en Allemagne et en Italie. C'est dans ce pays, à Tarente, qu'il meurt de la malaria le 5 septembre 1803.
Par la diversité de ses talents, Pierre François Choderlos de Laclos n'est pas une exception en son temps. Que l'on songe aussi au chevalier de Saint-Georges, métis aussi bon musicien qu'escrimeur, ou encore à un autre officier d'artillerie, Napoléon Bonaparte lui-même, qui écrivit à Valence Le Souper de Beaucaire...
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