« Islamophobes », les Français ?

Le gâchis algérien

27 août 2023 : tout au long du précédent millénaire, la France et les Français ont témoigné d'une grande ouverture d'esprit à l'égard de l'islam et de la civilisation islamique. D’où vient alors ce sentiment de gâchis qui nous parcourt quand nous évoquons les relations de la France actuelle avec l’Islam et la place des musulmans dans la société française ? La réponse tient en un mot : Algérie ! Depuis bientôt deux siècles, il nourrit les pires malentendus et déboires...

Tout commence par une bêtise : le roi Charles X, en fin de parcours, tente de se refaire une santé en allant occuper Alger, qui fait allégeance au sultan ottoman. Le roi n’en est pas moins chassé du trône et son successeur Louis-Philippe, embarrassé par la conquête, conclut en 1837 un traité avec les chefs traditionnels de l’intérieur qui limite l’occupation à quelques ports du littoral.

Mais l’un de ces chefs, le jeune Abd el-Kader, finit par rejeter le traité et appelle ses compatriotes à la guerre sainte contre les Français. S’ensuit une guerre pénible et brutale cependant que la plaine marécageuse de l’arrière-pays algérois, la Mitidja, est mise en valeur par des colons miséreux venus surtout de Malte, d’Espagne et d’Italie ; c’est l’amorce du peuple « pieds-noirs ».

Après l’épisode éphémère de la Seconde République vient l’empereur Napoléon III, lequel n’hésite pas à se rendre en Algérie pour s’informer de la situation. Conseillé par Ismaÿl Urbain (1812-1884), un métis guyanais converti à l’islam, il se propose de faire de l’Algérie un « royaume arabe » dont il serait le souverain en titre et dans lequel les habitants jouiraient d’une très large autonomie et de droits égaux, à l’image des dominions britanniques (dico).

Mais suite à sa défaite de Sedan, l’empereur est renversé et la IIIe République s’installe aux commandes du pays. D’emblée, elle évacue toute idée d’autonomie algérienne. Le résultat ne se fait pas attendre. Dès le 8 avril 1871, le bachagha El Mokrani proclame la guerre sainte et soulève 250 tribus kabyles contre le gouvernement français.

Pour ne rien arranger, sur une suggestion du très généreux Adolphe Crémieux, le gouvernement accorde dès le 24 octobre 1870 la citoyenneté pleine et entière aux juifs algériens ainsi qu’aux musulmans - rares - qui accepteraient de renoncer à la « loi coranique », autrement dit se couper de leur famille et de leur clan. Le résultat ne se fait pas attendre. Le décret Crémieux va nourrir l’antisémitisme des musulmans mais aussi des « pieds-noirs » qui porteront à la députation, en 1898, le polémiste Édouard Drumont, auteur de La France juive.

Le gouvernement républicain veille malgré tout à ménager les convictions religieuses des Algériens. Alors qu'en métropole, l'opinion se déchire sur la question de la séparation des Églises et de l'État, l'Algérie obtient un régime dérogatoire par le décret du 27 septembre 1907 qui laisse la possibilité au gouverneur général de l'Algérie de subventionner les desservants de l'islam en fonction d'un « intérêt public et national ». La bienveillance ou l'indifférence de l'opinion française à l'égard de l'islam est attestée par l'élection en 1896, à Pontarlier (Doubs), d’un premier député musulman, Philippe Grenier (1865-1944). Ce médecin s’est converti à l’islam après avoir découvert en Algérie les injustices faites aux musulmans et son burnous et ses tenues orientales fantasques n’ont pas dissuadé ses concitoyens de l’élire.

Pendant la Grande Guerre, les autorités manifestent également leur sollicitude à l'égard des soldats musulmans morts pour la France avec un décret qui exige que leur corps soit enveloppé dans un linceul « de cotonnade blanche » et la tombe orientée sud-ouest-nord-est « de façon que, le corps étant placé du côté droit, le visage soit tourné dans la direction de La Mecque ». L'historien Michel Pierre, auteur d'une remarquable Histoire de l'Algérie (Tallandier, 2023) relève aussi des aménagements pour les militaires qui voulaient jeûner pendant le mois de Ramadan. Il note que même les bagnards musulmans, à Cayenne, avaient droit à des rations alimentaires adaptées (sans porc et avec de l'huile au lieu de saindoux par exemple).

Après la guerre, le 15 juillet 1926, le président de la République Gaston Doumergue et le sultan du Maroc Moulay Youssef inaugurent en grande pompe la Grande Mosquée de Paris afin de rendre hommage aux combattants musulmans tombés pour la France pendant la Grande Guerre. L'événement est salué par une formule mémorable du maréchal Hubert Lyautey : « Quand s’érigera le monument que vous allez construire, il ne montera vers le beau ciel de l’Île-de-France, qu’une prière de plus dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses ».

Lyautey a été résident général au Maroc dès le début du protectorat français sur ce pays, en 1912, et d'emblée, il a eu le souci de respecter la culture et les traditions marocaines ainsi que de ménager le sultan. Mieux encore, en pacifiant le pays, il a permis à l'appareil étatique marocain, le makhzen, d'étendre son autorité sur les tribus berbères largement indépendantes des montagnes de l'Atlas. À sa manière, il a contribué à bâtir l'État marocain autour de la dynastie alaouite. La Tunisie, passée sous protectorat français dès 1881, pour cause d'endettement excessif, a suivi une voie similaire. Elle a conservé son souverain et une apparente autonomie.

Rien de tel par contre en Algérie, dont le territoire a été divisé en trois départements mais dont les habitants relèvent du code de l'indigénat, à l'exception des colons européens, des israélites et des rares musulmans qui ont renoncé au statut coranique pour le droit civil français. 

Portée par le désir ardent de convertir l’humanité aux « valeurs de la République » et aux « droits de l’Homme » de 1789, la gauche de gouvernement va dans l'ensemble rester adepte du « colonisme » jusqu’à la fin de la IVe République. En 1957, François Mitterrand, garde des Sceaux dans le gouvernement socialiste de Guy Mollet, enverra ainsi sans sourciller à la guillotine quelques dizaines de combattants algériens FLN (note).

La guerre d'Algérie et ses séquelles

La « Toussaint rouge », le 1er novembre 1954, marque le début d'une guerre d'indépendance très dure et multiforme. Les combats dans le bled mettent aux prises les combattants algériens et l'armée française, laquelle inclut très vite de jeunes appelés du contingent, mal préparés à cette guerilla qui ne respecte aucune « loi » de la guerre. Elle comprend aussi de nombreux supplétifs musulmans, les harkis (dico), qui n'attendent aucune indulgence de leurs coreligionnaires. Enfin, ses officiers, qui ont mal vécu la défaite de 1940 face à la Wehrmacht et plus encore leur propre défaite face au Vietminh, en Indochine, ne supportent pas la perspective d'une nouvelle reculade.

Les indépendantistes algériens sont eux-mêmes divisés entre FLN et MNA et encore très minoritaires parmi les musulmans en 1954. Leur combat et leurs luttes intestines se transportent très vite en métropole, dans les foyers de travailleurs algériens, où chacun est sommé de participer financièrement à la lutte de libération et où se multiplient les assassinats d'opposants. L'indépendance, officielle le 5 juillet 1962,  va laisser beaucoup de rancoeurs des deux côtés de la Méditerranée, aggravées par le repli en métropole de plus d'un million de colons, israélites et harkis.

À Alger, le FLN met la main sur tous les organes du pouvoir et se rapproche de l'Union soviétique. Très vite, sa gestion calamiteuse et corrompue plonge la société dans le chaos en dépit des importantes ressources en hydrocarbures que recèle le Sahara. Il s'ensuit une poussée islamiste et la victoire du FIS (Front islamiste du Salut) aux législatives de 1991. Le FLN ne s'y résigne pas, pas plus qu'il n'accepte de se réformer comme l'y invite l'infortuné Mohamed Boudiaf. Après l'assassinat de celui-ci, le 29 juin 1992, le pays entre dans une décennie de guerre civile à l'issue de laquelle le FLN sort une nouvelle fois vainqueur en 2002.

De son côté, le gouvernement français, sitôt après la décolonisation (1962), a développé le recours à l’immigration de travailleurs étrangers afin de soutenir la croissance économique tout en contenant l’augmentation des salaires. Ce faisant, il a pris modèle sur ses voisins, l’Allemagne et le Royaume-Uni, et signé des accords avec l’Algérie, en 1968, comme avec le Maroc, le Sénégal, etc.

Mais avec la fin des « Trente Glorieuses » (dico) et le retournement brutal de l’économie et de la démographie, en 1973, cette politique est apparue inappropriée et dans les franges extrêmes de l’opinion publique, elle a réveillé les rancœurs nées de la guerre d'Algérie chez les nostalgiques de l'OAS.  

Le 14 décembre 1973, un commando anonyme se recommandant de Charles Martel (!) commet un attentat à la bombe devant le consulat algérien de Marseille, faisant quatre morts et 22 blessés ! D’autres attentats sont commis dans les années qui suivent au nom du même groupe.

Cet accès de fièvre amène le cinéaste Yves Boisset à produire en 1974 le film Dupont Lajoie, une fiction sur les penchants racistes présumés des Français moyens ! Dix ans plus tard, la « Marche des Beurs » puis la fondation de SOS Racisme marquent l'arrivée sur la scène française de la deuxième génération d'immigrés maghrébins et sa volonté de faire souche dans son pays de naissance.

Dans le même temps, l’émergence du Front national de Jean-Marie Le Pen exprime les appréhensions d’une partie de la population face à l’ampleur de l’immigration. Ces appréhensions sont partagées par le Premier ministre de François Mitterrand, le très populaire et très socialiste Michel Rocard. Le 3 décembre 1989, sur TF1, face à la présentatrice Anne Sinclair, il déclare : « Il faut lutter contre toute immigration nouvelle : à quatre millions… un peu plus : quatre millions deux cent mille étrangers en France, nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde : ce n’est pas possible. »

L'indignation de Michel Rocard, qui restera sans effet, fait suite à l'affaire des « foulards islamiques » du collège de Creil, consécutive à la percée de l’islamisme et du salafisme, depuis les révolutions de Téhéran et de La Mecque, dix ans plus tôt. De plus en plus de jeunes musulmans renouent spectaculairement avec le voile et les rituels musulmans, en reflux jusque-là dans les pays islamiques. En octobre 1989, trois jeunes filles sont exclues de leur collège, à Creil (Oise), pour s’être voilées en classe. Le Conseil d’État rappelle le 27 novembre 1989 le droit des élèves à manifester des convictions religieuses dans l'école, mais établit des limites à l'expression de signes religieux « ayant un caractère ostentatoire et revendicatif ».

La conjoncture internationale et les nouvelles orientations géopolitiques de la France attisent les tensions selon les mots de l'islamologue Jacques Berque : « À la fois inconsolable et soulagée d’avoir perdu l’Algérie, la France, depuis la guerre du Golfe, a abdiqué une politique à l’égard des Arabes et de l’Orient qu’elle menait pour le moins depuis François Ier », écrivait-il dans Le Monde diplomatique en décembre 1994. De fait, tout bascule au tournant du XXIe siècle dans les rapports entre l'Europe occidentale et le monde islamique au sens large cependant que l'immigration en provenance de cette région connaît une forte accélération. 

Le gouvernement algérien, qui sort éreinté de sa guerre contre le GIA (Groupe islamique armé), n'a de cesse d'attribuer la responsabilité de ses échecs à la colonisation française. Sur l’autre rive de la Méditerranée, ce discours ainsi que la faillite des « révolutions arabes » de 2011 nourrisent le ressentiment des enfants de l'immigration algérienne et musulmane en peine de s'insérer à la société française.

Les revendications sur le voile sont relancées et étendues à la restauration hallal dans les cantines, aux prières dans les rues et aux salles de prières dans les entreprises, aux fêtes musulmanes, etc. Elle est défendue par les mouvements islamiques d’obédience étrangère tels les Frères musulmans, trop heureux de marquer leur territoire, de l’autre par les laïcs attachés à la séparation des Églises et de l’État. La virulence des propos empêche tout compromis à l'ancienne, façon IIIe République.

Pour ne rien arranger, les Français sont confrontés à une vague d'attentats antisémites sans précédent dans l'histoire de leur pays (hors occupation nazie), à l'école Ozar Hatorah (Toulouse) en 2012, chez Charlie Hebdo et l'Hypercacher (Paris) en 2015, etc. Les clivages politiques se creusent entre, d'un côté, une gauche radicale qui se veut accommodante avec les mouvements islamistes en fermant les yeux sur leur attitude à l'égard des femmes, des homosexuels et des juifs, et de l'autre une droite extrême représentée par Éric Zemmour et qui fait de la lutte contre l'islamisme et plus largement l'immigration son cheval de bataille.

Il est encore trop tôt pour présumer de la suite. Sans doute les Français seraient-ils bien inspirés de regarder de l'autre côté de la Manche comment leurs cousins britanniques tentent de gérer les bouleversements démographiques auxquels ils sont également confrontés...

Publié ou mis à jour le : 2023-08-27 09:25:33

Voir les 18 commentaires sur cet article

S. Duplessis (23-09-2023 19:22:54)

Je ne vois pas pourquoi l’Angleterre serait un exemple à suivre. Le scandale des jeunes filles violees par des musulmans, ignorées pendant des années par la police par peur de paraître “islamo... Lire la suite

B. Cochin (02-09-2023 06:35:11)

Pour comprendre le Maghreb (l'Occident : Tunisie, Algérie et Maroc) dans le temps long de l'histoire, il est indispensable de lire le livre du Maréchal Juin publié en 1957 "Le Maghreb en feu". Tout... Lire la suite

Jonas (31-08-2023 14:11:22)

L' Algérie malgré sa richesse insolente, a une population pauvre , qui ne trouve son salut que dans l'immigration au péril de sa vie pour fuir la misère et la " hogra" le mépris des dirigean... Lire la suite

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