25 août 2024. Comment sommes-nous passés, en moins d’un siècle, du culte du héros à celui des victimes ? De cette question redoutable, qui constitue l’une des clés des tourments que nous traversons, le philosophe François Azouvi, chercheur au CNRS et à l’EHESS, a fait la matière d’un essai dense, exigeant et salutaire : Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré (Gallimard, mars 2024, 304 pages, 24 euros).
Jusqu’aux années soixante, point de bascule de l’équilibre culturel et spirituel de l’Occident, on apprenait dès le plus jeune âge à tourner son regard vers les héros de l’histoire : Clovis, Charlemagne, Jeanne d’Arc, Bayard, Foch… Cherchant des modèles de vertu à travers ces femmes et ces hommes supérieurs à l’épreuve, nous y trouvions pour nous et nos enfants une source d’édification morale, un encouragement à ne pas nous laisser désespérer par l’adversité.
Il y avait quelque chose de sacré, et d’une sacralité toute religieuse, dans cette galerie des hommes illustres qu’on nous appelait à admirer : on pouvait déceler, à travers eux et jusqu’au creux de leur faiblesse, l’intervention de Dieu dans l’Histoire, la Providence d’un Père qui n’avait pas oublié ses enfants mais qui attendait patiemment leur confiance et leur audace avant de leur faire la courte échelle.
Pourtant, le XXe siècle a peu à peu repoussé les héros dans l’ombre de l’histoire, et transféré leur sacralité dans la main des victimes. Achevant l’entreprise de sécularisation initiée par les Lumières, l’Occident a renversé la statue du héros, l’a rendu scandaleuse même, pour mieux s’affranchir du Dieu qui la fondait. Mais parce que les hommes réclament du sacré, les victimes se sont imposées comme figures de substitution.
Rendues vénérables par la transcendance des Droits de l’homme, décalogue de notre modernité occidentale, les victimes incarnent depuis une cinquantaine d’années désormais, le Bien, le Beau, le Vrai. Fortes de cette aura, elles accusent inlassablement des crimes imprescriptibles et alimentent une culpabilité sans réparation, une repentance sans rémission. Avec la précision de l’historien, la rigueur du philosophe, et la finesse de l’homme de lettres, François Azouvi ausculte la chronologie de cette révolution culturelle qu’il nous faut comprendre pour nous en dégager (note).
La métamorphose des héros
Avant que de céder leur place aux victimes, les héros ont d’abord connu une métamorphose. Celle-ci s’opère entre la Première et la Deuxième guerres mondiales, entre la mort de Charles Péguy à la bataille de la Marne, en septembre 1914, d’une balle au front lors d’une charge héroïque, et l’autocélébration vindicative des héros communistes de la Résistance à partir de l’été 1944, par le Parti communiste français, dont l’engagement fut tardif et d’une clarté douteuse.
14-18 représente sans aucun doute l’apogée du régime d’exemplarité héroïque. Élevés dans un creuset encore fortement teinté de catholicisme malgré les lois anticléricales et la progression de l’athéisme, les Poilus ont consenti dans leur immense majorité au sacrifice qu’imposait la défense de la patrie. L’Union sacrée porte bien son nom : elle n’aurait pas été possible sans le terreau religieux qui permit aux hommes de 14 d’oublier leurs querelles pour une cause plus haute. « Pour le chrétien, dit Barrès, chaque jour de nos tranchées renouvelle la passion du Christ. »
Pourtant, François Azouvi fait état, durant l’entre-deux-guerres, d’une « sécularisation de l’héroïsme » : celui-ci se détache de la sainteté, malgré des exceptions (Mounier, Bernanos) mais également du fait guerrier pour s’attacher à l’aventure coloniale (succès éloquent de l’Exposition coloniale de 1931), à l’exploit sportif ou technique (Saint-Exupéry, Kessel).
Merleau-Ponty livre la formule du héros sécularisé qui s’impose alors : « le héros des contemporains, ce n’est pas Lucifer, ce n’est pas même Prométhée, c’est l’homme, » capable de se dominer lui-même.
Aussi l’héroïsme vanté par les résistants, s’exprime-t-il, contrairement aux soldats de 14, dans un langage parfaitement déchristianisé, malgré les apparences. Chez Sartre par exemple, qui revendique une métaphysique de la Résistance. Azouvi de conclure : « Disons que cette mystique séculière que fut la Résistance fut la réplique de la religion séculière que fut le nazisme. Mystique contre mystique, mystique de la race contre mystique de la liberté, mystique du chef contre mystique de la République. »
À la Libération, le processus de sécularisation se poursuit, substituant le titre de martyr à celui de saint, trop ouvertement catholique. Chez les communistes, à l’instar d’Aragon célébrant la « passion de Gabriel Péri », mais aussi chez les catholiques, sous la plume de Claudel, qui voit dans le martyre du peuple juif l’instrument divin de la parousie (le retour du Christ à la fin des temps).
La sacralisation des victimes de la Shoah
À mesure que se dissipe l’auréole des héros, les victimes en recueillent la sacralité. Le discours d’André Malraux pour la panthéonisation de Jean Moulin en 1964 est peut-être « le chant du cygne » du régime d’héroïcité. Il ne s’agit plus désormais d’être autre chose que soi-même, selon la morale de l’authenticité que l’auteur des Mouches, Sartre, impose comme un critère de vérité.
« Il me donne la nausée, votre héroïsme…Ce qui importe, c’est de vivre ! » clame le héros du Pont de la rivière Kwaï, arrivé en tête du Box-Office en 1957. Les héros sont usés, les victimes en prennent le relais. Ce sont celles du génocide des Juifs qui s’imposent dans les années cinquante.
Dans Le Dernier des Justes, roman publié en 1959, et qui rencontre très vite un immense succès, André Schwarz-Bart donne à la victime une valeur éminemment positive et la dote d’une sacralité, comme en témoigne le Kaddish final où la louange de l’Éternel se mêle aux noms des camps d’extermination : « Et loué. Auschwitz. Soit. Maïdanek. L’Éternel. Treblinka. » François Azouvi décèle dans le retrait de la théologie chrétienne les raisons de cette sacralisation des victimes : « La saturation éthique de la victime, indice de sa sacralisation, effectue symboliquement la restitution de ce que la violence initiale qui l’a faite telle lui a ôté ; elle lui donne cette dimension « tout autre » que la théologie n’est plus en mesure de lui dispenser, dans une société que la sécularisation est en train de bouleverser définitivement. »
Se prêtant facilement à une lecture chrétienne sécularisée, l’histoire d’Ernie Levy, héros du Dernier des Justes, ouvre la voie à une sacralisation universelle des victimes qui se déploie au cours des années soixante : Indiens d’Amérique, Noirs et Asiatiques colonisés, etc. Qu’elles aient résisté ou pas, les victimes sont désormais sur un piédestal.
Le procès d’Eichmann (1961) et la loi instaurant l’imprescriptibilité des crimes nazis en France (1964) concourent encore au processus de sacralisation des victimes jusque dans leur impuissance. L’incommensurabilité de la Shoah engendre paradoxalement une compétition victimaire.
Tous ceux qui s’estiment opprimés s’emparent désormais des termes du génocide juif pour en tirer une sacralité nouvelle : les Black Panthers aux États-Unis, les mouvements féministes, les Palestiniens se veulent les nouveaux Juifs, au prix d’une instrumentalisation de l’histoire délirante. « Le renversement de la victime juive paradigmatique en bourreau, si possible nazi, et son remplacement par la victime palestinienne sont immédiats » et consécutifs à la guerre des Six Jours en 1967.
La logique des Droits de l’Homme
À partir des années soixante-dix, la religion victimaire s’appuie sur la logique des Droits de l’Homme. René Girard a bien saisi ce basculement lui qui publie en 1972 La violence et le sacré. Pour la première fois dans l’Histoire, « les victimes ont des droits ».
François Azouvi observe le franchissement de ce nouveau seuil moral à travers le traitement médiatique de la guerre du Biafra (guerre civile nigériane) et le bouleversement que produit dans la gauche française le témoignage des dissidents de l’empire soviétique, Soljenitsyne en tête. Fondateur de Médecins sans frontières en 1971, Bernard Kouchner le reconnaît lui-même : « il est allé au Biafra parce qu’il n’était allé ni à Auschwitz, ni à Guernica, ni à Babi-Yar ».
Les échos du génocide cambodgien (1975) dans le débat public en France confirment cette nouvelle ère. Celle-ci se traduit aussi politiquement par l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand (mai 1981) et la nomination comme garde des Sceaux de Robert Badinter qui va faire des victimes la grande « cause nationale ». « La société des victimes, écrit François Azouvi, c’est la société des droits individuels. La dynamique qui l’a produite et qui la porte ne va plus cesser de produire ses effets, lesquels vont être cumulatifs : plus le sort des victimes sera pris en compte, plus leur nombre va croître, plus les droits qui leur sont attachés vont apparaître comme leur étant consubstantiels, plus l’exigence de reconnaissance va se faire criante – et plus la concurrence va s’exercer. »
Femmes, enfants, noirs : le wokisme au chevet des victimes
Des années quatre-vingt à nos jours, le monde occidental a donc vécu sous l’emprise d’une dynamique victimaire toujours plus forte. Un certain féminisme venu d’outre atlantique a donné le ton de cette traque judiciaire permanente. L’historienne Mona Ozouf la résume en ces termes : « Toute femme est une victime, tout homme est un bourreau. »
Selon la « loi de double frénésie » postulée par Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, un véritable emballement victimaire se produit, toujours en référence au génocide juif, dont l’Église elle-même à travers la voix de ses pasteurs repentants, ne cesse de confirmer la sacralité. Cette compétition se traduit dans la multiplication de « lois compassionnelles » (Badinter) : loi Gayssot de 1990 transformant en délit la contestation des crimes contre l’humanité, loi reconnaissant officiellement le génocide arménien en 2001, et cette même année, loi Taubira qualifiant la traite négrière transatlantique (à l’exclusion de la traite interne et de la traite arabo-musulmane) de crime contre l’humanité.
À la manière des Indigènes de la République ou du CRAN, les collectifs s’organisent pour faire valoir leurs droits respectifs et leurs demandes de réparation. Sur un modèle importé d’Amérique, ces associations communautaristes posent les Noirs en « victimes ontologiques » et postulent qu’il n’y a « pas de Blanc innocent. » Le néo-féminisme, tel qu’il s’exprime dans la vague de dénonciations #Metoo, et le décolonialisme, dont le mouvement Black lives matter fut l’une des illustrations les plus tonitruantes, fusionnent d’ailleurs dans les années 2000 sous l’étiquette d’intersectionnalité. Il s’agit désormais de faire cause commune pour renverser l’ordre blanc, patriarcal et colonial, fantasmé par ces nouveaux révolutionnaires armés de smartphones et de pots de peinture.
Terme religieux hérité des réveils protestants, le wokisme consacre la sacralité des victimes autoproclamées. Il adjoint aux femmes et aux Noirs la liste infinie des LGBTQIA+, ultime avatar de ce nouveau culte des victimes, auquel l’Église catholique elle-même semble désormais vouloir prêter sa voix. François Azouvi montre bien qu’il ne s’agit pourtant, à proprement parler d’une religion. Le culte des victimes en est même le contraire : « pas de Dieu, pas de transcendance, pas d’Église, seulement des officiants et des fidèles. Seulement des victimes et des pêcheurs sans réelle rédemption possible. »
De la crise de l’Église au culte des victimes
L’épilogue est loin de se réduire aux adieux polis de l’auteur. Ces pages précieuses nous fournissent la clé de compréhension de cette « mutation d’ordre théologico-politique » (Antoine Garapon) qui nous rend désormais insupportable la vénération des héros.
Le culte des victimes, conclut François Azouvi, n’a pu advenir qu’en raison de la déchristianisation de l’Occident, en partie engendrée par la crise de l’Église consécutive au concile Vatican II.
Le Christ s’effaçant, les Juifs ont pu endosser le caractère sacré de la victime par excellence. La compétition victimaire a fait le reste, imposant ce nouveau culte au moment où les Français commençaient à déserter les églises, à partir de 1965, comme l’a bien montré Guillaume Cuchet. « C’est parce que nous avons perdu nos ancres dans le ciel (Rémi Brague citant l’Épitre aux Hébreux 6, 19) qu’a pu surgir cette nouvelle figure qu’est la victime. Elle est sacrée parce qu’elle n’est pas religieuse et dans l’exacte mesure où elle ne l’est pas. »
Nous y avons certes gagné une compassion nouvelle pour ceux qui souffrent mais nous avons aussi rendu la vie politique, sociale, culturelle et spirituelle impossible. Faut-il se résigner à cette impasse ou réinvestir nos héritages ?
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Voir les 9 commentaires sur cet article
Sergio (05-09-2024 10:16:04)
S'il y a une religion qui célèbre une victime c'est bien le christianisme, mais il est vrai que selon les époques on a pu faire du Christ un Héros ou une Victime. Le sacré n'est plus dans la puis... Lire la suite
Ludwina (03-09-2024 12:50:49)
Les arguments de l'auteur ne sont pas sans intérêt, mais si le christianisme permettait la conscience de l'héroïsme, comment interpréter l'héroïsme intensément prôné et vécu par les Grecs e... Lire la suite
CLAUDE (02-09-2024 17:19:15)
Bonjour tout le monde. L'article de A Tournoy du Clos est touffu, mais à mon sens aussi... confus. Des formules à l'emporte-pièce, des liens peu convaincants dans le raisonnement, des assertions n... Lire la suite