An Mil

L'invention de l'Occident et les racines de l'Europe

Qu'en est-il des racines de l'Europe ? La question a figuré au cœur du projet avorté de Constitution européenne (2005) avec la revendication de racines « judéo-chrétiennes ». Elle a été relancée par une émission, sur Arte, le 12 juin 2013 : L'invention de l'Occident. Cette émission porte la marque de son inspirateur, Jacques Attali. D'emblée, elle annonce la couleur : exit le christianisme, nos racines seraient... « judéo-grecques ».

L'invention de l'Occident (Attali et Salfati)Homère et la Bible seraient donc les deux « mamelles nourricières » de notre civilisation ? Cette idée relève de toute évidence d'une volonté de « dé-christianiser » l'Histoire de l'Europe. En cela, elle est conforme à l'esprit du temps mais en aucune façon à la démarche d'un véritable historien qui se doit de respecter les faits et de leur conserver leur cohérence, indépendamment de ses croyances personnelles (note).

Pour qui observe le monde en 1914, l'existence d'une « civilisation européenne » ne fait aucun doute. Dans leurs manières de vivre, penser et mourir, les Européens du Vieux Continent et du Nouveau Monde se distinguent formellement des autres groupes humains : Chine, Indes, Moyen-Orient, Afriques, Andes, etc. Ceux-ci constituent autant de groupes civilisationnels et se distinguent tout autant les uns des autres.

Dès lors que nous reconnaissons l'existence d'une civilisation européenne, comme il y a une civilisation chinoise ou une civilisation islamique arabo-persane, interrogeons-nous sur ses racines. Sont-elles judéo-grecques ? judéo-chrétiennes ? autres ? Interrogeons-nous aussi sur les racines de l'Europe en devenir...

Proposons pour commencer cette définition des « racines » : l'ensemble des facteurs culturels, spirituels, matériels, institutionnels... qui concourent à la construction d'une civilisation et la distinguent des autres civilisations.

André Larané

Nos racines seraient-elles judéo-grecques ?

Notre civilisation résulterait-elle de la fusion de la pensée grecque (Homère) et de la spiritualité judaïque (Moïse) ? La première objection, qui me paraît évidente, c'est que les Arabo-musulmans, qui ont subjugué au VIIIe siècle les vieilles terres de culture hellénistique et judaïque, peuvent tout autant que les Européens se réclamer de l'héritage judéo-grec. Or, leur civilisation n'a pas connu les mêmes développements que la civilisation occidentale ; ils n'ont trouvé dans cet héritage ni la démocratie, ni la promotion de la femme, ni la laïcité, ni le règne de la loi qui est à la racine du développement économique.

Dès lors que l'héritage judéo-grec a pu aboutir à des résultats aussi différents que la civilisation européenne et la civilisation islamique, il faut chercher ailleurs les facteurs qui ont permis à la première de se démarquer du reste du monde au cours du deuxième millénaire de notre ère.

Bien entendu, nous reconnaissons la grandeur et le caractère innovant de la pensée et des institutions grecques. Nous constatons aussi l'immense intérêt intellectuel qu'elles ont suscité chez les élites de l'Occident chrétien (comme de l'Orient sous domination musulmane).

Mais force est de constater qu'elles n'ont eu aucune incidence sur les pratiques de notre civilisation. À aucun moment, au cours du Moyen Âge et des Temps modernes, dans le domaine civique, nos aïeux n'ont imité en quoi que ce soit les pratiques des Grecs du Ve siècle av. J.-C. On serait bien en peine, par exemple, d'identifier une quelconque filiation entre la démocratie athénienne et notre démocratie représentative. 

Tout au plus note-t-on une résurgence du droit romain tardif à la Renaissance avec pour première conséquence une régression du statut de la femme ! On note aussi une pâle imitation des institutions romaines sous la Révolution dont on retrouve la trace dans notre vocabulaire administratif (préfets, consuls, légion... Rien d'essentiel. 

Nos racines sont-elles judéo-chrétiennes ?

Si nos racines ne sont pas judéo-grecques, sont-elles pour autant « judéo-chrétiennes » comme on nous le serine par ailleurs? Cela n'est pas plus évident si nous prenons la peine d'y réfléchir.

En effet, la chrétienté orthodoxe et les chrétientés moyen-orientales ont été au moins autant pénétrées de ces racines judéo-chrétiennes (et grecques) que la chrétienté occidentale.

Au cours du premier millénaire, grâce à cet héritage antique, elles ont même connu un développement bien plus éclatant que l'Occident, tout comme d'ailleurs l'empire arabo-musulman. Mais le deuxième millénaire leur a été fatal tandis qu'il a permis à l'Occident d'engendrer une civilisation en rupture totale avec le passé.

Où sont donc nos racines ?

Dans ces conditions, qu'a retenu l'Occident des enseignements de l'Antiquité, qu'ils fussent hébraïques, grecs ou latins?

- L'art :

Pour faire bref, convenons que les artistes occidentaux, dès le haut Moyen Âge, ont puisé leurs sources d'inspiration dans l'Ancien et le Nouveau Testament puis, à partir de la Renaissance, dans la mythologie gréco-latine. Mais leurs techniques et leurs modes d'expression n'appartiennent qu'à eux. Roman, gothique, baroque... Toutes ces formes d'art ne doivent rien aux artistes grecs, encore moins aux Hébreux. Tout au plus y retrouve-t-on une lointaine filiation avec les modèles architecturaux romains : basilique, voûte, colonnades, coupole...

- La langue :

Il en va de même des langues que nous parlons.

À l'époque carolingienne (VIIIe siècle), les langues pratiquées en Occident n'avaient plus guère de rapport avec le latin de Cicéron, tant dans la grammaire (absence de déclinaisons) que dans le vocabulaire.

Nous les disons « latines » parce qu'elles fourmillent de racines empruntées au latin mais il s'agit en l'occurrence du latin médiéval, qui est une langue pratiquement réinventée par les clercs, sans filiation directe avec l'Antiquité, un peu comme l'hébreu moderne.

Les clercs de l'entourage de Charlemagne, en premier lieu Alcuin, ne se sont pas contentés de pratiquer entre eux un latin à leur mesure. Ils ont méthodiquement réintroduit dans les langue usuelles des racines empruntées au latin. Ainsi, le mot d'usage courant « eau », dans lequel il est impossible de reconnaître la racine latine « aqua », a été complété par des qualificatifs savants, comme « aquatique » ou « aqueux ».

Plus subtilement, au XVIIe siècle, les clercs ont introduit dans l'orthographe des lettres muettes simplement destinées à rappeler le latin. Ainsi le mot tens est-il devenu temps par référence au latin tempus ! À l'époque moderne enfin, les savants ont emprunté au grec des mots pour désigner les nouveautés (psychologie, téléphone...). Tout cela ne fait pas pour autant de nos langues des filles du grec ancien.

- La philosophie :

On peut dire la même chose de la philosophie. Si les clercs médiévaux et les humanistes de la Renaissance ont cultivé une admiration sans bornes pour Aristote puis Platon, on est en peine de trouver dans leurs œuvres une quelconque parenté avec la pensée antique.

Au contraire, ils n'ont eu de cesse de développer une pensée autonome en essayant, pour les premiers - tel saint Thomas d'Aquin - de concilier la raison et la foi, pour les seconds - tel Érasme - de révéler l'individu à lui-même.

- Le statut de la femme :

S'il y a bien un point sur lequel la chrétienté occidentale a innové par rapport à l'Antiquité comme à toutes les autres civilisations du deuxième millénaire de notre ère, c'est le statut de la femme.

Chez les Grecs de l'époque de Périclès, celle-ci était confinée dans le gynécée, avec les esclaves et les concubines. Son statut n'était pas très différent de ce qu'il est aujourd'hui dans les sociétés islamiques traditionnelles. Chez les Hébreux, son sort n'était guère plus enviable.

Le changement s'amorce au Moyen Âge, en particulier avec le mariage chrétien qui proscrit la polygamie, les mariages arrangés et la répudiation, y compris en cas d'adultère de la femme ! L'objectif de la famille chrétienne est l'épanouissement des enfants, l'amour-propre et la satisfaction des conjoints passent au second plan... La femme hérite, même si le droit d'aînesse revient au garçon en priorité sur la fille. Il lui arrive aussi de diriger des États et même des abbayes d'hommes (Fontevraud).

Au sein de l'Église, principale institution médiévale, la femme n'a toutefois pas accès au sacerdoce et à la prêtrise. C'est la seule concession faite à la tradition antique. 

Ainsi que nous l'avons rappelé plus haut, la Renaissance, en s'éloignant de la tradition médiévale et en redécouvrant béatement la tradition antique, va entraîner un net recul du statut de la femme. Ce recul va se poursuivre et s'intensifier avec l'avènement de la bourgeoisie d'affaires au XIXe siècle, sans toutefois revenir sur l'essentiel des acquis médiévaux.

- La démocratie et le travail :

L'Occident a aussi développé, pas à pas, dans ses monastères puis dans la cité, une pratique démocratique nouvelle (« un homme, une voix »), parfaitement étrangère au monde antique, lequel distingue soigneusement les hommes libres des esclaves.

Dans le droit fil de cette invention, la chrétienté médiévale a honoré le travail, alors qu'il était dans le monde antique, à Athènes comme à Rome, le lot des esclaves et des femmes.

On peut s'étonner à ce propos du vieux malentendu qui nous fait attribuer à Athènes l'invention de la démocratie. Tout au plus les Grecs ont-ils forgé le mot. Quant à leur pratique, elle n'a guère à voir avec la démocratie représentative moderne qui puise son origine dans la Grande Charte anglaise, ni surtout avec le règne de la loi, sans lequel il n'est pas de liberté individuelle.

- La société de confiance :

La société de confiance, caractéristique de la chrétienté occidentale, est née aux alentours de l'An Mil, comme le rappelle l'historien et essayiste Claude Fouquet (Nouvelle Histoire de l'Europe, 2013).

Dans les villages de cette époque, les coutumes ont, au fil des générations, acquis force de loi et il est devenu impossible à quiconque, y compris aux puissants, de les enfreindre. Un guerrier ou un évêque ne pouvait par exemple user de son autorité pour enlever à un paysan la terre qu'il avait reçue de ses aïeux.

Ainsi s'est forgé le droit que les Anglais nomment fort justement common law (« loi commune »), pour rappeler qu'il est issu de la coutume. Le « règne de la loi » (rule of law)  est devenu un obstacle rédhibitoire à l'arbitraire et à la tyrannie (note). Il ne doit pas être confondu avec l'État de droit d'inspiration bismarkienne. Dès l'époque médiévale, les sociétés occidentales apparaissent de ce fait comme peu ou prou « démocratiques » en ce sens qu'une multitude de contre-pouvoirs limitent l'arbitraire du souverain.

On peut voir l'origine de cette miraculeuse naissance de la société de confiance dans le fait que l'Europe occidentale, de l'Èbre (Espagne) à l'Elbe (Allemagne), a été du Xe siècle à nos jours épargnée par les invasions. C'est une particularité qui la distingue de toutes les autres régions du monde, victimes à un moment ou un autre d'envahisseurs venus d'ailleurs, qu'il s'agisse des nomades mongols et turcs en Eurasie ou... des Européens dans le Nouveau Monde. Elle a permis au droit coutumier occidental de se renforcer de génération en génération, sans risque d'être anéanti.

L'Europe en construction a-t-elle des racines ?

Cette rapide recension des fondements de la civilisation occidentale montre qu'ils ont peu à voir avec l'Antiquité et même avec le christianisme, lequel est une religion à vocation universelle, aussi à son aise en Occident qu'en Afrique tropicale, en Orient ou en Extrême-Orient.

Si nos sociétés ont des racines, celles-ci sont à chercher dans le bouillon médiéval de l'An Mil, dans lequel se sont agglomérés les apports les plus divers (y compris bien entendu le christianisme, nourri par la Tradition et les théologiens).

Que dire alors de l'Europe en construction? L'idée européenne a été portée sur les fonts baptismaux après la Seconde Guerre mondiale et au plus fort de la « guerre froide » par des élites désireuses de renforcer le camp occidental pro-américain face à la menace soviétique. Cette motivation ayant disparu avec la mort de l'URSS, on lui a substitué une autre motivation : réaliser l'économie de marché dont rêvent les théoriciens néolibéraux.

Ce rêve-là, qui a débouché sur la monnaie unique et la crise actuelle, est en radicale contradiction avec les traditions européennes que nous avons recensées plus haut. Il est en train, méthodiquement, de ruiner la démocratie et la société de confiance.

Dans l'Europe qui se profile, les assemblées législatives nationales ont désormais pour principale fonction d'enregistrer les directives émises par des Conseils supranationaux sans lien direct avec les citoyens. Les membres de ces conseils sont cooptés ou agréés par les chefs de gouvernement sur des critères généralement inavouables (rarement celui de la compétence). Ils n'ont pas de compte à rendre aux citoyens mais se doivent de satisfaire les influents lobbyistes qui hantent leurs couloirs. Eux-mêmes légifèrent sur la base des recommandations émises par de très officiels « collèges d'experts ».

Le droit est quant à lui chamboulé par des changements incessants, de sorte qu'il perd ce qui fait sa force : la stabilité. C'est une conséquence indirecte du processus européen : d'une part le droit social s'adapte aux normes édictées par les bureaux de Bruxelles ; d'autre part, les parlements nationaux n'ayant plus la maîtrise des grands enjeux politiques et économiques se rabattent sur le reste, droit civil et droit pénal, et le modifient à tout va.

Le travail est en voie de se dissoudre dans une économie financière qui donne la primauté à la spéculation et à la recherche du profit immédiat, fut-ce en ruinant les industries nationales. Il y a deux siècles, le protestant François Guizot, ministre de Louis-Philippe Ier, exhortait ses compatriotes : « Enrichissez-vous par le travail, par l'épargne et la probité ». Ces mots sont aujourd'hui devenus inintelligibles aux classes dominantes qui, au lieu de travail, épargne et probité, pensent délocalisation et spéculation.

Ainsi sommes-nous en train de construire pour le meilleur et pour le pire une Europe en rupture totale avec son passé, une Europe hors-sol et sans plus de racines judéo-grecques que médiévales et chrétiennes.

Publié ou mis à jour le : 2023-11-22 18:17:48

Voir les 10 commentaires sur cet article

Felix (21-07-2017 09:58:04)

Commentaire a été envoyé signé par "Felix"
e-mail: mfsc@yahoo.com

Anonyme (21-07-2017 09:55:28)

L'idée d'une unification européenne qui avai déja fair l'objet de longs débats entre les gouvernements en exil à Londres durant la seconde guerre mondiale, a été reprise par deux personnalités... Lire la suite

Taisne (01-09-2013 18:59:31)

Et si on évoquait les Celtes? Ils nous ont laissé un riche héritage, y compris dans notre vocabulaire...

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