Le moine bourguignon Raoul Glaber (985-1047) a laissé de passionnants témoignages de son époque, l'An Mil, dans une somme en cinq volumes intitulée Histoires : la « Grande Peur de l'An Mil », une famine en Bourgogne, une assemblée de paix, une « blanche robe d'église »...
L'auteur des textes suivants est un Bourguignon connu sous le nom de Raoul Glaber (ou Rodulfus le Glabre ou le Chauve). Moine à 12 ans, d'une inconduite notoire, il va d'abbaye en abbaye jusqu'à la prestigieuse abbaye de Cluny, dans les années 1030-1040 (l'abbé en est alors Odilon, qui sera plus tard canonisé).
Doté d'un réel talent littéraire mais crédule et peu rigoureux, il écrit en latin, la langue universelle du Moyen Âge, une somme en cinq volumes intitulée Histoires qui retrace l'évolution de la chrétienté de l'an 900 à l'an 1044, à l'aube du « beau Moyen Âge ».
La « Grande Peur de l'An Mil »
Rappelons-le sans attendre, Raoul Glaber est, à son corps défendant, à l'origine d'un mythe fallacieux : la « Grande Peur de l'An Mil » !
L'erreur vient du passage suivant :
« La même année, la millième après la Passion du Seigneur, le troisième jour des calendes de juillet, un vendredi vingt-huitième jour de la lune, se produisit une éclipse ou obscurcissement du soleil, qui dura depuis la sixième heure de ce jour jusqu'à la huitième et fut vraiment terrible. Le soleil prit la couleur du saphir, et il portait à sa partie supérieure l'image de la lune à son premier quartier. Les hommes, en se regardant entre eux, se voyaient pâles comme des morts... ».
Sur la foi de ce passage et de quelques autres plus tardifs, le grand historien romantique Jules Michelet écrit sans sourciller au premier chapitre du livre IV de son Histoire de France : « C'était une croyance universelle au Moyen Âge, que le monde devait finir avec l'an 1000 de l'Incarnation » et encore : « Cet effroyable espoir du Jugement dernier s'accrut dans les calamités qui précèdèrent l'an 1000 ». C'est ainsi qu'est créé le mythe de la « Grande Peur de l'An Mil ».
Il est vrai que les rares clercs instruits de l'époque, tel Raoul Glaber, pouvaient trouver des motifs de crainte dans l'interprétation du chapitre XX de l'Apocalypse de Saint Jean (l'un des textes du Nouveau Testament) où il est dit que le diable serait lâché sur le monde mille années après la venue du Christ. Pour désigner cette peur fondée sur un chiffre rond : la millième année suivant la mort du Christ, autrement dit l'an 1033 selon le comput traditionnel, on a même inventé vers 1840 un mot nouveau : le millénarisme (de Millenium, qui désigne une très longue période de temps, pas forcément de 1000 ans).
Aujourd'hui, à la suite de Georges Duby (L'An Mil, Julliard, 1967), les historiens ont fait litière de ce mythe. La très grande majorité des Européens d'il y a mille ans étaient illettrés et n'avaient aucune connaissance de la chronologie ni de la datation. La plupart se représentaient l'époque du Christ comme très proche de la leur et rien ne permet de croire qu'ils aient pu craindre la fin du monde.
Une famine en Bourgogne
Raoul Glaber décrit ici une famine dont il a été témoin vers 1030 en Bourgogne. Sans doute cette description poignante reflète-t-elle une situation relativement courante à son époque... et quelque peu semblable à ce que connaissent encore certaines régions de notre monde :
« À l'époque suivante, la famine commença à étendre ses ravages sur toute la terre et l'on put craindre la disparition du genre humain tout entier. Les conditions atmosphériques se firent si défavorables qu'on ne trouvait de temps propice pour aucune semaille, et que, surtout à cause des inondations, il n'y eut pas moyen de faire les récoltes. On eût dit vraiment que les éléments hostiles se livraient bataille ; et il n'est pas douteux qu'ils exerçaient la vengeance sur l'insubordination des hommes. Des pluies continuelles avaient imbibé la terre entière au point que pendant trois ans on ne put creuser de sillons capables de recevoir la semence. Au temps de la moisson, les mauvaises herbes et la triste ivraie avaient recouvert toute la surface des champs. Un muid de semence, là où il rendait le mieux, donnait à la récolte un setier, et le setier lui-même en produisait à peine une poignée. Cette stérilité vengeresse avait pris naissance dans les contrées de l'Orient ; elle dévasta la Grèce, elle arriva en Italie, et de là, communiquée à la Gaule, elle traversa ce pays et atteignit les tribus des Anglais. Comme le manque de vivres frappait la population toute entière les grands et ceux de la classe moyenne devenaient hâves avec les pauvres ; les pillages des puissants durent s'arrêter devant le dénuement universel. Si par hasard l'on trouvait en vente quelque nourriture, il était à l'arbitraire du vendeur de prendre le prix ou d'exiger davantage. En bien des endroits, un muid se vendait soixante sous et un setier quinze sous. Cependant, quand on eut mangé les bêtes sauvages et les oiseaux, les hommes se mirent, sous l'empire d'une faim dévorante, à ramasser pour les manger, toutes sortes de charognes et de choses horribles à dire. Certains eurent recours pour échapper à la mort aux racines des forêts et aux herbes des fleuves ; mais en vain : le seul recours contre la vengeance de Dieu, c'est de rentrer en soi-même. Enfin, l'horreur saisit au récit des perversions qui régnèrent alors sur le genre humain. Hélas ! chose rarement entendue au cours des âges, une faim enragée poussa les hommes à dévorer de la chair humaine. Des voyageurs étaient enlevés par de plus robustes qu'eux, leurs membres découpés, cuits au feu et dévorés. Bien des gens qui se rendaient d'un lieu à un autre pour fuir la famine, et avaient trouvé en chemin l'hospitalité, furent pendant la nuit égorgés, et servirent de nourriture à ceux qui les avaient accueillis. Beaucoup, en montrant un fruit ou un oeuf à des enfants, les attiraient dans des lieux écartés, les massacraient et les dévoraient. Les corps des morts furent en bien des endroits arrachés à la terre et servirent également à apaiser la faim... ».
Ce commentaire de Raoul Glaber évoque le mouvement des « assemblées de paix »qui s'est développé dans la chrétienté occidentale à partir de l'An Mil, en Aquitaine d'abord puis dans le reste de l'Europe occidentale. Sous la conduite des abbés et des évêques, ces assemblées ont contribué à adoucir les moeurs des guerriers et permis d'installer des trêves durables (« paix de Dieu ») dans les guerres privées qui ravageaient les campagnes. Elles ont permis le renouveau économique, démographique, social et spirituel de l'An Mil :
« Dans l'année qui suivit cette effroyable calamité, ce fut la millième année de la Passion du Seigneur, nuées et tempêtes s'étant apaisées en hommage à la bonté et la miséricorde divines, la face du ciel se mit à resplendir (...), tandis que la surface verdoyante du sol portait du fruit en abondance, éloignant la famine. C'est alors que, tout d'abord dans les régions de l'Aquitaine, les évêques, les abbés et les autres hommes voués à la sainte religion commencèrent à réunir tout le peuple en des assemblées, auxquelles on apporta de nombreux corps de saints et d'innombrables châsses remplies de saintes reliques. De là, par la province d'Arles, puis celle de Lyon ; et, ainsi par toute la Bourgogne et jusque dans les contrées les plus reculées de la France, il fut annoncé dans tous les diocèses qu'en des lieux déterminés, les prélats et les grands de tout le pays allaient tenir des assemblées pour le rétablissement de la paix et pour l'institution de la sainte foi. Quand la nouvelle de ces assemblées fut connue de toute la population, les grands, les moyens et les petits s'y rendirent pleins de joie, unanimement disposés à exécuter tout ce qui serait prescrit par les pasteurs de l'Eglise ; une voix venant du ciel et parlant aux hommes sur la terre n'eût pas fait mieux. Car tous étaient sous l'effet de la terreur des calamités de l'époque précédente, et tenaillés par la crainte de se voir arracher dans l'avenir les douceurs de l'abondance.
Une notice, divisée en chapitres, contenait à la fois ce qu'il était défendu de faire et les engagements sacrés qu'on avait décidé de prendre envers le Dieu tout-puissant. La plus importante de ces promesses était celle d'observer d'observer une paix inviolable ; les hommes de toutes conditions, de quelque méfait qu'ils fussent coupables, devaient désormais pouvoir aller sans crainte et sans armes. Le voleur ou celui qui avait envahi le domaine d'autrui était soumis à la rigueur d'une peine corporelle. Aux lieux sacrés de toutes les églises devait revenir tant d'honneur et de révérence que, si un homme, punissable pour quelque faute, y faisait refuge, il ne subissait aucun dommage, sauf s'il avait violé ledit pacte de paix ; alors, il était saisi, arraché à l'autel et devait subir la peine prescrite. Quant aux clercs, aux moines et aux moniales, celui qui traversait un pays en leur compagnie ne devait souffrir de violence de quiconque (...) ».
Le « printemps du monde »
A posteriori, l'An Mil nous apparaît comme une période de renouveau. Au tréfonds d'une société misérable, comme des graines sous la neige, des forces spirituelles sont en train de germer et vont s'épanouir sous la forme d'une grande et belle civilisation, la nôtre. L'historien Georges Duby, auquel sont empruntées ces traductions (L'An Mil , 1990), parle très justement de « printemps du monde » pour qualifier l'époque.
Raoul Glaber lui-même a eu conscience de ce renouveau, à preuve le passage ci-après de ses Histoires qui témoigne de façon poétique de l'essor religieux aux alentours de l'An Mil, tandis que l'art roman émerge et que s'épanouit la foi chrétienne :
« Comme approchait la troisième année qui suivit l'An Mil, on vit dans presque toute la terre, mais surtout en Italie et en Gaule, rénover les basiliques des églises ; bien que la plupart, fort bien construites, n'en eussent nul besoin, une émulation poussait chaque communauté chrétienne à en avoir une plus somptueuse que celle des autres. C'était comme si le monde lui-même se fut secoué et, dépouillant sa vétusté, ait revêtu de toutes parts une blanche robe d'église ».
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