Pour comprendre notre appétence pour les énergies de toutes sortes (dico), il faut nous rappeler que la maîtrise de l’énergie est l’essence même de l’humanité, bien plus que la fabrication et l’utilisation d’outils.
Tous les progrès matériels de l’espèce humaine depuis l’aube des temps sont venus de sa capacité à transformer et mettre à son service l’énergie primaire disponible dans son environnement (soleil, vent, eau, etc.). De la sorte, nous en sommes arrivés à démultiplier dans des proportions phénoménales les réserves d’énergie qui nous ont été octroyées par dame Nature.
L’expert Jean-Marc Jancovici le souligne sans relâche au fil de ses livres et de ses conférences : un homme au travail est au mieux capable de restituer ou fournir en une journée de l’ordre d’un demi-kilowattheure d’énergie mécanique.
En comparaison, la combustion d’un litre d’essence donne 10 kWh d’énergie thermique et, après conversion dans un moteur, 2 à 4 kWh d’énergie mécanique, autrement dit l’équivalent d’une dizaine de journées de travail humain. Grâce à quoi notre productivité est jusqu'à cent fois supérieure à ce qu'elle était sous l'Antiquité...
Le feu, indissociable de notre humanité
Beaucoup d’espèces animales en-dehors de l’homme utilisent des outils mais aucune n’a jamais maîtrisé le feu comme le font les hommes depuis plus de 400 000 ans ainsi que le note avec finesse Victor Court (L’Emballement du monde, écosociété, 2022).
Cette innovation radicale a permis à nos très lointains ancêtres de consommer des aliments cuits et en particulier de la viande. La viande, qu’est-ce ? Rien d’autre que de l’énergie primaire sous forme de végétaux que des animaux ont pris la peine de convertir en énergie et en nutriments plus immédiatement assimilables par notre organisme.
En facilitant son ingestion et sa consommation, la cuisson par le feu a entraîné une grande économie d’énergie chez les individus du genre Homo duquel dérive notre espèce Sapiens et quelques autres aujourd’hui disparues. Ainsi leur cerveau, très gourmand en énergie, a-t-il pu continuer de croître en volume cependant que leur denture et leur système digestif ont pu diminuer en taille.
À la différence des ruminants par exemple, dont toute l’existence se passe à… ruminer, Homo Sapiens a pu prendre du temps pour se divertir, soigner l’éducation de sa progéniture, peindre des fonds de grotte, tailler quelques beaux objets en os, bref, se civiliser. Qui plus est, comme il est illusoire qu’un homme seul, armé d’un simple propulseur, puisse traquer et tuer un renne, Homo Sapiens a développé des stratégies de chasse coopératives et l’on peut y voir au moins en partie l’origine de la sociabilité humaine.
Ces premières sociétés de chasseurs-cueilleurs pratiquent des échanges sous la forme de dons et contre-dons (celui qui reçoit un cadeau se sent dans l’obligation d’en faire un à son tour, plus tard, afin d’entretenir l’amitié !). Il semble aussi qu’elles ignorent la guerre par le simple fait qu’il y a bien assez d’espace pour combler les besoins de chaque clan. Pour la même raison, l’absence de promiscuité, elles sont peu sensibles aux épidémies.
Pour ajouter à ce tableau qui paraît idyllique, précisons que les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique ignorent les préjugés de sexe : d’après les enseignements recueillis dans les sites funéraires, il apparaît que les femmes ont tout autant que les hommes le privilège de chasser… et de se faire parfois embrocher par un animal vindicatif.
Puis, très progressivement, des groupes de chasseurs-cueilleurs se sédentarisent. De l’avis de l’anthropologue James Mellaart, ce serait pour des motifs religieux, afin d’entretenir des temples et leur clergé, que sont nés les premiers villages permanents, à l’exemple de Çatal Höyük, au VIIIe millénaire avant notre ère, en Asie Mineure (Turquie actuelle).
Le concept, en tout cas, ne tarde pas à se répandre car, d’évidence, la vie sédentaire est plus confortable que la vie nomade pour les jeunes mères et les tout-petits. Cette sédentarisation précède l’agriculture et l’élevage ainsi que le souligne l’anthropologue Jacques Cauvin, contrairement à ce que supposait Karl Marx... En d’autres termes, la technique est fille des mœurs.
Avec la sédentarisation, il s’ensuit un début de différentiation sexuelle des tâches, les hommes se réservant la chasse. Les femmes, quant à elles, pratiquent plutôt la cueillette et en viennent à semer des graines autour de leur village, évitant ainsi de trop longs déplacements. La domestication des végétaux puis des animaux conduit au développement de l’agriculture et de l’élevage. C’est l’avènement d’une nouvelle ère, le Néolithique (dico), plus inégalitaire, plus brutal, mais aussi plus propice à la survie des enfants et donc à la croissance démographique.
Le feu est en beaucoup d’endroits mis à profit pour défricher des pans de forêt et cultiver pendant quelques années des tubercules et des céréales dans cet espace fertilisé par les cendres. Une fois le sol épuisé, on va voir ailleurs. Cette agriculture sur brûlis, qui requiert de vastes espaces, est encore pratiquée dans les régions équatoriales (Afrique, Insulinde). Au Ghana et en Côte d’Ivoire, les paysans, faute d’avoir appris d’autres méthodes, l’appliquent à la culture du cacao, au prix d’un déboisement accéléré de leur pays.
Les outils au service de la croissance
La culture des céréales nécessite de pouvoir stocker les graines à l’abri en attendant de les semer. Certains y réussissent mieux que d’autres et il s’ensuit des différentiations sociales, des rivalités entre les clans… et une montée des conflits dès le VIe millénaire avant notre ère.
Dans Homo domesticus (La Découverte, 2019), l’anthropologue américain James Scott suggère aussi que les céréales se sont prêtées à la formation des premiers États, que ce soit le blé, l’orge, le maïs, le millet, le riz ou le quinoa. Contrairement aux légumineuses et aux tubercules, elles peuvent se stocker, se transporter et donc servir de base à l’impôt, pour financer une classe dirigeante, avec ses administrateurs et ses soldats ! C’est ce que l’on observe en Égypte, en Chine, en Mésopotamie ou encore en Amérique centrale.
La pression démographique et la pression fiscale suscitent le besoin d’accroître les productions. Quand celles-ci sont limitées par le manque de main-d’œuvre, les États y remédient par la capture d’esclaves. « En conséquence, durant les premiers millénaires de l’Antiquité, la guerre ne visait pas tant la conquête des territoires que la soumission de nouvelles populations », note Victor Court.
Quand le recours aux travailleurs forcés et aux esclaves atteint ses limites et que la terre commence à se faire rare, les hommes se tournent vers l’innovation technique, cela en vue d’améliorer le rendement des récoltes.
L’Égypte et la Mésopotamie développent très tôt des systèmes d’irrigation savants et mettent au point des norias destinées à puiser l’eau dans les canaux et le fleuve ; c’est autant d’énergie humaine économisée. En Gaule, l’archéologie atteste de nombreuses innovations dès avant la conquête romaine : outils métalliques, barriques, moissonneuse, etc.
La Chine des Han (221 av. J.-C. à 221) témoigne d’une inventivité exceptionnelle : semoirs à graines, harnais à collier pour les chevaux, charrues lourdes avec versoir en fonte. Pour la production de métal, elle commence même à exploiter le charbon de terre (houille), d’un meilleur rendement énergétique que le charbon de bois.
L’empire romain, à son apogée, fonde quant à lui sa prospérité sur les guerres de conquête qui lui apportent des richesses et des esclaves à profusion. Dans ces conditions, avec une main-d’œuvre aussi bon marché, pas besoin de se torturer l’esprit pour économiser le travail.
Tout change avec l’Antiquité tardive (IIIe et IVe siècles) : l’empire demeure assez riche et puissant pour entretenir une armée de 600 000 hommes mais il n’y a plus de conquêtes et pour ne rien arranger, la natalité décline fortement. Faute d’esclaves, les grands propriétaires s’efforcent par différents moyens d’attacher les paysans à leur terre. C’est le colonat, lointain prélude au servage médiéval.
Et puis, plus sûrement, chacun active son intelligence pour pallier le manque de main-d’œuvre. Dans son essai Décadence romaine ou antiquité tardive ? IIIe-IVe siècle (1977), l'historien Henri-Irénée Marrou montre que ces deux siècles sont à l'origine de nombreuses inventions : le vêtement cousu, dérivé des braies gauloises, le livre relié, le moulin à eau et le moulin à vent, etc.
La situation se corse aux siècles suivants sous l’effet des grandes invasions. Le niveau de vie chute brutalement dans l’empire d’Occident ainsi que l’a montré l’archéologue britannique Bryan Ward-Perkins (La chute de Rome, 2014). Il en va de même en Chine, tant du fait des invasions que des séditions dont la plus connue est celle d’An Lushan.
L’An Mil marque un renouveau aux deux extrémités de l’Eurasie, en partie grâce à un léger réchauffement climatique, l’« Optimum médiéval ». Sous la dynastie Song, la civilisation chinoise brille de tous ses feux. Elle est même en passe de réussir sa révolution industrielle et ses ateliers sidérurgiques peinent à répondre à la demande de fonte, plusieurs centaines de milliers de tonnes par an ! Las, tout s’effondre avec l’irruption de Gengis Khan et de ses fils, des redoutables Mongols.
Rien de tel dans la chrétienté européenne. Dans les trois siècles qui suivent l’An Mil, la population va pratiquement tripler grâce au redoux climatique et surtout à la consolidation des sociétés et à l’amélioration des techniques. Elle n’aura à connaître ni invasion ni migration de masse ni esclavage et ce privilège insigne va se prolonger pendant tout le millénaire.
Il s’ensuit que, génération après génération, les coutumes prendront force de loi et établiront une société de confiance propice à l’entreprenariat. En l’absence de main-d’œuvre servile venue d’outre-mer, les innovations se multiplient dans l’agriculture comme dans l’industrie… et l’art militaire.
L’étrier, emprunté aux barbares Avars au VIIIe siècle, va offrir aux cavaliers une très grande stabilité et leur permettre de déployer toute leur énergie, bien campés sur leur monture. Au combat, sous leur armure, ils feront l’effet d’un véritable char d’assaut ! Ce sera l’âge d’or de la chevalerie, élite guerrière dont l’Église et le souverain veilleront à canaliser les ardeurs.
Grâce à des engins de levage comme la « cage à écureuil », on arrive à lever des pierres à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, ce qui autorise la construction de cathédrales vertigineuses.
Mais le changement le plus visible concerne sans aucun doute le monde rural. Pas un pouce de terre qui ne soit remodelé par l’homme. On défriche les forêts, on plante des haies, on assèche les marais, on conçoit en bord de mer d’ingénieux marais salants qui utilisent directement l’énergie solaire pour extraire le sel de l’eau de mer alors qu’en d’autres régions du monde, on continue encore aujourd’hui de faire bouillir cette eau à grand renfort de bois.
Par-dessus tout, on domestique les eaux vives des torrents et des rivières. Pas un cours d’eau, pas une chute qui ne soit équipé d’une roue à aubes, autrement dit d’un moulin à eau avec roue verticale. L’énergie communiquée par le courant fait tourner la roue et son arbre. Celui-ci peut actionner une pierre à meuler pour moudre le grain et le transformer en farine. Associé à un arbre à cames, il permet aussi d’actionner un pilon, pour fouler la laine ou encore pour écrouir le métal dans une forge. On peut encore voir dans l’abbaye cistercienne de Fontenay, au cœur de la Bourgogne, une véritable usine métallurgique installée au bord d’un torrent.
Les Européens de cette époque font feu de tout bois, si l’on ose dire. Ainsi aménagent-ils des moulins à marée dans les estuaires. Et les croisades leur ayant permis de découvrir les moulins à vent, une invention sans doute iranienne, ils les adoptent sans attendre. Toutes les collines en sont bientôt couvertes.
L’historien Jean Gimpel (La révolution industrielle du Moyen Âge, 1975) évalue à l’équivalent d’une ou deux tranches nucléaires la puissance fournie par ces dizaines de milliers de moulin à eau ou à vent, ce qui n’est pas rien. Et jusqu’à la fin du XIXe siècle, ces formes d’énergie vont continuer de se développer en Europe et dans le Nouveau Monde. Il n’est que de songer aux six millions d’éoliennes rustiques qui ont permis d’arroser les plaines du Middle West américain.
Au milieu du XIVe siècle, la chrétienté médiévale est déjà un « monde plein » avec, même, dans beaucoup de terroirs, une densité de population supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui. La saturation de l’espace et la vitalité des communications font que l’épidémie de peste se répand très vite, en quelques semaines, sitôt après que le bacille a débarqué à Marseille. On a connu cela aussi avec le covid-19 mais fort heureusement avec une bien moindre mortalité.
Dans le même temps, le climat se refroidit. On entre pour quatre siècles dans le « Petit Âge glaciaire » ! Les récoltes se faisant moins abondantes, les riverains de l’Atlantique et de la mer du Nord prennent la mer pour aller pêcher la morue et le hareng au large de Terre-Neuve, dans les gigantesques bancs de poissons descendus de l’océan Arctique, lui-même devenu trop froid.
Poussés par la nécessité, pêcheurs et armateurs du Portugal, de Biscaye, de Normandie, de Flandre, etc. améliorent les techniques de navigation hauturière (en haute mer). Ils adoptent la boussole et le sextant, apprennent à maîtriser le vent dans les voiles… Les voilà bientôt prêts pour partir à la découverte du vaste monde, d’abord le long des côtes africaines, puis à travers l’océan Indien et l’océan Atlantique.
À la même époque, en 1405, l’empereur de Chine arme une flotte énorme sous la conduite de l’amiral Zheng He en vue d’explorer l’océan Indien et d’obtenir la soumission ou l’alliance de ses souverains. Cette « Flotte des Trésors » va mener à bien la mission avant d’être mise au rebut en 1433. C’est que le bien-nommé Empire du Milieu se satisfait plutôt bien de ses abondantes ressources et n’a que faire d’aventures ultramarines…
Rien de tel pour nos marins portugais, basques ou normands. Pauvres et ne bénéficiant que d’un soutien à éclipses de leur souverain, ils se lancent avec hargne et furie sur la route des épices. Ils font commerce de tout et notamment des esclaves.
Ca tombe bien car ils souhaitent exploiter les mines et les terres du Nouveau Monde et manquent pour cela de main-d’œuvre, l’Amérique ayant été dépeuplée par la variole qu’ont introduite à leur insu les marins de Christophe Colomb.
Les colons vont pouvoir cultiver le tabac et surtout le sucre au prix de la sueur et du sang africains, sans que quiconque s’en émeuve en Europe, à l’exception de quelques grands esprits, et sans qu’eux-mêmes se donnent la peine, comme en Europe, d’améliorer leurs techniques et leurs outils de façon à économiser l’énergie humaine.
« Ne jugeons toutefois pas trop vite nos ancêtres : nous ne versons pas plus de larmes qu’eux lorsque nous achetons des vêtements H&M fabriqués au Bangladesh dans des conditions horribles, ou bien quand nous faisons le plein d’essence de notre SUV, même si nous connaissons bien les implications écologiques et sociales de tels gestes, » note Victor Court.
Au début du XIXe siècle, l’esclavage semblait voué à disparaître en Amérique du fait de la vigueur du mouvement abolitionniste et aussi de la concurrence du sucre de canne, principale production esclavagiste, par le sucre de betterave. Contre toute attente, il va être relancé aux États-Unis grâce à une invention qui a rendu le coton américain plus concurrentiel que le coton produit en Égypte et en Orient. En 1793, un mécanicien, Eli Whitney, met au point une égreneuse à coton grâce à laquelle les planteurs du Sud vont pouvoir mécaniser le travail par lequel on sépare le coton proprement dit de sa tige. Ce travail nécessitait jusque-là une grande quantité de main-d’œuvre servile et nuisait à la rentabilité de la production cotonnière. Là-dessus, la fin des guerres napoléoniennes ramène la prospérité en Europe et entraîne une rapide croissance de la demande de tissus en coton. Du coup, le coton remplace bientôt le tabac comme principale source de richesse au sud des États-Unis. Mais par un « effet rebond » spectaculaire, l'accroissement de la production en vient à exiger beaucoup plus de main-d’œuvre servile que l'égreneuse d'Eli Whitney ne permet d'en économiser ! Il s'ensuit une intensification de la traite d'esclaves en provenance d'Afrique et la « funeste institution » s'en trouve renforcée.
La « grande divergence »
Au début du XVIe siècle, l’humanité ne fait plus qu’une grâce aux marins espagnols et portugais, Colomb, Vasco de Gama, Magellan, etc. Il ne manque à la grande famille humaine que les habitants de l’Australasie, encore ignorés du reste des hommes…
En matière de développement économique, scientifique et technique, cette humanité apparaît singulièrement homogène. En 1526, à Mohacs et Panipat, des batailles mettent aux prises Hongrois et Ottomans d’un côté, Turco-Mongols et Indo-Iraniens de l’autre. Les uns et les autres disposent d’une artillerie aussi performante que celle des Français ou des Anglais à la même époque. En Chine comme en Inde, le niveau de vie des populations n’a rien à envier à celui des Européens.
L’immense Eurasie est alors dominée par trois empires : l’empire Moghol (Inde), la Chine, l’empire ottoman. Bientôt complétés par la Russie et l’Iran, ces empires, qui reposent sur le pouvoir absolu d’un souverain, vont perdurer jusqu’au XIXe siècle et même au-delà.
Deux régions font exception : le Sud-Est asiatique et l’Europe occidentale. L’une et l’autre sont divisées en de nombreux royaumes rivaux et cette division pourrait s’expliquer aux dires de certains historiens par leur configuration géographique originale, avec des isthmes et des îles très échancrés où la mer et l’océan pénètrent de partout, facilitant les communications mais entravant l’unité politique ! Cela dit, si le Sud-Est asiatique n’a pas connu le destin exceptionnel de l’Europe occidentale, c’est qu’à la différence de celle-ci, il a été largement exposé à toutes les influences extérieures.
À l’abri des invasions et migrations diverses, les royaumes issus du Moyen Âge européen se sont transformés « par le fer et le sang » (Bismarck) en autant d’États-nations pour le meilleur et pour le pire.
Le droit coutumier forgé au Moyen Âge a limité drastiquement le pouvoir des souverains. Louis XIV lui-même, que l’on dit roi « absolu » (dico), n’avait guère plus de pouvoir qu’un président de la Ve République. Bénéficiant d’un cadre juridique stable et équitable, les gens ordinaires pouvaient donner libre cours à leurs talents et leurs compétences. Nul n’avait à craindre une arrestation arbitraire par le souverain ou une spoliation par l’un de ses courtisans, comme à Constantinople, Delhi ou Pékin.
Les rivalités entre les États furent par ailleurs source d’émulation féconde. Quand le Portugal puis l’Espagne usèrent leur énergie sur les océans, la Hollande et l’Angleterre prirent le relais avec le succès que l’on sait. Dans un registre plus aimable, les multiples principautés allemandes issues des traités de Westphalie rivalisèrent dans les arts faute de pouvoir se faire la guerre et c’est ainsi que nous eûmes Bach, Mozart, Goethe, Schiller, Beethoven et bien d’autres !
Il s’ensuit que dès le début du XVIIe siècle, une divergence s’amorce entre l’Europe occidentale et le reste du monde. En 1601, quand le Jésuite Matteo Ricci se présente à la cour de Pékin, il est accueilli à bras ouverts, pas pour ses sermons sur l’Évangile mais pour ses connaissances en astronomie et mathématiques ainsi que pour les merveilles qu’il offre à l’empereur : un clavecin, une mappemonde et deux horloges à sonnerie.
Tout est en place pour la révolution industrielle. Elle va changer le monde aussi complètement que la révolution néolithique et bien plus vite que celle-ci. Mais cette révolution aura un prix comme la précédente : fondée sur l’exploitation à outrance des énergies fossiles, elle va entraîner des dommages environnementaux et un changement climatique dont nous commençons à peine à prendre la mesure.
L’Europe en marche vers la révolution industrielle
Le développement des échanges en Europe et au-delà va de pair avec celui des activités manufacturières.
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, dans les ateliers et les usines, les machines fonctionnent très majoritairement grâce à la force hydraulique et à celle du vent. C’est par centaines de milliers que se comptent en Europe les moulins à eau et les moulins à vent. Aujourd’hui encore, tous nos cours d’eau sont bordés d’ateliers généralement en ruine qui attestent de cette vénérable activité.
Les besoins de chauffage s’accroissent aussi, tant dans les foyers domestiques que dans les ateliers (métallurgie, textile, verrerie, etc.). Aussi, dès les XVIe et XVIIe siècles, Anglais et Hollandais commencent à connaître des pénuries de bois et doivent en importer de la Baltique.
En Hollande, la tourbe, présente en abondance, apporte un utile complément mais elle s’avère polluante et d’un faible rendement calorique. En Angleterre, on se rabat sur le charbon de terre, également très polluant mais d’un excellent rendement calorique. Son extraction, dans des conditions très rudes, passe de deux millions de tonnes en 1600 à trois millions en 1700 et dix millions de tonnes en 1800.
Et voilà le miracle qui va changer le cours de l’Histoire : des savants et des techniciens vont trouver moyen de convertir une énergie fossile, le charbon en l’occurrence, en énergie mécanique et non plus seulement thermique !
Cela commence avec un Français, Denis Papin (1647‑1713), un protestant natif de Blois qui quitta la France suite à la révocation de l’édit de Nantes en 1685 et finit sa vie à Londres. Passionné de physique, il invente le premier ensemble cylindre-piston fonctionnant à la vapeur. Il ne s’agit de rien moins que de la première machine à vapeur. Denis Papin a immédiatement eu conscience du caractère révolutionnaire de son invention mais n’a pas su la promouvoir.
Là-dessus, un pasteur et mécanicien anglais du Devonshire réfléchit aux mines de la région, régulièrement inondées. Sur le principe du cylindre-piston, il met au point en 1712 une machine destinée à pomper l’eau. Une chaudière chauffée au charbon comme il se doit produit de la vapeur qui chasse un piston vers le haut. Puis, la vapeur est refroidie par pulvérisation d’eau froide et, en se liquéfiant, fait redescendre le piston. Ce va-et-vient actionne un balancier à l’extrémité duquel une chaîne remonte l’eau du puits.
Malgré un rendement très médiocre, la machine démontre qu’il est possible de convertir de l’énergie fossile en mouvement mécanique. Il appartiendra à l’ingénieur écossais James Watt d’améliorer son rendement en ajoutant à la machine une chambre de condensation séparée.
À partir de là, les choses s’enchaînent très vite. Fonctionnant au charbon, les machines à vapeur permettent dans un premier temps d’extraire encore plus de charbon en pompant l’eau dans des mines de plus en plus profondes ! Puis, dès 1800, apparaissent des machines à vapeur qui actionnent une roue et permettent de filer le coton.
Ces machines étant trop volumineuses pour être embarquées, l’ingénieur anglais Richard Trevithick a l’idée d’une chaudière à vapeur sous pression plus compacte, grâce à quoi il peut lancer en 1804 la première locomotive. Un siècle plus tard, on comptera 250 000 kilomètres de voies ferrées en Europe et presque autant en Amérique du nord où, dès 1869, une voie ferrée relie l’Est à l’Ouest des États-Unis ! Mais bien plus que le « cheval-vapeur », mesure de puissance préconisée par James Watt, c’est le cheval qui reste le moyen de transport privilégié à la campagne et plus encore à la ville.
Tant dans l’industrie que dans les transports, le charbon va s’imposer au cours du XIXe siècle comme l’énergie reine. Il va en premier lieu asseoir la suprématie mondiale de l’industrie cotonnière anglaise. Importatrice de cotonnades indiennes au XVIIe siècle, l’Angleterre prend des mesures protectionnistes dès 1717 pour favoriser ses propres industriels. Puis, un siècle plus tard, forte de l’avantage concurrentiel apporté par la mécanisation de ses usines, elle ruine sans rémission l’industrie textile indienne, jusque-là très en avance sur le reste du monde.
Le charbon était-il indispensable à l’industrialisation de l’Angleterre et de l’Europe ? Le chercheur François Jarrige n’en est pas convaincu. Dans Face à la puissance, Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel (La Découverte, 2020), il montre comment les industriels ont privilégié le recours au charbon de préférence aux moulins à eau. Ces derniers imposaient d’aménager les usines là où était la source d’énergie. Tandis que le charbon, aisément transportable, laissait aux industriels le libre choix de l’implantation de leurs usines, de préférence dans les agglomérations riches en main-d’œuvre à bas coût.
Le charbon représente encore en 2018 près du tiers de l’énergie primaire consommée dans le monde derrière le pétrole et avant le gaz, avec un total de 3,5 milliards de tonnes. S’il n’est plus guère utilisé pour faire rouler les trains ou actionner des machines, il sert à produire de l’électricité, essentiellement en Chine et en Inde mais aussi en Pologne, en Allemagne et même en France où, suite à la guerre d’Ukraine, on a rouvert en catastrophe deux centrales à charbon à Cordemais (Loire-Atlantique) et Saint-Avold (Moselle).
En 1859, une deuxième énergie fossile entre en scène avec le forage en Pennsylvanie d’un premier puits de pétrole par Edwin Drake. Comme le charbon, le pétrole était connu et déjà utilisé sous l’Antiquité, quoiqu’en quantité très faible. Sa redécouverte aux États-Unis survient à point nommé, à un moment où les besoins d'éclairage n'arrivent plus à être satisfaits avec les bougies traditionnelles et les lampes à huile (de l’huile de baleine !). Le pétrole va donc révolutionner la vie quotidienne ! Il va aussi faire la fortune des raffineurs et du principal d’entre eux, John Davison Rockefeller, dont le nom va devenir synonyme de celui de Crésus.
Le meilleur reste à venir. Des ingénieurs songent à convertir le pétrole en énergie mécanique pour faire avancer des véhicules plus légers que les trains. L’Allemand Gottlieb Daimler conçoit en 1883 un moteur à combustion et en 1892, son compatriote Rudolf Diesel optimise ledit moteur avec un système d’allumage plus performant. Il espère, grâce à ses moteurs de petite taille et accessibles à tous, ouvrir la voie à une société fraternelle constituée de petites entreprises autonomes.
Au lieu de cela, très vite, l’industrie automobile devient le lieu d’une concurrence exacerbée qui voit le triomphe d’Henry Ford en 1908 avec le lancement de la première voiture fabriquée à la chaîne. Dans le même temps, les frères Wright utilisent un moteur à combustion pour faire voler en 1903 leurs premiers avions. C’est là aussi le démarrage d’une activité promise à un prodigieux avenir.
Un nouveau cap a été franchi en 1911, à Londres, quand le Premier Lord de l’Amirauté, un certain Winston Churchill, renonce au charbon et convertit les navires de la Royal Navy au pétrole pour augmenter leur vitesse et leur autonomie. Dans la foulée, il préconise une implantation britannique dans le Golfe Persique en vue de garantir l’approvisionnement en pétrole ! Celui-ci est devenu un élément stratégique vital pour toutes les grandes puissances, ce qu'il est encore aujourd'hui. Il en va de même du gaz naturel, un autre hydrocarbure utilisé principalement pour le chauffage et la production d’électricité.
L’électricité est une énergie secondaire produite à partir de l’une ou l’autre des énergies primaires. Elle a l’avantage d’être facilement transportable et de pouvoir être convertie à moindre coût en énergie mécanique ou en chaleur. Son inconvénient est de ne pouvoir être stockée sauf à passer par un convertisseur (batterie ou pile à hydrogène).
La découverte et la mise en œuvre de l’électricité sont l’œuvre d’une pléiade de grands savants et inventeurs géniaux du XIXe siècle, d’Alessandro Volta, André-Marie Ampère et Michael Faraday à Thomas Edison et Nikola Tesla.
En 1879, Edison met au point l’ampoule électrique qui va très vite les lampes à huile. Un premier train électrique est réalisé en 1881 en Allemagne. Le moteur électrique est appliqué aussi au métro de Londres en 1887 avant d’équiper les trolleybus. Les premières automobiles sont aussi mues à l’électricité avant que les adeptes du moteur à combustion n’y mettent le hola.
Mais au XXe siècle, l’électricité va s’imposer par son caractère pratique dans la mécanisation et la robotisation des usines et des bureaux ainsi que l’équipement des foyers domestiques en appareils électro-ménagers. Dans la deuxième moitié du siècle, la maîtrise de l’atome va offrir de nouvelles opportunités de satisfaire l’explosion des besoins.
Comme l’énergie demeure accessible à bas prix, toutes les améliorations de rendement se soldent par une extension des usages ! Ce phénomène a été mis en évidence par l’économiste William Jevons à propos des usages du charbon en 1865 (The Coal Question. An inquiry concerning the progress of the Nation, and the probable exhaustion of our coal-mines). Il montre que le fait de rendre les machines plus économes en énergie n'amène pas une baisse de la consommation globale de combustible, car les machines devenant plus productives, elles produisent à moindre coût et suscitent une demande accrue de leurs produits de sorte que l'on est conduit à utiliser davantage de machines.
Ce fameux paradoxe appelé « effet rebond » a déjà été illustré ainsi que nous l'avons montré par l'égreneuse à coton de Whitney. Il se vérifie aujourd'hui plus que jamais. Ainsi, quand les ingénieurs réduisent de moitié la consommation d’essence par kilomètre, les automobilistes ont le choix soit de couvrir la même distance avec deux fois moins d’argent, soit de parcourir deux fois plus de kilomètres avec autant d’argent ou de se tourner vers de plus gros véhicules à consommation constante. L'expérience montre que c’est la deuxième option qui a leur faveur. Le paradoxe de Jevons s’observe encore avec les ampoules LED (diodes électroluminescentes), réputées durables et à basse consommation. Elles ont entraîné depuis le début du XXIe siècle une multiplication par deux ou davantage des éclairages : allées de jardins, vitrines, façades, etc. On assiste par ailleurs à la multiplication des écrans vidéo publicitaires dans l’espace public, les couloirs du métro et les vitrines de magasins, etc.
Énergie : toujours plus !
De la Seconde Guerre mondiale à nos jours, la consommation d’énergie primaire a été multipliée par six, bien plus vite que la population des pays industrialisés en situation d'y avoir accès. Cette consommation a été stimulée par les coûts d’extraction très faibles des énergies fossiles ainsi que par une fiscalité très indulgente et le soutien actif des autorités.
En témoigne la détaxation du kérosène qui alimente les avions par la convention de Chicago, en 1945, afin d'encourager les vols commerciaux et d'offrir un débouché alternatif aux constructeurs aéronautiques menacés de devoir réduire leur activité suite à la victoire sur le nazisme.
Dans le domaine des transports terrestres, l'automobile pour tous, associée à la maison de banlieue, va symboliser le rêve américain. Les constructeurs automobiles et les pétroliers, en cheville avec les pouvoirs publics, s'activent dans ce sens. Ainsi rachètent-ils les compagnies de tramways, florissantes entre les deux guerres, et les laissent dépérir avant de les fermer, ainsi que le rapporte l'historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz.
C'est une amère désillusion pour l'historien Lewis Mumford qui, dans Technique et Civilisation (1932), imaginait comme Rudolf Diesel que l'Âge de l'électricité, venant après l'Âge du charbon, conduirait à une société fraternelle tissée de petites entreprises et de villes à taille humaine...
Depuis lors, notre consommation d'énergie s’est proprement emballée jusqu’à atteindre 14 000 Mtep (millions de tonnes d’équivalent-pétrole) en 2018, dont 81% d’énergies fossiles. Celles-ci décroissent légèrement en pourcentage mais continuent de croître en valeur absolue.
La diffusion de l’american way of life (le « mode de vie étasunien ») a conduit au tout-automobile et à l’avion pour tous, avec près de 100 millions de voitures produites chaque année et un milliard de véhicules de tous ordres en circulation sur la terre, dans les airs et dans les mers. L’une des conséquences en a été la suburbanisation, avec l’éclatement des villes anciennes, l'extension à l'infini des banlieues, l’artificialisation accélérée des sols et l'allongement des temps de transport.
La numérisation de la société et l’explosion des services en ligne (5G, métavers, Intelligence artificielle, etc.) promettent une nouvelle poussée de la demande d’énergie. Autant dire que la « transition énergétique » n’est pas faite.
Sévère, Jean-Baptiste Fressoz voit dans le « Pacte Vert » européen (le Green Deal) tout au plus une tentative de relance du capitalisme par l'investissement public dans un contexte de régression démographique et de consommation plus faible. Pas moins critique, Jean-Marc Jancovici juge irrépressible le lien entre énergie et croissance économique et, à moins d'une forte relance du nucléaire, il n'imagine pas de freiner les émissions de gaz à effet de serre sauf à accepter une sévère réduction de notre niveau de vie.
Ne perdons pas espoir. Dans un essai déjà vieux de quelques années, Une écologie de la liberté, j'ai ainsi suggéré de détourner chacun d'entre nous des consommations les plus énergivores de façon indolore, en agissant sur le prix des énergies tout en redistribuant le surcoût entre tous les citoyens. Semblable proposition a aussi été émise en janvier 2019 par plusieurs Prix Nobel américains dans une tribune du Wall Street Journal (voir le point 5 de la tribune, publiée ci-après). Le débat reste ouvert.
Le 17 janvier 2019, le Wall Street Journal a publié une tribune signée par 27 lauréats du prix Nobel d'économie, quatre présidents de la FED et deux anciens secrétaires d'État au trésor. La voici dans une traduction en français :
- Une taxe sur le carbone constitue le levier le plus rentable pour réduire les émissions de carbone à l’échelle et à la vitesse nécessaires. En corrigeant une défaillance bien connue du marché, une taxe sur le carbone enverra un puissant signal de prix qui exploite la main invisible du marché pour orienter les acteurs économiques vers un avenir faible en carbone.
- Une taxe sur le carbone devrait augmenter chaque année jusqu’à ce que les objectifs de réduction des émissions soient atteints et être neutre sur le plan des recettes pour éviter les débats sur la dimension de l’État. Une augmentation constante du prix du carbone encouragera l’innovation technologique et le développement d’infrastructures à grande échelle. Elle accélérera également la diffusion de biens et de services à faible intensité carbonique.
- Une taxe sur le carbone suffisamment robuste et progressivement croissante remplacera les diverses réglementations sur le carbone qui sont moins efficaces. La substitution d’un signal de prix aux règlements encombrants favorisera la croissance économique et fournira aux entreprises la certitude réglementaire dont elles ont besoin pour investir à long terme dans des solutions de rechange en matière d’énergie propre.
- Pour prévenir les fuites de carbone et protéger la compétitivité des États-Unis, un système d’ajustement frontalier du carbone devrait être établi. Ce système améliorerait la compétitivité des entreprises américaines qui sont plus écoénergétiques que leurs concurrents mondiaux. Cela inciterait également d’autres pays à adopter une tarification du carbone similaire.
- Pour maximiser l’équité et la viabilité politique d’une taxe croissante sur le carbone, toutes les recettes devraient être remises directement aux citoyens américains sous forme de remises forfaitaires égales. La majorité des familles américaines, y compris les plus vulnérables, y gagneront financièrement en recevant plus en « dividendes carbone » qu’elles ne paient en augmentation des prix de l’énergie.
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