20 janvier 2021. Nous pouvons décider de notre avenir mais nous ne pouvons pas changer l'Histoire et encore moins la juger. Nous pouvons seulement essayer de mieux la connaître afin de comprendre comment fonctionnent les êtres humains et les sociétés : c'est le travail dévolu aux historiens. Ceux-ci n'en finissent pas de réécrire le passé à la lumière de nouvelles découvertes, dans les archives et l'archéologie.
Dans les dernières décennies, c'est notre vision de la Préhistoire et de la Gaule qui a été bouleversée par la génétique et l'archéologie aérienne. Nous avons découvert en l'homme de Néandertal un lointain ancêtre plus évolué et bien moins brutal qu'on ne le croyait auparavant. Même rebond du côté de nos « ancêtres les Gaulois », plus divers et aussi plus civilisés qu'on ne l'eut cru.
Mais les historiens sont aussi des hommes et des femmes de leur temps. Ils revisitent le passé avec un regard biaisé.
C'est ainsi que le grand historien républicain Jules Michelet a écrit une magistrale Histoire de la Révolution sous la Seconde République (1848-1852), en mettant en avant le Peuple. Mais à aucun moment, il n'a pris la peine dans son livre d'évoquer le décret du 4 février 1794 (16 Pluviôse An II) par lequel la Convention a aboli l'esclavage. Non qu'il fut insensible au sort des esclaves ; bien au contraire, il a applaudi à la deuxième abolition, le 27 avril 1848. Mais la première abolition n'eut à ses yeux aucune incidence sur le cours de la Révolution et ne méritait donc pas qu'on s'y attarde. Aujourd'hui, elle apparaît comme l'un des éléments centraux de la Révolution et sans doute est-elle mieux connue des jeunes Français que la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen et la Nuit du 4-Août !
Autre exemple : la Première Guerre mondiale a été jusqu'à la fin du XXe siècle traitée sous les angles militaires et politiques. Les historiens se sont aussi penchés sur ses causes et ses conséquences tant politiques qu'économiques, sociales et culturelles. Les écrivains qui ont survécu aux tranchées ont pour leur part évoqué leurs conditions de vie dans des témoignages de forme romanesque. En ce XXIe siècle, le conflit n'est plus regardé que sous l'aspect humain. Dans nos sociétés post-nationales, les historiens, à l'image de leurs concitoyens, n'en finissent pas de se demander comment des millions d'hommes ont pu revêtir l'uniforme sans broncher et mourir pour un bout de tissu tricolore. Ils multiplient les enquêtes sur les mutineries et dépouillent à n'en plus finir les lettres de poilus, sans plus se soucier d'analyser les enchaînements politiques qui ont conduit à ces horreurs.
Une Histoire en reconstruction permanente
Les gouvernants, dans tous les régimes, toutes les sociétés et toutes les époques, s'attachent au passé mais d'une toute autre façon que les historiens. Ils y cherchent une légitimité sans grand souci de la vérité. Ce n'est pas le président Macron commémorant l'« illustre victoire » de Montcornet (17 mai 1940) qui nous contredira... Avec plus de prestance, les souverains n'hésitaient pas à s'inventer une ascendance divine ou héroïque (Osiris, Amaterasu, Vénus, Énée, David...).
Plus sournois, les nationalistes recourent à l'archéologie pour justifier leurs prétentions. On l'a vu avec les nazis qui n'ont pas hésité à multiplier les expéditions archéologiques pour tenter de donner du crédit à leur théorie « aryaniste ».
Dans le même genre, le Turc Moustafa Kémal, qui méprisait sa part d'héritage arabo-musulman, a voulu voir dans les Hittites, un peuple indo-européen du IIe millénaire av. J.-C., les précurseurs de la Turquie moderne. Son lointain successeur Recep Tayyip Erdogan a préféré quant à lui réveiller le souvenir de l'empire ottoman, avec l'ambition à peine cachée de le reconstituer, de la Libye aux Balkans en passant par la Syrie.
L'Iranien Réza chah Pahlévi a agi pareillement mais avec plus de pertinence en célébrant avec faste en 1971, à Persépolis, le 2500e anniversaire de la fondation de l'Empire perse.
Les Français n'échappent pas à ce penchant pour la reconstruction de l'Histoire. Il s'est affirmé essentiellement sous la IIIe République. Ce régime né d'une défaite, celle de Napoléon III à Sedan, n'a eu de cesse de consolider sa légitimité face à une population provinciale qui lui était au départ plutôt hostile. Cette légitimité s'est affirmée dans les années 1880 à travers des symboles : hymne national, fête nationale, Panthéon des gloires nationales, expositions universelles, statuaire... La statuaire a connu son Âge d'or à cette époque, toutes les villes et tous les villages ayant souhaité ériger la statue d'une gloire locale en chacune de leurs places pour l'édification des citoyens (un siècle plus tard, on n'érige plus de statues mais on aménage des ronds-points, question de goût).
La IIIe République s'est bâtie aussi autour de deux projets fédérateurs :
• L'instruction publique laïque, gratuite et obligatoire destinée à réunir en un seul peuple des populations aussi diverses que les Bretons, Flamands, Corses, Basques, Auvergnats, etc.
• La constitution d'un empire colonial destiné à diffuser les « valeurs universelles » portées par la République française.
Ces deux projets qui visaient l'un à « civiliser les paysans », l'autre à « civiliser les races inférieures », ont été portés par le même homme d'État, Jules Ferry.
Jules Ferry a été magnifiquement servi par les pédagogues, à l'image d'Augustine Fouillée qui a publié en 1877 sous le pseudonyme G. Bruno : Le Tour de la France de deux enfants. Ce manuel de lecture a servi à l'éducation patriotique de tous les écoliers français jusqu'en 1940 et même au-delà. Il a réussi le tour de force de raconter l'histoire et la géographie de la France en n'évoquant jamais la monarchie ni l'Église (on ne badine pas avec la République laïque). De cete façon, il a forgé un socle commun de connaissances et de références pour tous les jeunes Français sans empêcher les universitaires de développer une réflexion contradictoire et approfondie sur l'Histoire.
Par la suite, à l'issue de l'occupation allemande, la Libération a conduit les Français à une vague d'épuration. Personne n'a vu d'inconvénient à débaptiser des plaques de rues aux noms d'anciens collaborateurs, à commencer par le Maréchal Pétain et Pierre Laval. Une autre vague d'épuration avait eu lieu bien plus tôt, sous la Convention, en 1793 et 1794, à la chute de la royauté, avec la destruction de quelques statues, monuments et objets d'art et le changement de noms de rues ou de places.
Qui se souvient encore qu'à Paris, la place de la Concorde et la place des Vosges s'appelaient place Louis XV et place Royale. Après tout, quelle importance ? Napoléon Ier n'a aucune rue à son nom en France (à l'exception d'une avenue Napoléon Ier à Pontivy, Morbihan, ville chérie par l'Empereur qui lui donna même son nom, Napoléonville) et très peu de statues (à Ajaccio, Cherbourg, Laffrey, La Roche-sur-Yon, Rouen). Cela n'empêche que Napoléon reste le Français le plus célèbre dans le monde entier, pour le meilleur et le moins bon.
L'épuration, négation de la mémoire
L'épuration est de tous les temps. De l'Égypte pharaonique aux talibans d'Afghanistan, on n'en finirait pas de recenser les inscriptions effacées à coup de burin dans la pierre et les statues démolies à la pioche ou à l'explosif. À titre anecdotique, à Paris, dans le parc Montsouris, on peut voir une stèle avec une inscription selon laquelle elle aurait été érigée en 1806 sous le règne de [nom buriné]...
Évidemment, les braillards qui détruisent des statues comme celles de Schoelcher, Pierre Belain d'Esnambuc et Joséphine de Beauharnais en Martinique ou flétrissent celles de De Gaulle ou Gallieni sont loin de ces considérations et s'en contrefichent. Pressés d'effacer la mémoire du passé en vertu d'un credo puisé sur les réseaux virtuels, ils usent de la violence comme d'autres avant eux.
Leurs revendications, notons-le, sont parfois fondées. À Bristol, en Angleterre, il est étrange que les édiles de la fin du XIXe siècle aient cru bon d'honorer de toutes les façons possibles un mécène, Edward Colston, dont la fortune venait de la traite négrière. C'est comme si Medellin, en Colombie, érigeait des statues à la gloire de son bienfaiteur, le narcotrafiquant Pablo Escobar.
Plus subtilement, on peut s'interroger sur la statue du philanthrope Victor Schoelcher détruite à Fort-de-France le 22 mai 2020. Non pas en raison de la personne mais de la statue elle-même.
Cette oeuvre de belle facture artistique érigée en 1904 montre Schoelcher caressant la tête d'un enfant noir chargé de chaînes. Il y a là une démarche paternaliste qui peut être ressentie comme humiliante par les descendants d'esclaves. Il eut été pertinent que les élus du département ou de la ville se saisissent de la question et relèguent la statue dans un musée avant que des vandales ne la détruisent.
Il ne va pas de soi par contre de déboulonner aux États-Unis la statue du général Robert E. Lee, chef de l'armée sudiste, car celui-ci était hostile à l'esclavage et d'une facture morale très supérieure à la plupart des généraux nordistes.
On entend en France des voix s'élever contre le nom d'un général de la Révolution, Dugommier, donné à une station de métro parisienne. Autant que je sache, ce général s'est signalé par de belles actions et une grande générosité à l'égard de ses ennemis. Il n'a eu que le tort de naître en Guadeloupe, dans une famille de planteurs propriétaires d'esclaves.
L'enjeu est le même concernant les planteurs virginiens qui ont mené les États-Unis à l'indépendance, tels George Washington et Thomas Jefferson. Esprits généreux, ils n'avaient que le tort de n'avoir pas choisi le lieu et le moment de leur naissance.
Gare au syndrome de l'arroseur arrosé. Si l'on doit diaboliser une célébrité sous ce seul prétexte, il faudra renvoyer en enfer le héros absolu de tous les antiesclavagistes et des apologistes de la « race noire », le grand Toussaint Louverture en personne, qui a mené Saint-Domingue vers l'indépendance sous le nom de Haïti.
Affranchi par son maître, il put s'établir comme « libre de couleur » et posséda jusqu'à vingt esclaves. Il n'y avait rien d'exceptionnel à cela dans les Antilles françaises au XVIIIe siècle : par la naissance ou l'affranchissement, un certain nombre de métis et de noirs étaient amenés à acheter et posséder des esclaves. Mais Toussaint Louverture a aggravé son cas quand il est devenu Gouverneur général de Saint-Domingue, en replaçant les anciens esclaves sous le régime du travail forcé !
Comble de la bêtise, d'aucuns s'indignent aussi que de beaux immeubles du XVIIIe siècle, à Nantes et Bordeaux, s'ornent de mascarons (figures de pierre au-dessus des fenêtres) à l'effigie d'esclaves noirs ou de rois exotiques (voir plus haut). À ce compte-là, il nous faudra aussi épurer nos musées et nos livres de toutes les représentations un tant soit peu caricaturales de noirs mais aussi de jaunes, de roux, de laids, de sorcières, d'obèses, d'efféminés, etc., etc.
Quoi qu'il en soit, la discussion est impossible avec des individus qui visent la destruction de la communauté nationale et plus largement de notre culture. Ceux-là ne méritent d'autres interlocuteurs que la police et la justice.
Par contre, nous invitons nos concitoyens sincères qui rêvent d'une grande fraternité dans le cadre national, à réviser ensemble le grand « récit national » de la IIIe République.
Intégrons donc à ce récit toutes les belles personnalités qui ont honoré la France - et réciproquement -, de Louis Delgrès à Kofi Yamgnane en passant par Alexandre Dumas, Félix Éboué, Alain Mimoun et Zinedine Zidane.
N'excluons personne à l'image du très consensuel musée de l'Histoire de France installé par Louis-Philippe à Versailles, où sont représentés tous les grands moments de tous les régimes. Reprenons à notre compte la formule de Napoléon : « De Clovis jusqu’au Comité de salut public, je me sens solidaire de tout », et adressons celle d'Ernest Lavisse à tous nos écoliers, sans distinction d'origine ou de classe : « Enfant, tu aimeras la France parce que la nature l'a faite belle et que son histoire l'a faite grande ».
Rappelons-nous aussi la définition de la Nation par Ernest Renan dans sa conférence de 1882 : « L'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s'il est burgonde, alain, taïfale, visigoth ; tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle ».
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Voir les 4 commentaires sur cet article
Françoise (28-11-2023 14:27:56)
Je ne suis pas d'accord avec votre comparaison de Colston à Bristol et Escobar à Medellin : le commerce triangulaire était tout à fait légal à l'époque de Colston au contraire du narcotra... Lire la suite
Clio*044 (29-04-2023 16:58:53)
A propos de l'Abolition de 1794, elle n' était pas enseignée, même à l'université dans les années 70. Et elle n'avait rien d'humanitaire... Les Antilles françaises étaient convoitées par les... Lire la suite
Florence Mothe (26-04-2023 12:59:00)
Mille fois bravo pour votre article sur les méprises sur l'esclavage. Je répète (modestement) la même choses tous les jours aux visiteurs du château de Mongenan qui conserve le souvenir d'Antoin... Lire la suite