Dans le découpage traditionnel de la Préhistoire, le Paléolithique moyen suit, comme il va de soi, le Paléolithique inférieur ! Il est aussi appelé Moustérien en Europe (d'après le site du Moustier, dans la vallée de la Vézère, en Dordogne) et s'étend de 300 000 aux environs de 30 000 BP. Il coïncide avec l'apparition de l'homme de Néandertal (on écrit aussi Neanderthal).
Dans les trois entretiens vidéo ci-après, la préhistorienne Marylène Patou-Mathis évoque ce vieux cousin mal connu et de mauvaise réputation, auquel nous rattachent pourtant une partie de nos gènes. Elle raconte son mode de vie, remet en cause bon nombres de préjugés et explique aussi les causes probables de sa disparition après trois à quatre cent mille ans d'existence (une existence plus longue que la nôtre au stade actuel).
Comment expliquer que l’homme de Néandertal ait été tenu si longtemps pour une créature plus proche de l’animal que des autres hominidés ?
Une grande part du mystère tient à la date de la découverte de l'un des premiers squelettes néandertaliens, à un moment où la communauté savante croit encore au créationnisme.
Cette croyance est inspirée par une lecture littérale de la Bible (« Dieu a façonné l'homme à son image une fois pour toutes »).
La découverte qui va tout changer a lieu en 1856 en Allemagne, dans la vallée de Neander qui surplombe la rivière Düssel, à 13 km de Düsseldorf (d’où le nom donné à cette branche de l’humanité).
Le 2 juin 1857, devant une société savante de Bonn, le professeur Johann Karl Fuhlrott et le biologiste Hermann Schaaffhausen voient dans le squelette le représentant d'une race disparue qui aurait combattu les Romains !
Deux ans plus tard, la théorie de Charles Darwin sur l’évolution des espèces, appelée à une très large diffusion, porte un coup fatal au créationnisme mais influence aussi à sa manière le regard de ceux qui, de plus en plus nombreux, découvrent et identifient des fossiles néandertaliens.
Postulant des traits grossiers à ces êtres si anciens et donc selon eux très bas dans l’échelle de l’hominisation, ils en déduisent qu’il s’agit d’une espèce de singe plutôt que d’homme.
À la fin du XIXe siècle, avec le succès des idéologies raciales, on voit dans Néandertal une espèce humaine inférieure, vaincue par une espèce supérieure, la nôtre (Homo sapiens ou Cro-Magnon). Pour que cela soit vrai, il faut que Néandertal ait bien l'air d'une brute et l'on s'applique à le représenter de la sorte.
Les premiers doutes interviennent au siècle suivant, avec la découverte de plusieurs sépultures.
En 1908, les abbés A. et J. Bouyssonie découvrent un squelette à la Chapelle-aux-Saints (Corrèze).
La même année, le suisse Otto Hauser découvre deux squelettes au Moustier, au-dessus de la Vézère (Dordogne).
À la Ferrassie (Dordogne), on identifie aussi à partir de 1909 des squelettes ensevelis avec des restes animaux et des outils moustériens.
En 1912, une commission incluant l'abbé Henri Breuil y voit très officiellement la preuve que Néandertal enterrait ses morts. Néandertal a donc un cœur et une âme !
Les découvertes continuent, comme en mai 2016 à Bruniquel (Tarn-et-Garonne), où les sculptures de stalagmites retrouvées dans une grotte souterraine semblent démontrer les aptitudes artistiques des Néandertaliens.
De quoi réduire encore la distance qui nous sépare de cet ancêtre chaque jour plus familier !
L'Europe a accueilli de premiers hominidés il y a plus d'un million d'années. Les plus anciens, du type Homo abilis, remontent à 1,8 million d'années. Ils ont été découverts en Géorgie.
Au fil des découvertes, on établit peu à peu que les ancêtres de Néandertal sont des descendants d'Homo ergaster venus d'Afrique il y a 700 000 à 500 000 ans. À partir de cette population se forgent les caractères propres aux Néandertaliens dans l'isolat géographique que constitue la pointe de l'Europe.
Néandertal est assez petit et trapu, musclé avec un cou de taureau et un cerveau de 1520 cm3 en moyenne, plus développé que le nôtre.
Son crâne est allongé vers l'arrière et sa face est large, avec un front bas et fuyant, deux bourrelets osseux au-dessus des orbites et un nez saillant. Sa peau est plutôt claire afin d'absorber comme il convient le minimum de rayons UV dont le corps a besoin pour fabriquer la vitamine D. Certains individus ont les cheveux roux et les yeux clairs comme l'indique l'analyse génétique.
C'est un chasseur efficace et un gros mangeur de viande. Il utilise des outils en bois, en pierre ou en bois végétal. Il s'arme de couteaux en silex, épieux en bois, lances (mais pas de massues !). Il pratique le lancer jusqu'à quinze mètres de distance. Néandertal possède déjà comme nous la latéralité et privilégie la droite sur la gauche, comme l'atteste l'empreinte musculaire sur l'humérus du bras droit plus développé que le gauche.
Sa morphologie lui permet de remonter jusqu'à 50° de latitude nord et de supporter un climat beaucoup plus froid et sec qu'au sud de la Méditerranée. Il profite ainsi de l'abondance de grands herbivores : chevaux, bisons, rennes... mais il doit aussi endurer la présence de carnivores redoutables : loups mais aussi lions, hyènes et ours des cavernes.
Contrairement aux idées reçues, Néandertal ne vivait pas au fond de cavernes mais à l’entrée des grottes, dans des abris sous roche et en plein air.
Il possédait aussi le savoir-faire nécessaire à la construction d’abris temporaires, utilisés lors de ses déplacements saisonniers pour suivre le gibier, récolter des végétaux ou s’approvisionner en silex et autres pierres.
Le site au lieu-dit La Folie, situé au nord de Poitiers, est un exceptionnel témoignage d'un abri coupe-vent circulaire d'il y 60 000 ans. Le voici ci-dessous reconstitué avec une quinzaine de locataires.
Ces dernières décennies, il ne reste plus rien de la mauvaise image de Neanderthal, du moins chez les spécialistes. Dans Neanderthal, une autre humanité, publié en 2006, Marylène Patou-Mathis a ainsi pu montrer avec brio que sa réputation peu flatteuse était sans grand rapport avec la réalité.
Elle entrevoit l'éventualité que Néandertal appartienne à la même espèce que l'Homo sapiens : « Alors, faut-il parler d'Homo neanderthalensis ou d'Homo sapiens neanderthalensis ? s'interroge-t-elle. Cette question suscite depuis leurs découvertes un vif débat. C'est un sujet d'importance car si Néandertal appartient à la même espèce que nous, un métissage était possible (avec des descendants féconds). Au Proche-Orient, du fait de leur contemporanéité, le métissage entre des Néandertaliens et des Proto-Cro-Magnons (Homo sapiens archaïques) aurait pu avoir lieu, de même que plus tard, en Europe, avec les premiers hommes modernes qui arrivent sur ce continent ».
Cette prémonition a été confirmée avec éclat le 7 mai 2010 par les découvertes génétiques de l’institut allemand Max Planck, sous la direction de Svante Pääbo.
Ces généticiens ont découvert en effet que des croisements ont eu lieu au Proche-Orient entre des groupes de Néandertaliens et d’Homo sapiens, venus d’Afrique il y a 80 000 ans.
De ces croisements résulterait la présence de 1 à 4% de gènes issus de Néandertal dans le génome des Eurasiatiques actuels.
L'équipe de Svante Pääbo a observé de semblables croisements en Asie et en Océanie entre l'Homo sapiens et un autre Homo, l'homme de Denisova (Sibérie).
Hormis les Africains, nous sommes donc tous apparentés à Néandertal et/ou à l'homme de Denisova !
Marylène Patou-Mathis nous révèle un Néandertal différent d'homo sapiens, ni inférieur ni supérieur mais autre.
Bestial, l’homme de Néandertal ? Au contraire ! Il maîtrise le feu, porte des parures, utilise des outils en pierre, en bois et parfois en os, et s’habille de peaux ou de fourrures animales.
Sa vie sociale n’a rien à envier à la nôtre. L’homme de Néandertal prend en effet soin des malades et des infirmes comme l’atteste le squelette d’un homme décédé à l’âge canonique de 45 ans malgré un bras infirme de naissance. Survivre aussi longtemps avec un pareil handicap implique une prise en charge par le groupe.
La place des femmes mérite une attention particulière. Peut-être s’occupent-elles de la cuisine et des enfants mais elles participent sans doute aussi à d'autres activités comme la taille des outils et la chasse. Les squelettes de femmes montrent en effet un développement du bras droit aussi développé que celui des hommes, développement dû à l’utilisation régulière de projectiles (lances).
Vivre et survivre durant les phases glaciaires implique d'importantes capacités cognitives, par exemple pour tailler des outils en pierre selon la technique Levallois développée par Néandertal, pour chasser et dépecer les grands herbivores, traiter les peaux, allumer le feu et cuire les aliments.
Néandertal maîtrise comme nous le langage articulé comme le suggère sa morphologie et le confirme l'analyse des gènes.
Quant à l’au-delà, l’homme de Néandertal en a sans doute une intuition puisqu’il inhume ses morts comme en témoignent une quinzaine de sépultures mises au jour surtout en Europe occidentale et au Proche-Orient.
« Néandertal a aussi inhumé, dans des sépultures individuelles, des foetus et des nouveaux-nés », note Marylène Patou-Mathis. Il a pu aussi pratiquer des rituels funéraires, une éventualité liée à la présence de charbon de bois à côté ou sous des ossements humains.
C'est un amateur de chair animale et un chasseur émérite. C'est aussi un cannibale occasionnel, comme à vrai dire la plupart des communautés humaines, qui ont ritualisé l'ingestion de la chair d'autrui. Il peut s'agir de s'approprier la force de l'adversaire (exocannibalime) ou les vertus de ses proches (endocannibalisme) !
En l'absence de traces de conflits, il est permis de penser que Néandertal est moins porté à la guerre qu'Homo sapiens.
Pratique-t-il une forme d'art ? Les peintures rupestres que l'on connaît ne sont l'oeuvre que d'Homo sapiens mais peut-être découvrira-t-on un jour des grottes ornées par Néandertal ou peut-être s'exprimait-il tout simplement sur des supports éphémères (peau, écorce...) ? Peut-être par des tatouages sur la peau, comme beaucoup d'humains, y compris à notre époque ?
Marylène Patou-Mathis étaie ses assertions sur les vestiges archéologiques (ossements humains et animaux et objets divers) retrouvés dans les sites et la présence de pigments dans les habitats où résidaient les Néandertaliens.
Elle a aussi évalué ses hypothèses à l'aune de ses expériences de terrain. Ainsi a-t-elle partagé la vie quotidienne des actuels Bushmen d'Afrique australe, ce qui lui a permis de goûter à tous les plats de ces chasseurs-cueilleurs, avec une petite préférence pour les fourmis volantes grillées ! Elle s'est aussi initiée à la taille d'outils en pierre selon la technique Levallois (une façon de débiter le silex développée par les Néandertaliens et qui tire son nom d'un site découvert à Levallois, près de Paris).
Reste à expliquer la disparition de ce lointain cousin, survenue il y a 35 000 ans. Les hypothèses abondent : les Néandertaliens auraient ainsi succombé, au choix, à la rigueur du climat, à une éruption volcanique ou encore à un régime alimentaire trop carné !
Les connaissances actuelles invalident la plupart de ces hypothèses. Nous savons en effet que l’extinction des Néandertaliens a été très progressive. Elle a débuté il y a 50 000 ans, soit bien avant l'arrivée des Homo sapiens, et s'est étirée sur vingt millénaires. « L'hypothèse d'une démographie insuffisante paraît la plus convaincante. Des raisons d'ordre social ou culturel peuvent également avoir eu une influence. L'arrivée d'une espèce qui lui ressemble a probablement bouleversé la conception qu'avait Neanderthal du monde qui l'entourait ; c'est le choc (...). Comment Neanderthal a-t-il réagi ? Il a évité le conflit ! Or, lui étant plus fort et les premiers hommes modernes ni nombreux ni mieux armés, il aurait pu facilement chasser ces intrus de son territoire. Il a préféré s'éloigner... » écrit Marylène Patou-Mathis.
L'extinction des Néandertaliens tient donc à ce que, génération après génération, ils n'ont plus été aptes à renouveler leur population avec un minimum de deux enfants survivants par femme en moyenne. Cette infécondité n'a rien à voir avec la génétique ou la consanguinité. Rien ne démontre en effet que la consanguinité soit source d'infécondité ; au contraire, les sociétés qui, aujourd'hui, pratiquent l'endogamie et le mariage entre cousins (monde musulman, monde indien...) sont parmi les plus fécondes de la planète !
La dénatalité des Néandertaliens est vraisemblablement d'origine culturelle, comme dans nos sociétés industrialisées qui s'en tiennent à une fécondité moyenne de seulement 1 à 1,5 enfant par femme et assument le risque de disparaître au terme de quelques générations.
Marylène Patou-Mathis pense que cette dénatalité a pu venir d'une extension du nomadisme, les groupes néandertaliens s'évitant les uns les autres. L'équilibre précaire entre les naissances et les décès a pu être rompu par les déplacements, qui augmentent les risques liés à l’accouchement et compliquent la survie des bébés. C'est ainsi que les populations ont lentement mais inexorablement diminué.
La dénatalité se serait amplifiée avec l'arrivée d'Homo sapiens. Bien que plus fort, Néandertal ne s'est pas soucié de repousser l'intrus. On n'a retrouvé en effet aucune trace de charnier ni traces de blessures de guerre. Peu agressif, Néandertal aurait évité l’affrontement avec Cro-Magnon et se serait simplement dispersé à son arrivée en Europe. Cette mobilité accrue lui aurait été fatale...
Marylène Patou-Mathis a publié en 2006 un ouvrage aussi clair que synthétique : Neanderthal, une autre humanité (Perrin) auquel nous avons emprunté le titre de cet article (mis à part l'écriture de Néandertal, convertie au goût du jour). Elle s'est une première fois entretenu avec Herodote.net en 2010, après la réédition de son livre.
Elle a prolongé ses réflexions dans un essai paru début 2011, Le Sauvage et le Préhistorique, miroir de l'homme occidental (Odile Jacob). Cet ouvrage à caractère plus historique ou sociologique porte sur l'altérité, ou comment, à partir du siècle des Lumières, les Occidentaux en sont venus à établir des hiérarchies au sein de l'espèce humaine et ont cessé de voir les sociétés comme simplement différentes les unes des autres.
En 2018, avant d'inaugurer au Musée de l'Hormme (Paris) une grande exposition consacrée à Néandertal, elle a aussi publié un dictionnaire pédagogique : Néandertal de A à Z (Allary Éditions, 620 pages, 24,90 euros). D'Abattage (site d') à Zafarraya en passant par Cure-dents, Gènes, Homme de Denisova et Lion des cavernes, cet ouvrage de référence fait le point sur le monde néandertalien à la lumière des plus récentes recherches scientifiques.
La préhistorienne est directrice de recherches au CNRS, rattachée au Museum national d'histoire naturelle, et son bureau est situé à l’Institut de Paléontologie Humaine (Paris, 6e), non loin du Jardin des Plantes, où se développe l'étude de la Préhistoire depuis le début du XXe siècle.
Construit en 1910-1913, cet Institut, magnifique monument en pierre de taille et boiseries, est une création du prince Albert Ier de Monaco. Il a accueilli de très grands savants, tels Henri Breuil, André Leroi-Gourhan ou Henry de Lumley, son directeur actuel.
Enjeux démographiques
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Voir les 21 commentaires sur cet article
Philippe (27-04-2021 19:50:08)
Très vidéos pédagogiques, bravo.
Christian (31-10-2018 10:28:27)
Pourquoi parle-t'on souvent de la disparition de Néanderthal et jamais de celle de Habilis et Erectus ? Homo Habilis a prospéré et évolué pendant des centaines de milliers d'années jusqu'à ce q... Lire la suite
Piguet (01-05-2018 15:01:21)
Il serait intéressant de voir la différence d'ADN entre les populations aborigènes d'Australie, les sapiens et Neandertal Déjà que le génome africain n'est pas identique au sapiens européen, d... Lire la suite