On le connaît sous le nom de Moustafa Kémal mais ses concitoyens l'appellent plus volontiers Atatürk (le « Père des Turcs »), le patronyme qui lui a été attribué en 1934, assorti du prénom Kémal.
La Turquie, il est vrai, lui doit beaucoup. Menacée de dépeçage suite à sa défaite dans la Grande Guerre de 1914-1918, lorsqu'elle s'appelait encore empire ottoman, elle fut sauvée par cet homme d'exception que fut Moustafa Kémal (Mustapha Kemal en anglais).
D'une énergie peu commune en dépit d'une santé fragile, noceur, grand buveur, grand joueur de poker, amateur de luxe et d'élégance, riche à millions, indifférent à la religion et notoirement athée, ce stratège de talent s'est montré très vite animé par l'ambition de bâtir une nation turque homogène sur les ruines de l'empire multiculturel ottoman.
Officier d'état-major
L'homme d'État naît en Macédoine, à Salonique - aujourd'hui Thessalonique, en Grèce -, à la date très hypothétique du 19 mai 1881 (note). Sa mère, issue d'une famille de fermiers macédoniens, est très croyante, ce qui n'est pas le cas de son père, un fonctionnaire des douanes disparu très tôt.
Le jeune Moustafa a un teint clair et des cheveux blonds cendrés. Il est doté d'yeux perçants, enfoncés dans leurs orbites, qui tirent tantôt sur le bleu, tantôt sur le gris, et lui vaudront de ses compagnons d'armes le surnom de « Loup gris » (le loup étant l'animal mythique des anciens nomades turcs). En attendant, il a à peine douze ans quand il décide de son propre chef d'entrer à l'école militaire élémentaire de Salonique. Selon une pratique assez fréquente, semble-t-il, il sera appelé Kémal (le « Parfait » en turc) par l'un de ses répétiteurs et s'attachera toute sa vie à ce prénom.
Pendant ses presque quinze ans de pensionnat militaire, il acquiert une solide culture générale tournée et notamment une bonne connaissance du français mais souffre en silence du poids des rituels religieux.
En 1902, toujours sous le règne du sultan ou padischah Habdülhamid II, il intègre en qualité de lieutenant l'École de l'état-major. Deux ans plus tard, capitaine d'état-major dans l'armée ottomane, il est soupçonné de comploter avec d'autres officiers en vue d'une modernisation du régime. Cela lui vaut une affectation au Yémen, une province en perpétuelle rébellion, puis en Syrie.
Pendant ce temps, à Salonique, d'autres officiers de sa génération constituent le comité Union et Progrès (CUP) avec l'objectif de rénover l'empire. Le 24 juillet 1908, ces « Jeunes-Turcs » imposent effectivement au sultan de rétablir la Constitution de 1878.
Proche de ces officiers, Moustafa Kémal se voit confier la mission de rallier les garnisons de Tripolitaine (Libye) au nouveau régime. Rien de bien exaltant. Il a vite fait de revenir à Salonique avec une santé ébranlée par les mauvaises conditions du séjour.
Il doit toutefois retourner en Tripolitaine pour combattre les Italiens avec son compagnon d'armes et rival Ismaïl Enver. Quand il rentre enfin à Constantinople en février 1913, c'est pour assister au triomphe de ce dernier après la prise d'Édirne, à l'issue de la deuxième guerre balkanique.
Quelque peu amer, il s'éloigne de la capitale et gagne Sofia (Bulgarie) en tant qu'attaché militaire auprès de l'ambassadeur.
Pendant ce temps arrive à Constantinople une nouvelle mission allemande, forte de 70 officiers et commandée par le général prussien Otto Liman von Sanders (1855-1929) avec l'objectif de fortifier l'armée ottomane. Sanders lui-même est nommé à la tête du 1er corps d'armée qui protège la capitale et les détroits...
Les sentiers de la gloire
Éclate la Grande Guerre. Dès le 2 août 1914, le ministre de la Guerre Enver pacha et celui de l'Intérieur Talaat pacha signent un traité d'alliance secret avec l'Allemagne et, trois mois plus tard, entrent officiellement en guerre à ses côtés.
En février 1915, Moustafa Kémal se voit affecter à la tête d'une division sur les bords de la mer de Marmara, sous les ordres du général Otto Liman von Sanders.
Lorsque les Alliés franco-britanniques débarquent le 25 avril 1915 sur la presqu'île de Gallipoli, à l'entrée du détroit des Dardanelles, il a enfin l'occasion de s'illustrer en sauvant in extremis les défenseurs turcs de la plage d'Ariburnu.
Lors d'une nouvelle offensive des Britanniques dans la baie de Sulva, le 6 août 1915, il tient tête à vingt mille ennemis. Cette victoire dite d'Anafarta va lui valoir la gloire mais le général ne s'en tient pas là. Trois jours plus tard, il se porte plus au sud, à Chunuk Bair, où ses compatriotes sont en mauvaise posture face à un assaut des Néo-Zélandais. Là aussi, il emporte la décision, manquant de peu d'être blessé.
Les dirigeants Jeunes-Turcs, jaloux de la popularité de ce nouveau-venu, vont l'affecter sur des fronts lointains et peu médiatisés dans l'opinion, d'abord en Irak sous les ordres de l'Allemand Erich von Falkenhayn, puis le 20 août 1918, à la tête de la 7e armée, en Palestine, encore une fois sous les ordres du peu commode Otto Liman von Sanders (note).
Sitôt après l'armistice de Moudros du 30 octobre 1918, les ministres Jeunes-Turcs Cemal, Talaat et Enver pacha (les « Trois pachas ») s'enfuient nuitamment pour l'Allemagne. L'heure de Moustafa Kémal semble venue. Soucieux de prendre sa place dans le monde en gestation, il rencontre discrètement à plusieurs reprises le sultan Mehmet VI et propose même ses services aux Britanniques pour la réorganisation à leur profit de ce qui reste de l'empire ottoman !
Pendant que les vainqueurs délibèrent à Paris du sort futur de l'empire ottoman et des autres vaincus de la Grande Guerre, des troubles éclatent sur les rives de la mer Noire où des Grecs autochtones, croit-on, souhaiteraient faire sécession et fonder une « République du Pont ». Le grand vizir ou Premier ministre Damad Ferid pacha, beau-frère du sultan, donne à Moustafa Kémal le commandement d'une armée avec mission de pacifier la région.
Le sursaut
Le 19 mai 1919, Moustafa Kémal débarque à Samsun, sur la mer Noire, en vue de « restaurer l'ordre ». Les Grecs de la région, appelés Pontiques (de Pont-Euxin, ancien nom de la mer Noire) vont en faire les frais.
Quatre jours plus tôt, il est vrai, le 15 mai 1919, l'armée grecque a débarqué à Smyrne, grand port turc de la mer Égée, avec mission de protéger la majorité grecque de la ville contre d'hypothétiques exactions de la part des musulmans. Débordant le cadre de leur mission, les Grecs ont aussitôt occupé l'arrière-pays. Dans le même temps, les Arméniens, qui ont créé un semblant d'État autour d'Érévan, dans le Caucase, à la faveur de la guerre civile russe, tentent de reprendre pied en Anatolie.
C'en est trop pour le héros d'Anafarta qui entre en dissidence et organise la résistance afin de prévenir le démembrement programmé de la Turquie.
À peine débarqué à Samsun, il réactive les réseaux nationalistes du comité Union et Progrès et multiplie les appels aux fonctionnaires locaux et aux associations patriotiques. Le 22 juin 1919 enfin, dans la bourgade d'Amasya, il se découvre et envoie un télégramme à toutes les autorités civiles et militaires d'Anatolie en dénonçant la politique du gouvernement (tout en épargnant le sultan) et en proposant l'ouverture d'un congrès national en Anatolie, loin des troupes occidentales ! Dans le même temps, il envoie sa démission à Constantinople.
Le « Congrès national » s'ouvre le 23 juillet 1919 à Erzeroum, à l'Est du pays. Il réunit dans une ancienne école arménienne quarante-quatre délégués, en fait des notables turcs ou kurdes de la région. Qu'importe. L'important est dans le geste. Un second congrès est organisé à Sivas, en Anatolie centrale, du 4 au 16 septembre 1919. Il réunit une poignée d'officiers et des propriétaires terriens qu'inquiète le retour éventuel des Arméniens !
Le nouveau grand vizir Ali Riza tente une conciliation et accepte la tenue d'élections générales. Il obtient que la nouvelle assemblée se réunisse dans la capitale, au grand dépit de Moustafa Kémal. Celui-ci préfère jouer la carte de la Turquie profonde. Plutôt que d'aller siéger à Constantinople, il s'installe le 27 décembre 1919 à Angora (Ankara en turc), une bourgade misérable de quinze mille habitants, tous musulmans, au coeur du plateau anatolien, à l'extrémité du réseau ferré.
Pendant ce temps, les députés, réunis dès le 12 janvier 1920, proclament sans attendre l'abolition des privilèges et notamment du régime des « Capitulations » qui accorde différents privilèges commerciaux aux Occidentaux. Les Anglais réagissent abruptement à cette provocation en investissant les ministères et en arrêtant les leaders les plus influents. Les députés ripostent en votant la dissolution du Parlement et ceux qui ont réussi à échapper au coup de filet se réfugient à Angora où ils réunissent aussitôt une nouvelle assemblée.
Coup de chance pour Moustafa Kémal qui voit l'élimination de ses principaux rivaux et la légitimation de ses choix. Le 23 avril 1920, après une prière d'introduction, les députés de la Grande Assemblée nationale l'élisent à sa présidence et comme chef du gouvernement. C'est la rupture avec le gouvernement de Constantinople et la guerre civile.
À la Conférence de la paix qui se tient à Paris, le Premier ministre grec Éleuthérios Venizélos arrive à convaincre ses interlocuteurs de ce que les Turcs, forts du précédent arménien, sont sur le point de massacrer aussi tous les Grecs d'Anatolie. En dépit de la participation tardive et peu empressée de son pays à la Première Guerre mondiale, il obtient donc non seulement d'envoyer ses troupes pour les protéger mais aussi propose ses services pour liquider la sédition kémaliste.
C'est ainsi qu'après avoir débarqué à Smyrne, l'armée grecque passe à l'offensive le 22 juin 1920 avec six divisions et 90 000 hommes sur un front de 400 kilomètres. En Thrace orientale, elle entre aussi sans coup férir à Édirne. Partout, les troupes kémalistes refluents en désordre.
Pris à parti par les députés turcs, Moustafa Kémal est sauvé in extremis par la France et l'Italie qui imposent à Venizélos la suspension des opérations. Ce sursis inespéré va lui permettre de refaire ses forces.
Là-dessus est publié le traité de Sèvres, signé le 10 août 1920 dans la fameuse manufacture de porcelaine. Il organise le dépeçage de l'empire ottoman en annexant à la Grande Grèce les territoires anatoliens supposés hellénophones, en agrandissant l'Arménie et en planifiant même la création d'un Kurdistan indépendant. L'ancien empire ottoman serait réduit à l'Anatolie du nord-ouest, à Constantinople et à sa banlieue. Humiliant et inacceptable pour les Turcs.
Moustafa Kémal décide de réagir sans attendre en frappant l'adversaire le plus fragile, à savoir l'Arménie. L'armée kémaliste s'empare de la citadelle de Kars le 30 octobre 1920 et, le 2 décembre suivant, par le traité d'Alexandropol, l'Arménie se résigne à ses frontières actuelles. Sa défaite fait l'affaire des bolchéviques locaux qui s'emparent du pouvoir à Érévan et se rallient à la Russie.
Dans le même temps, Kémal se retourne contre les Français qui occupent depuis 1918 la Cilicie, anciennement qualifiée de « Petite Arménie », sur la rive méditerranéenne. Il fait le pari que l'opinion publique, en France, refusera de s'engager dans une nouvelle guerre de type colonial, fut-ce pour préserver quelques survivants du génocide arménien.
Mal équipé, le corps expéditionnaire français est contraint par les Turcs d'évacuer plusieurs garnisons excentrées, dont Maras. Le 12 février 1920, en plein hiver, dans une tempête de neige, le général Louis-Albert Quérette perd ainsi 1200 hommes, non compris les civils arméniens qui ont tenté de suivre les Français dans leur retraite et ont été massacrés.
Ayant rétabli son prestige et son autorité, Moustafa Kémal prépare sa revanche sur les Grecs. Il obtient des armes de la part des Italiens, qui digèrent mal le cadeau fait aux Grecs, et aussi des Russes, qui apprécient son combat contre les « forces impérialistes ». Mikhaïl Frounze, qui a vaincu aussi bien l'Armée blanche de Koltchak que le général Wrangel et le rebelle Makhno, signe en personne une convention militaire avec Kémal en décembre 1921.
En Grèce, la mort accidentelle du jeune roi Alexandre 1er le 25 octobre 1920 bouleverse la donne politique en conduisant à la défaire électorale du camp venizéliste et au retour de l'ancien roi Constantin 1er, honni tant des Français que des Anglais.
Porté à onze divisions et 150 000 hommes mais passablement démotivé, le corps expéditionnaire grec est placé sous le commandement du général Anastasios Papoulas, carriériste et notoirement incompétent.
Le 9 janvier 1921, il lance une offensive dans la vallée d'Inönü, autour de la bourgade d'Eskisehir, à mi-chemin de Brousse (Bursa en turc), sur la mer de Marmara, et Angora. Malgré leur supériorité numérique, les Grecs doivent se replier face à l'efficace défense des Turcs commandés par le colonel Ismet bey. Avec 93 tués seulement côté turc, cette escarmouche n'en a pas moins un grand retentissement en Turquie car il s'agit de la première victoire d'une armée turque depuis bien longtemps. Comme Valmy auprès des Français... Le héros du jour, Ismet bey, prendra plus tard, en 1934, le patronyme d'Inönü et succèdera à Moustafa Kémal à la tête de la Turquie en 1938.
Côté allié, on est aussi surpris par la capacité de résilience des Turcs et l'on commence à se dire qu'il faudra renégocier le traité de Sèvres, qualifié par ses adversaires de « traité de porcelaine ». Une réunion préparatoire se tient à Londres du 12 février au 21 mars 1921. Par un fait inattendu, les représentants du sultan se retirent au profit des seuls kémalistes.
Les Français ayant compris qu'ils ne pourront tout à la fois se maintenir en Syrie et en Cilicie, ils acceptent de rétrocéder cette dernière aux Turcs, à l'exception du vilayet d'Antioche et Alexandrette, à l'extrême-sud, majoritairement arabe (les Turcs le récupèreront en 1939 au grand désappointement des Syriens et autres Arabes). L'accord, qui ne souffle mot des Arméniens locaux, sera validé à Angora le 20 octobre 1921, au grand scandale des chancelleries qui s'offusquent de ce que le gouvernement légal de Constantinople soit ignoré.
Entretemps, livrés à eux-mêmes, les Grecs bandent leurs forces et s'emparent d'Eskisehir. La route d'Angora leur est ouverte cependant que l'armée turque se retranche en bon ordre un peu plus loin, derrière la Sakarya, un fleuve qui remonte vers la mer Noire.
Le 10 juillet 1921, Moustafa Kémal obtient de l'assemblée les pleins pouvoirs. Il prend en personne le commandement de la contre-offensive. La bataille de la Sakarya s'engage le 23 août 1921 et va durer 22 jours. Aux 90 000 Grecs s'opposent moitié moins de Turcs mais les uns et les autres font preuve du même acharnement. Moustafa Kémal, qui s'est blessé en tombant de cheval, donne ses ordre assis dans un fauteuil.
À bout de souffle, les Grecs finissent par se retirer. Ce match nul sonne pour eux comme une défaite et pour les Turcs comme une victoire. De retour à Angora, Moustafa Kémal reçoit de l'Assemblée nationale le titre de Ghazi (le « Victorieux » en arabe), ordinairement réservé aux plus illustres combattants de la foi islamique.
Les Grecs, démoralisés, sont dans l'impasse et refusent la solution la plus raisonnable : un repli en bon ordre sur Smyrne.
Le Ghazi, qui a pu équiper son armée et la porter à 200 000 hommes, déclenche l'offensive le 26 août 1922 en concentrant son attaque sur le village de Dumlupinar. Au bout de quatre jours de combats intenses, les Grecs se replient en pagaille. C'en est fini du rêve de Grande Grèce agité par Venizélos. Depuis lors, les Turcs ont fait du 30 août la « Journée de l'Indépendance ».
Le pire est à venir. Dans leur déroute, les soldats grecs sèment la terreur, détruisent et brûlent les villages, massacrent les paysans qu'ils suspectent de leur être hostiles. Arrivés sur la côte égéenne, ils embarquent vers Le Pirée ou Lesbos.
À Smyrne, les derniers navires grecs appareillent avec le personnel administratif et militaire le 8 septembre 1922, abandonnant la population à la seule protection de l'escadre internationale qui mouille dans le port, 28 navires de guerre au total. Le lendemain, la cavalerie turque entre dans la ville sabre au clair. Le commandant de la 1ère armée Nurettin pacha en prend la direction. Moustafa Kémal, de passage dans la ville le dimanche 10 septembre, se désintéresse de ce qui va s'y passer...
Les troupes turques, irritées par les dévastations causées par les Grecs en déroute, aspirent à la vengeance et au pillage. Sans que l'escadre européenne esquisse un mouvement, de premiers groupes de pillards commencent d'investir les principales artères. Le métropolite grec Chrysostomos, jeté en pâture à la foule, est l'une des premières victimes. Après lui sont traqués et massacrés les Arméniens et les Grecs de la ville. Au bout de trois jours, les quartiers chrétiens sont livrés aux flammes. Plus rien ne reste de la cosmopolite Smyrne. Place à la turque Izmir.
Tandis que les dirigeants grecs se rejettent les uns sur les autres la responsabilité de la « Grande Catastrophe », Moustafa Kémal peut en finir avec la présence étrangère, réduite à 20 000 soldats alliés à Constantinople. Les Français se replient sans faire d'histoire sur la presqu'île de Gallipoli avant une évacuation complète. Les Britanniques et leurs protégés grecs tentent un ultime bras de fer. Ils se résignent enfin à une convention d'armistice le 11 octobre 1922, à Mudanya, près de Bursa. L'armistice de Mudanya met fin aux hostilités entre Grecs et Turcs.
Vers la République
Profitant de cet ultime succès et d'une popularité au zénith, Moustafa Kémal, qui a jusque-là ménagé le sentiment religieux de ses partisans, tombe le masque. Il entreprend de se défaire du sultan, par ailleurs calife et chef religieux de tous les musulmans sunnites.
Le 17 octobre 1922, les puissances alliées invitent le sultan et le gouvernement d'Angora à envoyer l'un et l'autre des représentants à la nouvelle conférence de paix qui doit ouvrir à Lausanne un mois plus tard. Mais Moustafa Kémal donne de la voix et proteste contre la présence du gouvernement de Constantinople, tant et si bien que celui-ci préfère démissionner. Le sultan est désormais isolé.
Le 30 octobre 1922, le Ghazi exige de ses partisans qu'ils soumettent à l'Assemblée nationale une motion visant à séparer le califat (fonction religieuse) du sultanat (fonction politique). Et pour briser les résistances des députés, il impose un vote d'office à l'unanimité ! Ainsi la Turquie entre-t-elle dans une période d'incertitude institutionnelle. Mehmet VI, discrédité, réduit à la fonction symbolique de calife, préfère s'enfuir. Les députés le remplacent illico par un sien cousin, Abdülmecid.
Quelques jours plus tard s'ouvre la nouvelle conférence de la paix à Lausanne, destinée à réécrire feu le traité de Sèvres. Les négociations, conduites côté turc par Ismet pacha, se concluent par le traité de Lausanne du 24 juillet 1923, qui reconnaît les nouvelles frontières de la Turquie, l'abolition des Capitulations et surtout les échanges de populations entre la Grèce et la Turquie, qui font de celle-ci l'un des pays les plus homogènes de la planète sur le plan religieux.
En quelques courtes années, fort de son charisme et d'une autorité quasi-illimitée, Moustafa Kémal aura ainsi atteint la plupart de ses objectifs, y compris les plus fous et les plus invraisemblables...
Avec le traité de Lausanne, il forge un nouvel État de dix millions d'âmes, encore très pauvre mais inscrit dans un quadrilatère harmonieux, avec une culture relativement homogène. Le 13 octobre 1923, il déplace officiellement de Constantinople à Ankara la capitale du pays, effaçant de la sorte le passé multiculturel ottoman. Le 29 octobre suivant, il fait proclamer la République. Enfin, contre l'avis de la majorité de ses partisans, il ose abolir le califat, symbole de l'universalisme musulman. Cette abolition est effective le 3 mars 1924, quatre mois après l'avènement de la République.
Dérive autoritaire
Pour gérer les députés dont beaucoup appréhendent sa tendance au despotisme ou lui reprochent ses attaques contre l'islam, le Ghazi fonde en 1923 un parti à sa dévotion, le Parti républicain du Peuple.
Le 1er septembre 1925, coiffé d'un chapeau à l'occidentale, Moustafa Kémal harangue les habitants d'une localité anatolienne : « Si vous voulez devenir une nation civilisée, vous devez porter des vêtements pareils à ceux des peuples civilisés ».
Là-dessus, il impose à tous les Turcs sauf aux religieux le port de la casquette à visière au lieu du fez traditionnel ; une mesure symbolique destinée à les défaire de leur héritage islamique. Bien évidemment, il interdit aussi les vêtements traditionnels tels que le voile, chez les femmes, et les pantalons bouffants. Le nouvel ordre vestimentaire provoque curieusement plus de réaction que n'en avait suscitée l'abolition du califat ! La police est requise pour mater les récalcitrants. Les rebelles sont emprisonnés et parfois condamnées à mort et pendus.
La communauté kurde, majoritaire en Anatolie orientale, subit ces contraintes vestimentaires et d'autres, bien plus graves, comme l'interdiction de pratiquer sa langue. Elle se voit douloureusement opprimée après avoir soutenu Kémal dans la Guerre d'indépendance. Une première révolte contre « les infidèles de la République » éclate le 17 février 1925. Elle est réprimée par Ismet pacha, rappelé à la présidence du Conseil le 2 mars 1925 en remplacement d'Ali Fethi bey, jugé trop mou. La « question kurde » ne cessera dès lors d'empoisonner la Turquie jusqu'à nos jours.
Dans la classe politique, cependant, la grogne monte. Les protestataires se recrutent parmi les anciens responsables du comité Union et Progrès et jusque dans le parti présidentiel. On évoque des projets d'attentat contre le Ghazi, auquel on reproche pêle-mêle son autoritarisme, son athéisme supposé, l'abolition du califat...
Moustafa Kémal ressent son impopularité lors de ses tournées officielles dans le pays. Il prend les devants en faisant arrêter les opposants potentiels à l'issue d'une provocation policière. Un procès géant s'ouvre à Izmir le 18 juin 1926 devant un tribunal d'exception constitué de députés désignés par l'assemblée nationale, le tribunal de l'Indépendance. Un deuxième procès s'ouvre à Ankara le 1er août 1926. Les tribunaux sont supprimés le 7 mars 1927 après s'être acquittés scrupuleusement de leur mission, avec un total de 4500 condamnations dont 1500 pendaisons !
La fabrication de la Nation
Avec un pouvoir consolidé, Moustafa Kémal se consacre à la modernisation à marche forcée de son pays.
Dès janvier 1926, il introduit le calendrier grégorien et l'heure internationale. La façon de rendre les saluts est même réglementée et la poignée de main remplace la salutation traditionnelle.
Sur l'avis d'une commission, il emprunte également à la Suisse son Code civil, à l'Italie son Code pénal, à l'Allemagne son Code du commerce, avec la conviction quelque peu erronée que ces codes, dont chacun est issu d'une histoire particulière, peuvent s'appliquer indifféremment à tout un chacun. Avec le code suisse, il devient possible à une musulmane d'épouser un non-musulman, en infraction avec le Coran (note). C'est une révolution qui sera plus tard rejetée par les Turcs.
Le 1er novembre 1928, il impose surtout un nouvel alphabet dérivé du latin en remplacement de l'alphabet arabe et mène cette « révolution des signes » (Harf Devrimi en turc) en quelques semaines contre l'avis des experts qui réclamaient une transition de quelques années ! Lui-même paie de sa personne et joue de ville en ville le rôle de maître d'école devant un tableau noir.
La réforme est en définitive entérinée sans trop de mal. C'est qu'elle ne répond pas seulement à une volonté d'occidentalisation ou de modernisation. Le nouvel alphabet se trouve en effet mieux adapté que le précédent à la langue turque, laquelle donne aux voyelles, comme les langues européennes, une fonction spécifique que n'ont pas les langues sémitiques.
Dans la foulée, un peu plus tard, il introduit le système métrique.
Le 12 août 1930, soucieux d'occidentaliser à tout prix la Turquie, le président use de son autorité pour instaurer un multipartisme de façade. Ainsi donne-t-il à l'un de ses fidèles, Ali Fethi bey, l'ordre de créer un parti d'opposition, le Parti Républicain Progressiste ! Mais les opposants officiels se prennent au jeu et critiquent pour de bon le régime. Irrité, le Ghazi dissout le nouveau parti dès le 17 novembre 1930 et en revient au parti unique, le Parti républicain du Peuple, avec une pratique de plus en plus autoritaire du pouvoir.
Dans les années 1930, suite à la crise économique qui frappe la planète, le président turc se préoccupe aussi de politique économique et renforce le poids de l'État dans les entreprises stratégiques.
Plein d'attention pour la paysannerie, il a supprimé le 17 février 1925 la dîme qui pesait sur eux. L'État remplace cette ressource par de nouveaux impôts sur la classe citadine.
Il lance aussi de grands travaux d'infrastructures dans les campagnes en recourant si nécessaire au travail forcé et à la corvée. Lui-même puise dans sa fortune personnelle pour créer une immense ferme modèle à proximité d'Ankara. Comme elle sera toujours déficitaire, il s'en défera en l'« offrant » à l'État.
Il tente par ailleurs de réorienter l'épargne des nantis du grand commerce vers l'industrie et instaure des tarifs protectionnistes pour l'encourager.
De façon moins inspirée, Moustafa Kémal, sensible aux idéologies raciales qui ont à ce moment-là cours en Europe, réinvente l'histoire des Turcs et prétend faire de ceux-ci une race supérieure à toutes les autres ! À Ankara, le Ghazi fait revivre le passé pré-islamique de la Turquie, notamment l'Histoire des Hittites, habitants indo-européens de l'Anatolie contemporains du pharaon Ramsès II et de Moïse.
Malgré l'épuisement et la maladie qui le gagnent, le Ghazi accélère l'occidentalisation de la société. En 1934, il impose le repos du dimanche, instaure l'égalité des sexes, interdit la polygamie et donne le droit de vote aux femmes (onze ans avant les Françaises). Il est vrai que pour les femmes comme pour les hommes, ce droit de vote n'a guère de signification du fait du caractère très autoritaire du régime.
La même année, en témoignage de gratitude, l'Assemblée nationale confère officiellement au président le nom d'« Atatürk » (le Père des Turcs), à l'occasion d'une nouvelle réforme consistant à attribuer à chaque Turc un patronyme en sus du prénom, à la manière occidentale. Dans la foulée, Ismet pacha, Premier ministre et dauphin officieux du Ghazi, devient Ismet Inönü. Les titres ottomans de pacha, effendi et hadji sont dans la foulée abolis.
À Istamboul, Sainte-Sophie, de mosquée, est transformée en musée en mars 1934. L'année suivante, dans tout le pays, l'appel à la prière du haut des minarets ne se fait plus en arabe, la langue du Prophète, mais en turc... Cette mesure malencontreuse sera néanmoins rapportée en 1950.
En 1937, peu avant sa mort, Atatürk complète son oeuvre révolutionnaire en introduisant dans la Constitution le mot laïcité, un concept occidental totalement étranger à la tradition musulmane qui ne conçoit pas de séparation entre le domaine religieux et le domaine civil.
Le 17 juillet 1932, la Turquie est admise à la Société des Nations (SDN). C'est un succès diplomatique pour Moustafa Kémal qui a fait de la modernisation de la Turquie sa priorité, s'est appliqué à maintenir son pays en paix coûte que coûte. Ainsi, il repousse les Chypriotes turcs qui réclament leur rattachement à la mère-patrie et, malgré l'admiration qu'il voue à Hitler, se garde d'entrer dans son alliance. Ses facultés accueillent d'ailleurs à bras ouverts les scientifiques juifs chassés d'Allemagne. Le 20 juillet 1936, par la convention de Montreux, son Président du Conseil Ismet Inönü obtient que la Turquie retrouve sa pleine souveraineté sur les Détroits. Enfin, il négocie habilement avec la France la rétrocession du vilayet d'Alexandrette.
Moustafa Kémal meurt en pleine gloire, à 57 ans, victime d'une cirrhose du foie, rançon de son goût avéré pour les nuits d'orgies très arrosées au raki (l'alcool national turc). Son mausolée, à Ankara, et son oeuvre immense, au service du nationalisme turc, sont gardés avec vigilance par l'armée.
Le Ghazi s'est marié civilement en 1923 avec une jeune femme de la bourgeoisie, Latifé, mais le couple a divorcé dix-huit mois plus tard sans avoir eu d'enfant. Plus tard, dans une intention purement politique, il a adopté pas moins de huit jeunes femmes adultes, reflets de la diversité turque.
À défaut d'héritier, Atatürk laisse une doctrine, le kémalisme, définit par six grands principes : républicanisme, nationalisme, populisme, étatisme, révolutionnarisme et laïcité. Ces principes sont symbolisés par les six flèches indiquées sur le symbole du Parti républicain du peuple (CHP) qui se réclame de sa doctrine.
Bibliographie
Parmi différentes biographies de Moustafa Kémal, je recommande celle de Fabrice Monnier, Atartük, naissance de la Turquie moderne (CNRS éditions, 2015), claire et dense, dont je me suis largement inspiré pour le présent article. La biographie célèbre de Jacques Benoist-Méchin, Mustapha Kémal ou la mort d'un empire (1954) reste aussi d'actualité.
De l'empire ottoman à la Turquie
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jcb (29-05-2023 07:51:38)
Il me semble que vous avez omis de parler du changement d'écriture. La Turquie écrit en lettres latines depuis Kémal Pacha
jean (12-08-2020 17:44:50)
Le livre de Benoist-Méchin que j'ai lu il y a longtemps est très intéressant . A noter que la maison natale de Kemal Atatürk est située à (Thes)Salonique ( Grèce ) . Elle a été aménagée et... Lire la suite
Diogene (23-08-2015 19:12:22)
décidément les messages volent avant mes ordres!
j'ignore quand mon commentaire est "parti"..J'attends donc qu'il soit édité pur le compléter!