L'invasion de l'Ukraine

Un accélérateur de l'Histoire

22 février 2023 : un an après l’agression de l’Ukraine par l’armée russe, la situation sur le terrain semble figée si l'on en juge par les reportages de guerre. Mais rien n’est déjà plus comme avant. « La guerre, cet accélérateur de l’Histoire, » selon une formule prêtée à Lénine, a changé le monde et retourné nos esprits...

L’offensive du 24 février 2022 a clos le cycle historique ouvert par l’attentat de Sarajevo le 28 juin 1914 et la Révolution d’Octobre le 6 novembre 1917. Mieux encore, elle a mis un terme à cinq siècles de domination européenne sur le monde. Les Européens et l'Occident n'occupent plus une place à part dans le monde. Celui-ci est redevenu « normal » et il va falloir nous en accommoder (note).

Regardons l'invasion de l'Ukraine en historien et faisons abstraction d'une émotion légitime (note). Inscrivons-nous dans le prolongement de nos analyses antérieures (Les causes politiques de la guerre).

Tout en exprimant le souhait que la guerre se termine de la moins mauvaise des façons, nous pouvons déjà recenser ses premières conséquences sur l’ordre international.

Le Sud uni derrière l’agresseur russe :

Le 2 mars 2022, une semaine après l'invasion de l'Ukraine, l’Assemblée générale de l’ONU a voté une résolution qui « exige que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine ». Sur 193 États, 141 ont approuvé la résolution, ce qui a conduit Le Monde à titrer triomphalement sur « l’isolement historique de la Russie à l’ONU ». En matière de désinformation et « fake-news », il était difficile de faire pire ! En effet, bien que très nombreux, les États qui ont condamné l'agression rassemblent moins d'un tiers de la population mondiale cependant que les États qui se sont abstenus rassemblent les deux tiers de l'humanité et près de la moitié du Produit intérieur brut mondial avec des pays comme la Chine, l'Inde, le Pakistan, etc.

Ces mêmes États refusent de s'associer aux sanctions économiques réclamées par Washington ou les contournent autant qu'ils le peuvent. C'est aussi le cas de nombreux États qui ont voté la résolution mais continuent de commercer et dialoguer avec la Russie comme si de rien n'était. Parmi ces derniers figurent la plupart des États d'Amérique latine, ainsi que l'Arabie saoudite et même un membre de l'OTAN : la Turquie. Il s'ensuit que l'économie russe, après un an de guerre, résiste somme toute mieux que celles de l'Union européenne et du Royaume-Uni, frappées de plein fouet par les flambées inflationnistes sur l'énergie.

Peut-on comprendre que tant d'États refusent de condamner un agresseur ? Si les Européens et les Nord-Américains s'indignent à bon droit d'une agression qui viole toutes les conventions internationales, il en va autrement des autres États de la planète, regroupés aujourd'hui sous le vocable « Sud global » (on aurait parlé autrefois de pays non-alignés ou de tiers-monde). Ces États se disent que l'agression de l'Ukraine, qui affecte l'Europe et elle seule, n'est ni plus ni moins scandaleuse que toutes celles qu'ils ont eu à subir de la part des Occidentaux, la dernière en date étant l'invasion de l'Irak par l'armée américaine il y a tout juste vingt ans.

Plus gravement, ces États-là sont en droit de craindre qu'une défaite trop écrasante de la Russie replace le monde sous le leadership américain. L'Inde, par exemple, ne pourrait plus préserver son subtil jeu d'équilibre entre Russie, Chine et Occident, et serait obligée de se placer sous la protection de Washington pour échapper à la pression de son encombrante voisine. La Chine n'aurait plus de glacis protecteur à opposer aux États-Unis si d'aventure, entraînés par leur hubris, ceux-ci se lançaient dans une croisade pour l'indépendance de Taïwan.

L'Afrique subsaharienne ainsi que l'Algérie voient dans leurs relations avec Moscou une manière de consolider leur indépendance à l'égard de Washington et des anciennes puissances coloniales. Si le Kremlin venait à capituler, la Turquie elle-même ne pourrait plus se prévaloir de sa fonction de garde-frontière aux portes de la Russie et perdrait une grande partie de son intérêt stratégique aux yeux de Washington. Elle réapparaîtrait pour ce qu'elle est, un trublion agressif qui menace tous ses voisins : Arméniens, Grecs, Kurdes, Syriens...

En Amérique latine, tous les États ont condamné l'agression russe (à l'exception de la Bolivie, Cuba et le Salvador) mais ces mêmes États veillent à conserver de bonnes relations avec la Russie et se montrent très critiques à l'égard des États-Unis. Le président brésilien Lula n'a pas craint de se poser en médiateur sur la chaîne CNN en février 2023. « (...) la paix est la seule chose qui peut restaurer la dignité de la vie humaine. C'est ce que les Russes doivent comprendre et que le peuple ukrainien doit comprendre. (...) Maintenant, je crois qu'il nous faut créer une alternative, parce que la Russie n'est pas n'importe quel pays. Il faut lui donner un minimum de conditions pour arrêter la guerre », a-t-il déclaré, osant même un parallèle entre le Kremlin et la Maison Blanche : « Quand les États-Unis ont arrêté la guerre du Vietnam, ce n'était pas facile, mais il a bien fallu arrêter un jour. »

Nous pouvons nous indigner de ces données géopolitiques qui n'ont que faire de la morale et font craindre à beaucoup de gens dans le monde une défaite de la Russie mais nous n'y pouvons rien changer. Le temps n'est plus où le monde était européen ou sous condominium étasunien-soviétique. 

L’ONU et la Cour pénale internationale, reliques d’un ordre ancien :

L'invasion de l'Ukraine a réduit à l'impuissance les institutions internationales nées il y a quatre-vingts ans du rapprochement entre les démocraties occidentales et l'Union soviétique face au nazisme.

Au sein de l'Organisation des Nations Unies, le Conseil de Sécurité compte cinq membres permanents qui sont les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale : États-Unis, Royaume-Uni, France, Russie et Chine. Ces cinq États disposent d'un droit de veto sur toutes les décisions contraignantes qui pourraient être prises par l'organisation. D'ores et déjà, la Russie et la Chine en font un usage systématique pour faire pièce à toutes les initiatives venues de leurs homologues occidentaux. Il n'y a aucun recours face à cette paralysie de l'ONU car une réforme de ses institutions et du Conseil de Sécurité nécessiterait l'unanimité de ses membres.

La Cour pénale internationale (CPI) a été fondée en 1998 à La Haye pour juger les criminels de guerre de Yougoslavie, du Rwanda et des conflits à venir. Elle aussi est vouée à l'impuissance par le fait que les États-Unis, ainsi qu'Israël, la Chine, l'Inde, la Russie, etc. se sont abstenus de ratifier le Statut de Rome qui l'a instituée. Ces États ont voulu de la sorte échapper à d'éventuelles poursuites. Washington s'est même offert le luxe de démettre une procureure qui avait impudemment tenté de poursuivre des militaires américains impliqués dans des crimes de guerre en Irak. Il s'ensuit que la CPI en est réduite à poursuivre quelques seigneurs de guerre africains. Quant à juger un jour des Russes coupables de crimes dans la guerre en Ukraine, n'y pensons pas (dico).

L’Europe sous protectorat américain :

Dans l'Union européenne, jusqu'à ces dernières années, les dirigeants et les intellectuels n'avaient de cesse de proclamer : « L'Europe, c'est la paix ! ». Ils en appellent aujourd'hui à une guerre à outrance, la première sur le Vieux Continent depuis 1945. Ce retournement de situation prêterait à rire s'il n'était si tragique pour les Ukrainiens, invités à se sacrifier jusqu'au dernier. 

La guerre en Ukraine, venant après la pandémie de covid-19, fait office de révélateur. Elle met en pleine lumière l'état de dépendance dans lequel est tombée l'Europe. Le Vieux Continent a perdu l'avance scientifique et industrielle qui lui avait permis en cinq siècles d'« occidentaliser » le monde. Celui-ci n'a désormais plus besoin d'elle et c'est l'Europe qui a besoin du monde : médicaments, semi-conducteurs, énergie, etc. En matière d'armements comme en matière d'énergie (gaz et pétrole de schiste), la guerre en Ukraine a accentué aussi sa dépendance à l'égard de Washington. 

Cette dépendance se paie d'une contrepartie politique : l'Union européenne ne peut plus rien refuser à Washington et aux stratèges du Pentagone. En cas d'initiative hasardeuse de ceux-ci dans la mer Noire, le Golfe Persique ou la mer de Chine, il serait impensable que des dirigeants européens rééditent la protestation solennelle de Chirac, Schröder et Poutine en 2003 face à la menace d'invasion de l'Irak.

En matière économique, l'Union européenne a déjà tout cédé aux États-Unis. Elle a accepté l'extraterritorialité du droit américain de sorte que ses entreprises sont obligées de se soumettre aux injonctions de Washington, si malvenues soient-elles, sous peine de fortes amendes. Elle a accordé aux entreprises américaines de l'internet (GAFA) un accès étendu aux données personnelles des citoyens européens et la faculté de prélever un tribut sur toutes nos transactions (Uber, Airbnb, Google, Booking, Netflix...). Elle s'en tient enfin à de plates protestations quand Washington subventionne à tour de bras ses industriels (loi IRA) et fait payer au prix fort aux Européens le gaz naturel liquéfié que ceux-ci sont contraints de lui acheter.

De façon plus inattendue, la guerre en Ukraine met en lumière la fragilité idéologique de l'Union européenne. Le patriotisme et la nation sont revenus sur le devant de la scène, parés du bleu et or du drapeau ukrainien ! À gauche comme à droite, les militants du libre-échange et de l'ouverture continuent d'oeuvrer méthodiquement pour la déconstruction de leur propre État mais ne voient aucune contradiction à applaudir en même temps l'héroïsme des soldats-citoyens d'Ukraine (note).

Last but not least, la lutte contre le réchauffement climatique est reportée aux calendes grecques. À Berlin, les ministres Verts du gouvernement Scholz ne trouvent rien à redire à la remontée brutale des émissions de gaz à effet de serre pour cause de guerre (réouverture de mines de charbon et de lignite, importation à tout va de GNL des États-Unis et du Qatar).

À défaut d'une victoire décisive de l'Ukraine dans les mois à venir, nous nous orientons vers une guerre d'attrition de cinq à trente années (c'est la durée habituelle à ce genre de guerre, qu'il s'agisse des guerres mondiales ou encore de la guerre du Vietnam). Cette guerre enferrera l'Europe dans sa dépendance à l'égard de Washington et la privera de toute perspective de progrès tout en usant ses ressources vitales. En retour, les autres États de la planète y gagneront une pleine autonomie. Ils pourront vivre leur Histoire en ne se souciant plus de ce qu'en pensent les Occidentaux. 

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2024-02-23 20:03:33

Voir les 27 commentaires sur cet article

Christian (16-12-2023 15:51:27)

"La Chine n'aurait plus de glacis protecteur à opposer aux Etats-Unis si d'aventure, entraînés par leur hubris, ceux-ci se lançaient dans une croisade pour l'indépendance de Taïwan". On pourrait... Lire la suite

Christian (14-12-2023 07:39:24)

Dommage que cet article passe sous silence le mémorandum de Budapest, signé le 5 décembre 1994 par l’Ukraine, la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni, auxquels se sont joints par la suite la... Lire la suite

Jihème (25-07-2023 21:31:18)

J'ai bien lu cet article, toujours aussi pertinent et mesuré, mais j'ai lu aussi l'ensemble des commentaires qui précèdent le mien. J'y trouve des éléments pertinents, d'autres qui me paraissent ... Lire la suite

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