6 avril 2022. La troisième guerre de destruction de l'Europe est engagée. Elle pourrait nous être fatale si nos dirigeants se laissent emporter par la stupeur et l'émotion devant la brutalité de l'armée russe et de leur chef. Souhaitons qu'ils puissent malgré tout négocier la paix et éviter l'irréparable. Détachons-nous des images terribles de Boutcha et des larmes des victimes et pensons à l'avenir...
Depuis plus de soixante-dix ans, les Européens ont délégué aux Américains le soin de les protéger, sous couvert de l'OTAN. À l'exception de la France, ils se refusent à faire usage de leurs armes. Dans les crises, hier la Syrie, aujourd'hui l'Ukraine, ils déroulent le même triptyque : condamnations morales, accueil des réfugiés, sanctions économiques. Mais face à la Russie, ils se comportent aussi comme s'ils étaient engagés dans une guerre de long cours, sans se battre pour autant. S'alignant sur les Américains, ils multiplient les menaces à l'égard de l'agresseur en fermant la porte à la négociation. Ils ne veulent rien d'autre que détruire la puissance russe et se séparer à jamais du peuple russe. Peu importe que ce soit au prix de la mort de l'Ukraine et de la ruine définitive de l'Europe. Cette troisième tentative de suicide, après 14-18 et 39-45, sera-t-elle la bonne ? Beaucoup de gens, sur les autres continents, l'espèrent.
Dans ce drame, il est paradoxal que le seul dirigeant qui affiche une stature d’homme d’État soit le président Erdo?an. On le vouait aux gémonies il y a quelques mois et le président Macron était prêt à lui faire la guerre pour préserver l'intégrité de la Grèce ! Dans les jours qui ont suivi le déclenchement de la guerre, le président turc, en émule de Talleyrand et Metternich, a réuni les belligérants à Istanbul, dans le palais de Dolmabahçe. Et très vite, le président Zelensky a fait des ouvertures sur la neutralité de l’Ukraine et l'autonomie du Donbass, voire la rétrocession de la Crimée à la Russie, les trois pierres d’achoppement à l’origine de la guerre et du chaos actuel !
Une guerre régionale aux conséquences planétaires
La guerre d'Ukraine ne mobilise que les États européens et anglo-saxons. Les autres se contrefichent de cette guerre. L'expression « communauté internationale » a moins de sens que jamais et disqualifie ceux qui l'emploient. Il serait plus juste de parler de « communauté occidentale ».
Le 2 mars 2022, à l'ONU, l'agression russe a été condamnée par les gouvernements occidentaux et leurs affidés mais elle a laissé indifférents la plupart des autres gouvernements, représentant plus des deux tiers de l’humanité. Quant aux sanctions économiques contre la Russie, elles sont seulement le fait de l’Europe et de l’anglosphère (Royaume-Uni, Canada, États-Unis, Australie et Nouvelle-Zélande). En y ajoutant la Corée, le Japon, Taïwan, la Colombie, le Paraguay, l'Équateur et le Costa Rica (carte ci-dessous), cela fait tout juste un peu plus d’un dixième de l’humanité (note).
Comment mieux le dire ? La guerre en Ukraine n’est somme toute rien d’autre qu’une guerre régionale, comme l’étaient la guerre du Vietnam, la guerre d’Irak ou celle d’Afghanistan. Comme ces guerres ou comme toute autre crise régionale (crise des subprimes aux États-Unis, pandémie en Chine), elle aura des répercussions sur toute la planète (inflation, pénuries d’énergie, de matières premières ou de céréales). Mais c’est bien évidemment sur les pays de la ligne de front, autrement dit l’Europe, que ses conséquences seront les plus graves.
De la part des gouvernants européens, il est irresponsable de prétendre traduire le président russe devant un tribunal international avant d'avoir épuisé toutes les chances de paix.
Comme Erdo?an ou encore Xi Jinping, Poutine est assurément un voyou mais aussi un homme d’État, autrement dit un homme qui sert l'État dont il a la charge sans s'embarrasser d'aucun scrupule moral. Mais c'est un homme d'État avec lequel il nous faudra sans doute négocier un jour ou l'autre, sauf à sacrifier le peuple ukrainien dans une guerre à outrance. La morale sera-t-elle sauve quand nous aurons causé la mort ou réduit à la famine et à la misère des millions d'hommes et de femmes pour réparer les crimes de Boutcha ?
Rappelons qu’aucun chef de grande puissance, qui plus est membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU, n’a jamais été jugé. La Cour pénale internationale n’a inculpé que des chefaillons africains ou balkaniques, jamais un président américain, chinois ou autre, si grands que fussent leurs crimes présumés (Irak, Xinjiang, etc.). On peut le déplorer au nom de la morale ou bien s'en accommoder à l'image du président Nixon, lui aussi voyou et homme d'État. En 1972, il ne s’est pas soucié des droits de l’homme quand il a normalisé les relations avec la Chine de Mao, en dépit des millions de victimes au passif de ce dernier. Il n'a pas non plus exigé un brevet de moralité de l'autocrate Brejnev quand il a signé avec lui le premier accord de limitation des armes nucléaires.
Pouvons-nous étrangler la Russie par des sanctions économiques de façon à hâter le renversement de Poutine par son entourage ou une révolution populaire ? Ce n'est pas le moins du monde certain.
De Napoléon face à l’Angleterre à Bush face à l’Iran, il n’est pas d’exemple qu’un blocus ait convaincu un peuple en guerre de rendre les armes. Au grand déplaisir de nos économistes qui croient que les humains sont seulement mus par le ventre, les sanctions ont pour principal effet de raviver le sentiment national. On l’a vu avec Hitler, que les Allemands ont suivi jusqu’à la fin, en dépit – ou à cause - des bombardements de villes. On l’a vu avec Khomeiny, qui a retrouvé le soutien de son peuple quand les Irakiens l’ont agressé en 1980. On le voit une nouvelle fois avec les Russes qui, à l’exception d’une frange d’intellectuels occidentalisés, resserrent les rangs autour de leur tsar.
Au demeurant, les sanctions prônées par l’Union européenne (et elle seule) sont à double tranchant. Elles ne vont pas ralentir dans l'immédiat l’effort de guerre de la Russie, qui a anticipé l'épreuve ainsi que le rappelle David Teurtrie. Craignons qu'il y ait encore beaucoup de crimes de guerre avant que l'armée russe ne rende les armes. A contrario, les sanctions vont très vite affecter l'Europe car on ne se coupe pas impunément de son principal fournisseur en pétrole, gaz, charbon et minerais quoiqu'en disent les experts (note). Les classes populaires et moyennes vont très vite voir leur niveau de vie affecté par les pénuries de carburant, de fioul et d'électricité, les hausses des prix et de nouvelles taxes. La cohésion européenne résistera-t-elle longtemps à l'épreuve ? Peu probable.
Derrière une union de façade, voilà l’Allemagne sommée de sacrifier son industrie et la France sommée de sacrifier son dernier fleuron industriel, Renault, sur l’autel de la solidarité avec l’Ukraine. Les dissensions entre dirigeants européens dépassent le seuil de la bienséance. Le Premier ministre polonais insulte le président français en assimilant ses échanges avec Poutine à un « dialogue avec Hitler ». Dans le même temps, il multiplie les manifestations d'allégeance à Washington. Quant au Premier ministre hongrois, fort de son succès électoral, il affiche sans complexe sa proximité avec Vladimir Poutine.
Les Européens : va-t-en-guerre de salon
Tous cela nous éloigne à grande vitesse de la seule issue qui vaille : l’arrêt des combats, la conclusion de la paix au moindre coût et l’établissement d’un nouvel ordre européen fondé sur l’équilibre et le respect de chaque nation, selon la belle devise de l’Union, « Unie dans la diversité » ou, mieux encore, selon les traditions diplomatiques de la vieille Europe.
Nous avons analysé il y a un mois les causes politiques de la guerre : la désagrégation de la Russie sous la présidence d’Eltsine, puis la poussée de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie, avant que l’Ukraine n'en devienne un membre de facto. Les dirigeants ukrainiens se justifient en invoquant le droit de choisir leurs alliés. Mais une alliance est comme un mariage. Il faut être deux pour la conclure et il faut que chacun y trouve son intérêt. En l’occurrence, l’OTAN aurait dû clairement signifier que l’admission de l’Ukraine était inopportune et de nature à briser l’équilibre européen.
La raison et la diplomatie reprendront-elles enfin le dessus ? L’Europe et l’Union se relèveront-elles de ce bourbier ? Rien n’est moins certain. Oublieux des causes somme toute mineures de la guerre, nos médias et nos dirigeants n’ont de cesse d’en rajouter sur les motifs de haïr les Russes (note). Même chose dans le camp d’en face. Chacun tend à diaboliser ou « nazifier » l’adversaire. C’est une caractéristique de la guerre totale, une invention du XXe siècle. Autant que l’on sache, c’était sans ces excès de haine que s’affrontaient les armées européennes des siècles antérieurs.
Confrontés au retour brutal de l'Histoire, nos dirigeants politiques pourraient faire leur le mot du général de Gaulle : « La véritable école du commandement est celle de la culture générale. Par elle, la pensée est mise à même de s'exercer avec ordre, de discerner dans les choses l'essentiel de l'accessoire. » Qu'ils songent aussi à leurs illustres prédécesseurs. En août 1941, avant que les États-Unis entrent en guerre, Roosevelt et Churchill se sont retrouvés « quelque part en mer » au large de Terre-Neuve, pour définir ensemble un but de guerre contre le IIIe Reich. Ce fut la Charte de l’Atlantique. Ils avaient l'espoir que la guerre accouche d'un monde meilleur. Cet espoir est tout à fait absent du drame actuel. Quelle qu'en soit l'issue, on peut assurer qu'il ne fera que des perdants, du moins sur notre continent.
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Voir les 22 commentaires sur cet article
Christian (13-04-2022 06:15:58)
J'espère qu'on n'en arrivera pas là, mais s'il est démontré juridiquement que les bombardements de populations civiles et les crimes de guerre sont liés à la volonté de nier l'existence même d... Lire la suite
Pierre (12-04-2022 13:04:38)
De un, faudrait que meure l’OTAN et que l’Europe développe sa propre politique. Ça implique le réarmement des Européens. Le gendarme américain est carrément incompétent. De deux, comme la R... Lire la suite
Guy Sitbon (11-04-2022 13:25:25)
Cher André Larané, Première et unique voix raisonnable. Vous auriez pu ajouter que la disparition de la puissance militaire russe à laquelle nous assistons (ajoutée aux sanctions) constitue un b... Lire la suite