3 mai 2023. Il y a quatorze mois, le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe a fait l’effet de la foudre dans un ciel orageux. Aujourd’hui, l’orage semble en voie de passer et laisse derrière lui un paysage de désolation. Les médias ont déjà oublié la guerre et sont revenus à leurs préoccupations habituelles : crises politiques, sociales, environnementales, financières, etc. sans compter la menace montante d’un conflit en mer de Chine autour de Taïwan. Il n’empêche qu’en ramenant l’Europe à son statut d’il y a cinq siècles, la guerre d’Ukraine a bouleversé l’ordre international plus que tout autre événement depuis la chute du Mur de Berlin (1989) ou même l’explosion d’Hiroshima (1945).
Où en est la guerre ? Elle a quasiment disparu de la Une des journaux. Il arrive même certains jours (29 avril…) que le quotidien Le Monde lui-même ne dise pas un mot de l’Ukraine et de son président.
Ainsi la guerre d’Ukraine est-elle en train de rejoindre les guerres oubliées du XXIe siècle, qui perdurent dans le grand silence médiatique : l’Irak, pas encore remis de l’invasion de 2003 ; le Kivu (Congo), pillé et martyrisé depuis un quart de siècle par les hommes du président rwandais ; le Yémen, agressé en 2015 par l’armée saoudienne ; le Tigré (Éthiopie), violenté en 2019 par l’armée du Premier ministre éthiopien (Prix Nobel de la Paix !)…
Chacune de ces guerres, notons-le, a déjà fait plus de victimes que le conflit du Donbass depuis 2014 et leur cumul pourrait bien faire basculer le monde dans une nouvelle ère de violence après deux décennies moins violentes que jamais. Mais enfin, de toutes ces guerres, pour parodier Georges Brassens, « si nous étions tenus de faire un choix, nous déclarerions tout de suite : celle qui compte, c'est la guerre d’Ukraine ! »
Interrogeons-nous sur la résonance exceptionnelle de cette guerre dans nos cœurs et nos esprits. Il y a en premier lieu le critère de proximité. L’Ukraine nous est plus proche que le Kivu ou le Tigré. Il y a surtout la portée géopolitique de cette guerre et les immenses espoirs qu’elle a anéantis.
« Rien n’est pire, politiquement comme intellectuellement, que de confondre ce que l’on souhaite avec la réalité », écrit avec justesse Nicolas Baverez dans son essai : Démocraties contre empires autoritaires (L’Observatoire, mars 2023).
Cinq siècles de prédominance européenne effacés
De fait, on pouvait penser – Nicolas Baverez lui-même - que le commerce, le libre-échange et la déréglementation conduiraient la Chine à se démocratiser et que ses liens économiques et financiers avec les États-Unis la détourneraient de la guerre.
On pouvait aussi espérer comme beaucoup de responsables français et allemands - comme moi-même aussi, je le confesse -, que l’Union européenne et la Russie mettraient en commun les technologies et les capitaux de l’une, les ressources énergétiques et minières de l’autre pour constituer un pôle majeur entre les États-Unis et la Chine.
Mais l’Histoire nous enseigne que les hommes ne se réduisent pas à des homo œconomicus seulement mus par des aspirations matérielles. Ils sont guidés par des passions qui ont pour nom : amour, dépassement de soi, soif de dignité ou de reconnaissance, appétit de pouvoir… Le sentiment d’humiliation ou de déclassement est en particulier un ressort puissant des crises internationales, ainsi que le rappelle de son côté Étienne Le Gail dans son essai : L’humiliation (mars 2023).
Réel ou fantasmé, ce sentiment d'humiliation est d’évidence à l’œuvre dans la fuite en avant de Vladimir Poutine face à un Occident qu’il soupçonne de vouloir abaisser ou détruire son pays. Point n’est besoin de chercher ses motifs d’irritation, qu’il s’agisse des écrits du conseiller polono-américain Zbigniew Brzezinski sur l’intérêt de détacher l’Ukraine de la Russie (Le Grand échiquier, 1997) ou de la participation de l’Ukraine et de la Géorgie à la coalition qui a agressé l’Irak en 2003, prélude à leur entrée dans l’OTAN.
Du côté de Xi Jinping, comment ne pas songer aussi à l’envie de revanche sur les « traités inégaux » qui ont fait basculer la Chine plurimillénaire dans la misère et la guerre ? Il est aisé de deviner son irritation quand les Occidentaux viennent aujourd’hui lui faire la leçon à propos des Ouïghours.
Disons-nous aussi que notre classe dirigeante porte une grande part de responsabilité dans les déséquilibres actuels.
Dans l’essai précité, Nicolas Baverez reproche à la Chine « la prédation, le dumping et la manipulation de sa monnaie, n’appliquant jamais les principes du libre-échange qui sous-tendaient la mondialisation » ! Mais à qui la faute ? La Chine n'a forcé personne. Ce sont les industriels occidentaux qui ont sciemment encouragé Pékin dans cette voie au nom du néolibéralisme (dico), à seule fin pour eux de réaliser des profits maximum sans prendre la peine d'innover : ils ont fait simplement le choix de produire à des coûts chinois (très bas), vendre à des prix européens (très élevés) et ainsi empocher la différence.
Il appartiendra aux historiens du futur de mettre en lumière l’enchaînement qui a conduit au basculement brutal par lequel l’Europe est retombée à son statut relatif d’il y a cinq siècles, quand elle ne pesait pas plus lourd que l’empire chinois des Ming, en matière scientifique, intellectuelle et économique et que les Ottomans se permettaient encore de l’assaillir en son cœur.
L’Europe était alors au début de son incroyable ascension. Nous avons le douteux privilège d’en voir la fin. Faut-il pour autant désespérer ? Pas le moins du monde. C’est une excellente chose que tous les peuples de la Terre suivent enfin leur voie sans dépendre de quiconque. Puissent les drames de l’heure et la « désoccidentalisation » du monde nous convaincre de nous occuper de nos affaires et de ne plus prétendre nous occuper des autres. L’heure n’est plus à « civiliser les races inférieures » selon le mot de Jules Ferry. Nous avons bien assez à faire pour sauvegarder notre démocratie sur notre sol sans chercher à l'étendre au loin.
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Voir les 10 commentaires sur cet article
Christian (21-05-2023 06:14:57)
Bien que je n'aie guère de sympathie pour le régime saoudien, il faut reconnaître qu'il manœuvre assez habilement entre les Etats-Unis, la Chine, la Russie et l'Iran. Il a imposé à ses pairs la ... Lire la suite
Gisèle (05-05-2023 16:28:07)
Dans votre livre que j'ai lu attentivement ( Ukraine les causes de la guerre), vous n’évoquez jamais la grande cause de Poutine, à savoir l’éradication totale des "nazis" ukrainiens. J’aimera... Lire la suite
Pierre Blanchard (05-05-2023 12:06:22)
Deux dernières décennies moins violentes que jamais ??? Que dire de la Tchétchénie et de la Syrie ? Le tiers-monde, en particulier l'Afrique, est à feu et à sang quand ce n'est pas des groupes t... Lire la suite