L'idéologie portée aujourd'hui par les classes dominantes du Vieux Continent est qualifiée faute de mieux de « néolibéralisme ». D'aucuns l'appellent aussi « fondamentalisme de marché » (Le Grand Mythe, Naomi Oreskes et Erik M. Conway) pour traduire une croyance quasi-religieuse dans la vertu du marché.
Cette idéologie s'est imposée dans les années 1970, quand les chocs pétroliers mais aussi et surtout la chute de la natalité et la saturation des besoins vitaux ont réduit les perspectives de croissance et de profit.
Dans les deux à trois siècles précédents, sur un marché en expansion, avec une demande croissante, les entrepreneurs étaient assurés de toujours trouver des débouchés à leurs innovations. Désormais, c'est par la réduction des coûts et la concentration financière qu'ils peuvent espérer gagner encore de l'argent.
Pour l'économiste Milton Friedman, virulent contempteur de John Maynard Keynes, plus rien ne compte dès lors que le profit. Peu importe le moyen de l'obtenir. Dans un discours célèbre, en 1970, il proclame qu'il y a « une et une seule responsabilité du monde des affaires : utiliser ses ressources et les engager dans des activités destinées à accroître son profit «».
Dix ans plus tard, Milton Friedman inspire au président Ronald Reagan une formule tout à fait antikeynésienne dans son discours d'investiture du 20 janvier 1981 : « Dans cette crise, l'État n'est pas la solution à notre problème ; l'État est le problème ». La même année, Jack Welch, charismatique président de General Electric, préconise de privilégier désormais dans la gestion des entreprises la « valeur actionnariale », autrement dit le taux de profit et le dividende versé aux actionnaires.
Mais comment faire pour que les dirigeants d’entreprise accordent désormais davantage d’attention à leurs actionnaires ? C’est simple : il faut les rémunérer en conséquence. Dès lors apparaissent les « stock options » et la rémunération des cadres dirigeants à la « performance », en fonction de l’évolution du cours de l’action et des dividendes. C’est le début d’une inflation vertigineuse des salaires des grands dirigeants dont, trois décennies plus tard, on ne voit pas encore la fin.
Jack Welch et les théoriciens néolibéraux (ainsi qualifie-t-on aujourd’hui les tenants de cette idéologie sans rapport avec l’économie libérale classique et néo-classique) oubliaient que les actionnaires sont par nature infidèles, à la grande différence des salariés, des cadres d'entreprise. Soucieux de leur intérêt, ils veulent s’enrichir au plus vite en tirant un maximum de leurs titres et en les revendant au plus haut prix. Ils se contrefichent du sort des entreprises (sauf dans le cas d’une entreprise familiale à laquelle ils sont liés par des considérations particulières, ainsi que l'a montré l'historien Jacques Marseille).
Il s'ensuit que le néolibéralisme s'est soldé par une hécatombe industrielle tant aux États-Unis qu'en Europe occidentale, les actionnaires et les dirigeants d'entreprises ne craignant pas de vendre leur âme ou sacrifier le travail de plusieurs générations pour un profit immédiat. Ainsi avec la fusion d'Alcatel et Lucent en 2006 dans les réseaux télécom, qui s'est soldé par un désastre industriel ou encore la cession d'Alstom à General Electric par son Pdg Patrick Kron en 2014 contre un chèque consistant.
Le néolibéralisme est un avatar improbable de la démocratie. Il revendique une liberté individuelle absolue en vertu du principe formulé par l'économiste Freidrich Hayek dès 1944 (La Route de la servitude) selon lequel « chacun est libre de produire, de vendre et d'acheter tout ce qui est susceptible d'être produit ou vendu » (même le corps des femmes et les gamètes, même les kalachnikov et la cocaïne). Il prône l'ouverture sur le monde, l'abolition des frontières, le multiculturalisme, enfin la déconstruction de l'État, de l'Histoire et du genre, dans une improbable conjonction du libertarisme d'extrême-gauche et du capitalisme financier.
Le néolibéralisme entérine les inégalités et la fin de l'État social. Celui-ci n'était précédemment accepté que sous couvert de réciprocité (c'est ce que sous-entend le mot Fraternité de la devise nationale). On pouvait demander à un travailleur de payer des impôts pour son voisin dans le besoin parce qu'il savait que celui-ci agirait de même s'il se trouvait à son tour dans le besoin. Mais dès lors que la société est ouverte sur le monde, ledit travailleur aime autant en finir avec l'État social car il n'a nulle envie de payer des impôts qui profiteront davantage à l'immigrant démuni qu'à ses congénères. Il sait que cet immigrant ne sera jamais en mesure de l'aider et le pourrait-il qu'il ne le voudrait pas par ressentiment à l'égard d'un présumé « dominant ».
Le néolibéralisme réduit l'humanité à un ensemble de monades mues par leurs besoins propres et dépourvues d'identité collective. Les gens (on ne dit plus « citoyens » dans la sphère néolibérale) n'envisagent plus de militer pour une réforme de la société et un changement de politique. La disparition de la conscience nationale, qui est une conséquence du néolibéralisme, va de pair avec la mort de la politique : en repoussant toute forme d'organisation, exception faite du secteur marchand, nous ne nous assignons plus de but collectif et nous n'avons plus aucun motif de débattre sur l'organisation du pouvoir.
Nos engagements se résument à des initiatives vaines et saugrenues, dépourvues de sens, comme une grève des cours par les lycéens pour dénoncer l'inaction de l'État en matière climatique, ou encore des démarches caritatives auprès des sans-domicile et des immigrants clandestins. Dans l'un et l'autre exemples, on se garde de s'interroger sur les causes de ces malheurs car cela reviendrait à faire de la politique, autrement dit à agir dans le cadre de la démocratie, de l'État et de la nation, autant de gros mots que rejettent tant l'extrême-gauche libertaire que les néolibéraux.
Facebook, dont le cynisme a été dénoncé devant le Congrès américain par la lanceuse d'alerte Frances Haugen (octobre 2021) est l'illustration de cette idéologie libérale-libertaire qui a la faveur des jeunes générations bourgeoises : ce réseau virtuel favorise les échanges de type libertaire, transgressif et complotiste par le fait que ces échanges génèrent davantage de pages vues et donc davantage de recettes publicitaires !
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Maurice (09-04-2024 12:16:03)
L’argument des néolibéraux d’aujourd’hui se réduit à deux antiennes : « préserver l’emploi » et « améliorer le pouvoir d’achat » des classes populaires ; des arguments vides de con... Lire la suite