Nous avons tous une histoire avec le café. C'est grâce à lui que nous nous levons avec entrain le matin, c'est lui qui nous réunit entre amis, c'est lui aussi qui vient à notre secours quand nous séchons devant une page blanche... Ne soyons pas surpris qu'il se classe en valeur au deuxième rang des échanges commerciaux mondiaux, juste après le pétrole.
Parti des hauts plateaux de l'Éthiopie, ce modeste grain plein d'amertume a pu ainsi séduire le monde en à peine trois siècles. Partons sur les traces de ce conquérant ô combien pacifique...
Crottes de biques !
Vous connaissez Kaldi ? Non ? Pourtant, c'est grâce à son sens de l'observation que vous parvenez à ouvrir les yeux chaque matin ! Intrigué par le comportement de ses chèvres qui gambadaient joyeusement jour et nuit, ce berger yéménite s'en alla interroger les religieux du voisinage. Il ne leur fallut pas longtemps pour comprendre : les animaux employaient simplement leur temps libre à déguster de petites baies rouges...
Cette légende arabe, reprise dans les Mille et une nuits, se trompe sur un point : le café est originaire non du Yémen mais des hauteurs d'une région du sud-est de l'Éthiopie appelée Kaffa qui lui aurait donné son nom (par l'intermédiaire du qahwa arabe) et où les nomades Oromos aimaient à en consommer depuis fort longtemps les graines écrasées en bouillie.
Est-ce par l'intermédiaire de la reine de Saba que le café traversa la mer Rouge ? Il est plus vraisemblable que ce soit grâce aux nombreux marchands qui naviguaient aux alentours de la Corne de l'Afrique que sa réputation parvint aux oreilles des savants de l'époque, à commencer par les grands médecins persans Rhazès (IXe siècle) puis Avicenne (XIe siècle) qui furent parmi les premiers à se pencher sur ses effets thérapeutiques.
Avec l’expansion de l'islam, les fidèles prirent la relève en prenant soin de transporter au fond de leur sac de voyage quelques-unes de ces graines énergisantes pour les aider à rejoindre La Mecque. C'est le début d'un long périple pour notre café...
Il y a tout chez Homère, on le sait bien. Mais de là à y trouver une première allusion au café, il n'y a rien de moins sûr ! Certains pourtant se sont laissé séduire par un extrait de l'Odyssée (VIIIe siècle av. J.-C.) qui y ferait allusion : « Dans le vin du cratère, où ils puisaient à boire, [Hélène] jeta soudain une drogue, calmant de la douleur et du ressentiment, oubli de tous les maux. Et qui buvait de ce mélange ne laissait de tout le jour les larmes couler sur ses joues, sa mère et son père fussent-ils morts, son frère et son fils eussent-ils succombé par le bronze, devant lui, sous ses yeux. Telles étaient les drogues savantes et salutaires que la fille de Zeus tenait de Polydamna, la femme de Thon, née en Égypte ». L'hypothèse est intéressante mais il y a un problème : loin d'empêcher les larmes, le café stimule leur production !
En odeur de sainteté
Pas de café sans religion : ce sont en effet les communautés de derviches soufis présentes dans le sud de la péninsule arabique qui, rapidement, ne purent plus s'en passer. Rien de tel pour garder l'œil vif pendant les longues séances de prières nocturnes !
Le cheikh Omar al-Shadhili, surnommé « le saint de Moka » du nom d'un port yéménite, aurait de son côté survécu à son exil dans la montagne en s'alimentant de grains de caféier, arbuste dont il aurait par la suite facilité l'implantation dans la région à la fin du XIVe siècle. S'il semble que la plante était présente dès le XIIe siècle, il est vrai que c'est à l'époque du saint homme que sa culture se développe sur les sols de l'Arabie heureuse.
Et l'affaire est prise très au sérieux ! Face à la demande grandissante, les souverains locaux prennent des mesures drastiques avec obligation de griller ou ébouillanter le moindre grain destiné à l'exportation. Ainsi, plus de risque de germination chez les concurrents !
Rapidement, le commerce s'emballe, entraînant dans son succès le port de Moka (ou Mokha) qui devient une ville florissante. Il faut dire qu'elle profite de l'avantage d'appartenir à partir du XVIe siècle aux Ottomans qui déversent leurs cargaisons sur les trottoirs de leur empire, du Caire à Alep, des Balkans au Maghreb. On y prend l'habitude d'y siroter un café non filtré mais moulu très fin, puis chauffé dans une sorte de casserole, le cezve.
En 1555, le premier établissement dédié à cette boisson ouvre à Constantinople, capitale de l’empire ottoman. Il est vite rejoint quelques années plus tard par près de 500 concurrents !
Importation expresse
Pour les régions d'Arabie, le café tombe à pic, au moment même où la découverte de l'Amérique remplit les poches des Européens tout en les détournant des rives orientales. Voilà de quoi attirer ces Anglais et Hollandais qui ont bien compris qu'il y avait un marché à prendre et à développer depuis que divers voyageurs et botanistes avaient mis l'accent sur cette « boisson qui est plus saine qu’elle n’est plaisante à boire » (William Parry, Voyage aux Indes Orientales, 1615).
C'est d'abord l'Inde qui est visée mais la plante y est déjà acclimatée grâce, dit la légende, aux bons soins du sage Baba Budan qui en aurait rapporté de La Mecque sept graines en les cachant soigneusement dans son opulente barbe. Tant pis, il n'y a qu'à se retourner vers le marché européen qui s'ouvre depuis que Pierre de La Roque, négociant au nez fin et au discours convaincant, a fait connaître en 1644 à quelques privilégiés marseillais les plaisirs du breuvage.
Il faut vite répondre à une demande croissante, et pour cela s'affranchir des traditionnelles caravanes chamelières. Les voyages autour de l'Afrique se multiplient donc, reliant directement Moka et Marseille, la « porte de l'Orient », qui vole ainsi au Caire son rôle de plaque tournante.
En 1708, ce sont les armateurs de Saint-Malo qui se lancent dans l'aventure en armant deux navires corsaires, direction le Yémen.
Ce voyage fructueux sert de base au négociant Jean de La Roque pour rédiger son Voyage à l'Arabie heureuse (1716) qui non seulement propose une présentation très précise de la plante et de son commerce, mais qui contribue également largement à la vogue des « turqueries » qui s'abat alors sur l'Europe.
Désormais, rien de plus chic que de siroter une petite tasse de café !
L'Arménien Pascal Haroukian l'a bien compris et ouvre en 1671 à Marseille un commerce totalement consacré à cette douce activité.
Il baptise tout simplement son établissement... un café !
Méfiance, méfiance...
Faire adopter le café par l'Europe ne fut pas une mince affaire ! La population en effet n'était pas naïve : pourquoi se précipiter sur ce noir breuvage que même les musulmans ont proscrit en 1511, le soupçonnant d'amener ses consommateurs à un état d'ivresse formellement interdit par le Coran ?
S'il ne fut que temporaire, ce rejet ne passa pas inaperçu en Europe, nourri par certains voyageurs comme l'Allemand Adam Olearius qui se faisait une joie d'expliquer que « les Perses croient que cette eau est capable d’étouffer entièrement la chaleur naturelle et la vertu d’engendrer » (Voyage en Moscovie, Tartarie et Perse, 1666). Horreur ! Le « vin d'Arabie » rendrait impuissant ! Cela ne peut être que le diable qui se cache au fond des tasses...
Pour mettre fin au débat, on décida tout simplement de faire appel à une sommité : le pape lui-même. Après quelques gorgées, Clément VIII rendit son verdict et expliqua qu'une telle saveur ne pouvait être l'œuvre de Satan et ne devait surtout pas être réservée aux seuls musulmans.
Restait, en France, à convaincre la Cour. Ce fut le rôle de Soliman Aga, ambassadeur du sultan ottoman Mehmet IV qui reçut en 1669 la noblesse parisienne dans un décor des Mille et une nuits, une tasse fumante à la main. Si les courtisans se laissèrent séduire, ce ne fut pas le cas de Louis XIV qui préfèrait l'exotisme d'une autre boisson gourmande, le chocolat.
Au XVIIe siècle, l'engouement pour le café est tel que la boisson devient source d'inspiration pour poètes et musiciens. Ainsi Marin Marais, célèbre pour sa musique baroque, propose-t-il une Saillie du café tandis que son gendre Nicolas Bernier met en musique ces paroles du librettiste Louis Fuzelier. Il s'attache ici à montrer la supériorité de la nouvelle boisson sur le vin, devenu bien démodé :
« Café, du jus de la bouteille
Tu combats le fatal poison,
Tu ravis au Dieu de la treille
Le buveur que ton charme éveille
Et tu le rends à la raison. […]
Quand une habile main t'apprête,
Quel plaisir est égal à celui que tu fais ?
Ton odeur seulement te promet la conquête
Des mortels qui n'ont point éprouvé tes attraits. […]
Ô toi liqueur que j'aime,
Règne, coule en tous lieux,
Bannis le nectar même
De la table des Dieux.
Fais sans cesse la guerre
Au jus séditieux,
Fais goûter à la terre
Le doux calme des cieux ».
Grandes ambitions et petits arrangements
À la pointe du commerce, les Hollandais se sont empressés d'acclimater dans leurs territoires de Java, du Surinam et de Ceylan ces plants de caféier qu'ils avaient réussi à dérober à Moka au début du XVIIe siècle.
En 1714, à la suite du traité d'Utrecht, le café se fait cadeau diplomatique par l'intermédiaire du maire d'Amsterdam qui se fait un plaisir d'en offrir quatre arbustes à La France. À charge pour le Jardin du roi, à Marly, de les soigner avant de les envoyer dans les Antilles.
Ce ne sera pas sans mal ! Il faudra en effet toute l'abnégation du chevalier Gabriel de Clieu qui, alors qu'une traversée cauchemardesque le condamnait à la soif, n'hésita pas à partager le peu d'eau qui lui restait pour sauver les plants. L'histoire était si belle qu'elle devint poème :
« De l'humide élément qu'il refuse à sa vie
Goutte à goutte il nourrit une plante chérie » (Joseph Esménard, « La Navigation », 1805).
C'est ainsi que les Caraïbes purent à leur tour se lancer dès 1720 dans cette culture pour devenir le principal fournisseur du royaume vingt ans plus tard.
La Jamaïque pour l'Angleterre, Cuba pour l'Espagne, Surinam pour la Hollande, La Réunion pour la France... Les grandes puissances dédient de plus en plus de terres à ce nouveau petit péché qui pousse certains à céder leur âme au diable.
Parmi ces victimes, citons la femme du gouverneur de Cayenne (Guyane) : fort sensible aux charmes d'un jeune lieutenant portugais de Belem (Brésil), elle aurait subtilisé en 1727 quelques-uns des précieux grains pour les lui offrir. Et c'est ainsi, pour une amourette, que le Brésil devint le premier producteur de café au monde...
C'est un peu fort de café !
Attention, danger : mieux vaut ne pas céder de façon excessive aux charmes du café, ce liquide diabolique peut tuer ! Comptez 10 grammes de caféine pour vous envoyer ad patres... soit quand même l'équivalent de 100 tasses.
Ce n'est pas pour ce risque, somme toute facilement évitable, que le café a été mis à l'index au XVIIe siècle par des dames anglaises.
Elles lui reprochaient en fait de corrompre leurs hommes en les retenant dans ces coffee shops à l'ambiance un peu trop louche.
En Prusse, au siècle suivant, ce sont les brasseurs et même l'économie du pays que Frédéric II cherche à sauver en créant un nouveau métier : renifleur de café !
Il faut savoir jouer du nez pour dénicher les malotrus qui s'adonnent à la torréfaction illégale, privant le pays d'une belle taxe au moment où la guerre de Sept Ans a vidé les caisses.
En Suède, c'est peu dire que l'arrivée du café ne se fit pas en toute discrétion puisque non seulement il connut un succès monstre, mais il provoqua des débats qui obligèrent à plusieurs reprises au cours du XVIIIe siècle les souverains à l'interdire.
Haro sur les boissons caféinées, à la poubelle les tasses à café ! On raconte même que pour prouver que sa décision allait dans le bon sens, Gustav III décida de procéder à une expérience : obliger des jumeaux à boire chaque jour trois tasses de café pour l'un, de thé pour l'autre. Les cobayes auraient survécu à leur roi, et aujourd'hui la Suède fait partie des pays les plus friands de café !
Café des plantations, café des esclaves
Défricher, récolter, décortiquer, trier, transporter... Le café est un produit qui demande de la main-d'œuvre, et du XVIIIe à la fin du XIXe siècle, cette main-d'œuvre est essentiellement servile.
Dans la Saint-Domingue française (Haïti), on compte ainsi en 1790 près de 500 000 esclaves qui font la prospérité de l'île, alors premier producteur mondial, avant que la révolte de Toussaint-Louverture en 1793 ne signe la destruction de la plupart des plantations.
Dans les ateliers, où le travail nécessitait moins de force physique, on relevait une majorité de femmes, essentiellement à cause de leur coût moins élevé. Quant aux paysans « libres », les contraintes étaient telles qu'ils étaient maintenus dans une misère et une dépendance qui ne leur permettaient pas de s'émanciper de cette production.
Mais c'est au Brésil que la culture du café eut le plus d'impact sur la constitution de la population. Déjà habitué à avoir recours à l'esclavage à grande échelle pour exploiter ses mines, le pays y vit logiquement une façon efficace de fournir la main d'œuvre dont avaient besoin les fazendas, ces immenses exploitations créées sur des terrains pris à la forêt à la force des bras.
Alors que l'esclavage est interdit en 1833 pour l'Angleterre et 1848 pour la France, le Brésil de son côté continue à profiter du travail forcé jusqu'à la loi Aurea de 1888, se hissant de la sorte à la place de premier producteur de café pour le plus grand bénéfice de São Paulo.
Pendant deux siècles, la traite négrière fut donc en grande partie nourrie par la mode du café à laquelle avait succombé l'Europe et avec elle, les « beaux esprits » des Lumières qui n'aimaient rien tant que siroter une tasse en discutant de l'avenir du monde...
Le café, moteur de la Révolution ?
À la cour de Versailles, le café est roi. Louis XV n'aime rien tant que d'en siroter une tasse pendant que sa chère comtesse du Barry est à sa toilette. Mais parfois, les accidents arrivent : « Hé la France, prends donc garde : ton café fout l’camp ! » lui aurait-elle crié un jour où la cafetière faisait des siennes.
Si elle vise certainement à médire sur la courtisane, cette anecdote montre à quel point le café était entré dans les intimités, même si certains ne lui avaient guère fait de publicité en évoquant cette « boue bonne tout au plus pour la lie du peuple » (Saint-Simon) dont l'odeur rappellerait l'haleine de l'archevêque de Paris (la princesse Palatine).
Mais pour l'historien Jules Michelet, le noir breuvage aurait également eu des conséquences plus politiques, en aidant les grands esprits de l'époque à bouillonner : « Jamais la France ne causa plus et mieux [que sous la Régence]. De cette explosion étincelante, nul doute que l'honneur ne revienne en partie à l'heureuse révolution du temps, au grand fait qui créa de nouvelles habitudes, modifia les tempéraments même : l'avènement du café. […] Ce fort café, celui de Saint-Domingue, plein, corsé, nourrissant, aussi bien qu'excitant, a nourri l'âge adulte du siècle, l'âge fort de l'Encyclopédie. Il fut bu par Bouffon, par Diderot, Rousseau, ajouta sa chaleur aux âmes chaleureuses, sa lumière à la vue perçante des prophètes assemblés dans l'antre de Procope, qui virent au fond du noir breuvage le futur rayon de 89 » (« Six mois de la Régence », Revue des deux Mondes, 1863).
Spécialiste de la poésie descriptive à la fin du XVIIIe siècle, l'abbé Delille ne pouvait que chercher l'inspiration au fond de sa tasse...
« Il est une liqueur, au poète plus chère,
Qui manquait à Virgile, et qu'adorait Voltaire ;
C'est toi, divin café, dont l'aimable liqueur
Sans altérer la tête épanouit le cœur.
Aussi, quand mon palais est émoussé par l'âge,
Avec plaisir encor je goûte ton breuvage. [...]
Viens donc, divin nectar, viens donc, inspire-moi.
Je ne veux qu'un désert, mon Antigone et toi.
A peine j'ai senti ta vapeur odorante,
Soudain de ton climat la chaleur pénétrante
Réveille tous mes sens ; sans trouble, sans chaos,
Mes pensers plus nombreux accourent à grands flots.
Mon idée était triste, aride, dépouillée ;
Elle rit, elle sort richement habillée,
Et je crois, du génie éprouvant le réveil,
Boire dans chaque goutte un rayon du soleil ».
Du superflu à l'indispensable
Un produit fortifiant, goûteux et pas cher grâce à une production mondiale abondante... et voilà notre café qui prend ses aises sur les tables des milieux populaires dès les années 1750 dans une version moins corsée que son homologue turc, désormais mis sur la touche en Occident. On le préfère au chocolat, plus cher, et qui ne présente pas l'avantage d'être accessible à tous les coins de rues grâce aux établissements spécialisés qui se sont multipliés, tout comme les porteurs de café à la sauvette.
Mais en 1808, catastrophe ! Napoléon Ier impose la consommation de chicorée pour pallier l'absence de café, victime du Blocus continental. L'habitude restera, même si les Français retrouvent ensuite avec plaisir le chemin de leurs cafetières.
C'est le cardinal et archevêque de Paris Jean-Baptiste Du Belloy qui aurait inventé en 1800 le principe des deux récipients s'emboîtant, de simples trous laissant passer le liquide ; on raconte qu'à 91 ans, il n'en pouvait plus de boire du café infusé...
Une Révolution industrielle plus tard, le bol de café sucré, souvent agrémenté de lait, est sur toutes les tables du petit déjeuner, reléguant la traditionnelle soupe à l'heure du repas du soir. Les nouveaux urbains apprécient ce stimulant, symbole à la fois d'exotisme et de modernité, tandis que les lève-tôt campagnards lui ajoutent un autre en-cas en début de matinée.
Petit à petit on prend l'habitude de la pause-café, souvent après le déjeuner ou au cours de la journée pour donner un coup de fouet. C'est aussi l'occasion de se retrouver entre amis ou collègues autour du percolateur qui a envahi les cafés à la fin du XIXe siècle.
50 ans plus tard, ce sont les machines automatiques qui entrent dans les cuisines tandis que l'invention de nouveaux emballages étanches, dans les années 70, libèrent les enfants de la corvée de moudre le grain. Enfin, en 1994, les capsules inventées par le géant suisse Nestlé bouleversent de nouveau les habitudes en proposant des expressos à la demande, directement dans votre cuisine.
Aux pays de l'or noir
Amateurs de chaleur, les caféiers ont peu à peu conquis les terres comprises entre les deux tropiques, avec un retour remarqué en Afrique à la fin du XIXe siècle.
L'Ouganda ouvre la voie sous l'impulsion de missionnaires avant que le Congo ne diversifie la culture avec le Coffea liberica. Cette espèce voit au début du XXe siècle un concurrent apparaître, le Robusta, particulièrement bien adapté aux terres africaines colonisées par la France.
Parce qu'il n'est pas soumis aux taxes, il devient vite dominant dans les tasses de la métropole, damant le pion à l'Arabica du Brésil qui souffre régulièrement de surproduction. Ne dit-on pas qu'on a vu là-bas des locomotives alimentées par des sacs de café ?
C'est alors que Nestlé vient à la rescousse des Brésiliens grâce à l'invention en 1938 de la version soluble, arrivée à pic pour s'inviter dans les paquetages des soldats américains envoyés sur le front. S'organisent alors les grandes firmes internationales qui désormais gèrent la majeure partie de la production, même si le « commerce équitable » cherche à se faire une petite place depuis la création en 1988 du label Max Havelaar.
Aujourd'hui, près de 70 pays se sont lancés dans la production de café, avec à la clé pour certains une source de revenue vitale : c'est ainsi que l'Ouganda en tire 90 % de ses devises ! De la Jamaïque, où pousse le mythique Blue Mountain, le plus cher, à la région de Rio où vous pouvez goûter le « rioté », réputé le plus mauvais, le café a étendu sa toile d'araignée sur une bonne partie du globe.
Vous croiserez certes des producteurs sur les pentes du Kilimandjaro comme sur les Hautes Terres de Papouasie-Nouvelle Guinée.
Mais sur les dix millions de tonnes de grains récoltés en une année, le tiers vient toujours du Brésil, cependant que le... Vietnam s'arroge désormais 20% de la production mondiale. Derrière viennent la Colombie et l'Indonésie. En Afrique, l'Éthiopie ou encore l'Ouganda produisent de l'ordre de quatre cent mille tonnes chacun. Tout cela pour deux milliards de tasses bues chaque jour dans le monde...
Mais assez de chiffres ! Prenons vite un café pour lutter contre le mal de tête. Nous serons en bonne compagnie avec les Finlandais (plus grands consommateurs individuels avec cinq tasses par jour) comme avec les Japonais (quatrième pays importateur). C'est ainsi qu'au fil des siècles le café est devenu le symbole de la mondialisation, en tout cas au niveau des échanges. Quant aux goûts, ils restent (encore) propres à chaque pays : ceux qui produisent le café en boivent finalement très peu ! Peut-être à cause du prix de ce qui reste un luxe pour beaucoup...
« J'avais une ferme, en Afrique... ». Cette ferme, c'est une plantation de café que la baronne danoise Karen Blixen développe à partir de 1914 du côté de Nairobi, au Kenya. Si cette expérience se termine par une faillite, la « Ferme africaine » aura eu le mérite de devenir œuvre littéraire en 1937 et de faire de la « Lionne » une des plus belles plumes du Danemark, redécouverte par certains en 1985 grâce au film Out of Africa.
« Nous cultivions surtout le café, mais ni l'altitude ni la région ne lui convenaient très bien ; et nous avions souvent du mal à joindre les deux bouts. Jamais ma ferme n'a connu l'opulence, mais la culture du café est une culture à laquelle on ne renonce pas, elle vous tient constamment en haleine. Dans un champ de café il y a toujours quelque chose à faire, des travaux que l'on commence toujours trop tard. Au milieu de la brousse la vue d'un terrain bien délimité, avec des plantations régulières, fait plaisir. Au bout de quelque temps d'Afrique, j'avais appris à reconnaître ma ferme rien qu'à l'odeur et j'étais toujours émerveillée par la belle ordonnance de mes plantations, d'un vert si frais au milieu de la plaine grise ; je sentais à quel point les figures géométriques répondent à un besoin de l'esprit ».
À chacun sa pause-café
Les Français sont malchanceux : en matière de café, ils n'ont pas de goût ! La faute à la consommation excessive et prolongée, pendant une bonne partie du XXe siècle, de la fade chicorée puis du fort Robusta venu tout droit de leurs colonies.
On peut se consoler en rappelant que nous ne sommes pas les seuls handicapés du palais : les Anglais, après avoir battu au XVIIe siècle le record du nombre de coffee houses, ne jurent plus que par le thé, habitude héritée de leur ancien empire.
C'est justement par esprit de contradiction que les Américains lui préférèrent le café mais un café instantané, allongé, qui se promène aujourd'hui souvent dans les rues à bord d'un verre en carton. L'efficacité avant tout !
Rien à voir avec l'art du café à l'italienne qui parvient à transformer quelques gouttes réfugiées en fond de tasse en une étape essentielle pour réussir sa journée.
Il est vrai que le café semble parfois avoir des pouvoirs magiques...
Ce ne sont pas les Éthiopiens qui vous diront le contraire, eux qui organisent une véritable cérémonie pour célébrer la préparation du café, véritable outil de cohésion sociale.
Dans l'Europe aristocratique et bourgeoise, on retrouve le même objectif de partage, symbolisé par la vogue du service à café en porcelaine, devenu l'incontournable accessoire des bonnes tables à partir des années 1700.
Pour certains esprits excentriques, ce n'est pas la boisson qui est intéressante, mais ce qu'il en reste au fond de la tasse : la « cafédomancie », procédé de divination qui consiste à prédire l’avenir à partir du marc de café, est une tradition venue d'Orient - car elle nécessite une préparation « à la turque ». Délaissée aujourd'hui, elle a fait les beaux jours des médiums de foire et le bonheur des anxieux, aussi amoureux des cafés serrés qu'inquiets de leur avenir.
Pour faire un bon café...
Tout a commencé avec un simple grilloir de métal posé au-dessus d'un feu de bois dans les déserts de l'Arabie, puis la technique de la torréfaction s'est perfectionnée, passant de la poêle de nos grands-mères à la machine industrielle.
Les plus exigeants préfèreront pousser les portes des brûleries qui depuis le XVIIIe siècle proposent leurs propres mélanges, composés avec soin à partir de différents crus. Autrefois présentes dans chaque quartier, elles sont aujourd'hui considérées comme des boutiques de luxe qui transforment en art la préparation des deux grandes espèces de café : l'Arabica originaire d'Éthiopie et cultivé en altitude, qui représente 75% de la production mondiale, et son cousin le Robusta, plus fort et amer, découvert dans les forêts du Congo au XIXe siècle.
Ne reste plus qu'à le préparer en cinq minutes, à la turque, ou en une heure, à l'éthiopienne, à moins que vous préfériez confier la tâche à une banale cafetière électrique ou pire, à un sachet de poudre.
En touche finale, vous pouvez l'agrémenter d'une variété d'ingrédients toujours plus riche, sachant que sucre, crème et alcool tiennent le haut du pavé. Finalement, le mieux est de mettre tout le monde d'accord en associant ces trois concurrents dans un bon irish coffee. Vous rendrez ainsi hommage à Joseph Sheridan, barman de l'aéroport de Shannon qui dans les années 40, prit en pitié les voyageurs frigorifiés qui trouvaient refuge dans son établissement.
Pour un effet plus spectaculaire, un peu de cognac flambé dans la soucoupe réchauffera cette fois la tasse de café, dont vous pourrez alors déguster le contenu au milieu des vapeurs d'alcool.
Des plumes trempées dans le café
Il y en a qui ont bien compris l'intérêt de commencer sa journée ou poursuivre ses nuits avec un coup de pouce bien caféiné. Artistes, écrivains et scientifiques ont rapidement fait de notre breuvage un allié bienvenu pour les aider à la création, même si certaines mauvaises langues ne lui voyaient guère d'avenir : « Il y a deux choses que les Français n'avaleront jamais : Racine et le café, » aurait ainsi dit Madame de Sévigné, prévision qui s'avéra aussi fausse pour l'un que pour l'autre...
Dans le camp des amateurs, en tête de peloton, on retrouve Voltaire et ses quarante tasses par jour, agrémentées d'une touche de chocolat. Rien de tel pour vivre jusqu'à 84 ans ! Les musiciens ne sont pas en reste avec un Beethoven qui comptait un par un les 60 grains destinés à devenir liquide, comportement obsessionnel qui illustre bien la folie à laquelle avait succombé l'Europe. On en trouve trace aussi chez Bach qui, dans une de ses cantates (BWV 211), se moque gentiment de ses contemporains : « Si je ne peux pas boire ma tasse de café trois fois par jour, alors dans mon tourment, je vais me recroqueviller comme un morceau de chevreau rôti ! »
Mais le roi du café, dans le monde littéraire, il n'y en a qu'un : Honoré de Balzac. Alors que ses collègues voyageurs, Pierre Loti et Gérard de Nerval en tête, font l'éloge de la boisson à la mode orientale, lui se contente d'en avaler des litres par jour pour, dit-il dans son Traité des excitants modernes, « en observer les effets sur une grande échelle ».
Voici le résultat de ses constatations : « L’état où vous met le café pris à jeun dans les conditions magistrales, produit une sorte de vivacité nerveuse qui ressemble à celle de la colère : le verbe s’élève, les gestes expriment une impatience maladive ; on veut que tout aille, trottent les idées ; on est braque, rageur pour des riens »... Pour Balzac, ces excès auront une autre conséquence : il mourut à seulement 51 ans, épuisé par ses nuits consacrées à ses deux péchés mignons, l'écriture et le café.
Dans son Grand dictionnaire de cuisine (1873), Alexandre Dumas met en scène la rencontre de deux puissances, Napoléon Ier et une bonne odeur de café...
« Le blocus continental, dont nous avons parlé plus haut, étant dans toute sa vigueur, l'empereur Napoléon Ier passa dans un village où s'exhalait un parfum de café en torréfaction. Curieux de savoir d'où venait ce parfum, il s'avança près du presbytère et aperçut le curé tournant tout tranquillement un brûle-café.
« Ah ! ah ! je vous y prends, monsieur le curé, dit l'empereur, dites-moi, s'il vous plaît, ce que vous faites là ?
- Mais vous le voyez, sire, répondit l'impassible curé sans se déconcerter et tout en continuant à tourner son café, je fais comme Votre Majesté, je brûle les denrées coloniales ».
Pour finir... on prend un jus ?
Grand ou petit, serré ou crème, arrosé d'un nuage de lait ou alourdi d'un carré de sucre... À chacun son café ! S'il en existe des dizaines de variétés, le plus apprécié est certainement celui autour duquel se rassemblent les militaires en campagne.
Jean-Dominique Larrey, médecin-chef de l'expédition d'Égypte de Bonaparte, avait bien compris que les troupes y trouvaient du réconfort et les officiers un allié pour protéger leurs hommes des effets de la chaleur, des fièvres... et de l'alcoolisme ! La leçon fut retenue, et rapidement chaque recrue trouva dans son paquetage quelques poignées des précieux grains.
Le café ne sortit pas indemne de cette rencontre puisqu'il en hérita du surnom de « caoua », venu d'Afrique du nord dans les années 1860. Plus tard, pendant la Première Guerre mondiale, sa couleur pâlotte lui valut le sobriquet de « jus de chapeau » ou « de chique ». Tout aussi ragoûtant, on appréciera le fameux « jus de chaussette », expression qui serait en lien avec la sorte de passoire en tissu utilisée dans les premières cafetières, au début du XVIIIe siècle... à moins que le terme ne rappelle avec humour la couleur douteuse sortant de certaines lessives ! L'hypothèse n'est pas inintéressante, lorsque l'on sait qu'on y voit aussi une allusion à l'utilisation par les soldats de leurs chaussettes comme filtres, lors de la guerre franco-prussienne de 1870. Vous reprendrez bien une tasse ? Peut-être avec Serge Gainsbourg, lui aussi grand amateur de café?...
Sources bibliographiques
Christian Grataloup, Le Monde dans nos tasses. L'étonnante histoire du petit déjeuner, éd. Ekho, 2020.
Frédéric Mauro, Histoire du café, éd. Desjonquères, 2002.
Alain Stella, L'ABCdaire du café, éd. Flammarion, 1998.
Anne Vantal, Le Café, éd. du Chêne (« Les Carnets gourmands »), 1999.
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Nicolas H. (31-08-2024 11:56:55)
Article plus instructif que je ne l'imaginais ! Merci pour cette bonne lecture !