Charles-Maurice de Talleyrand est entré dans les ordres faute de pouvoir entamer une carrière militaire. Évêque, il est excommunié pour son rôle pendant la Révolution. Mais la négociation du Concordat lui vaut d'être relevé de ses vœux par le pape.
Le voilà au service du Premier Consul, futur Napoléon Ier. Le duo-duel se durcit au sommet de l’État, entre les deux hommes.
L’histoire de France est suspendue à ce « jeu » subtil et brutal, mais aussi la paix et surtout la guerre en Europe !
Quand l’Empereur, vaincu, sort de scène, le diable diplomate, éternel joueur, restitue à la Maison de France sa place sur l’échiquier international.
Lucidité de Talleyrand face à l’ambition de Napoléon
Sous l'Empire, proclamé le 18 mai 1804 et plébiscité par le peuple, Talleyrand reste le plus précieux des diplomates, toujours honoré, de moins en moins écouté. Sauf exception. Il conseille de rendre l'Empire héréditaire.
Belle idée ! Du coup, le voilà promu grand chambellan (juillet 1804) et grand cordon de la Légion d'honneur créée par Napoléon (1805). Il est homme à apprécier ce genre de « hochet ».
Le 2 décembre 1804, Talleyrand assiste au sacre, drapé dans son manteau rouge de grand chambellan, bien en vue sur la fresque de David immortalisant la scène.
Napoléon vole la vedette au pape, en se couronnant lui-même ! Le même jour, il dévoile son ambition à Pie VII : « Je n'ai pas succédé à Louis XVI, mais à Charlemagne. » Il vise le titre d'empereur d'Occident à la tête du Grand Empire.
Le rêve européen le hante : « Il faut que je fasse de tous les peuples de l'Europe un même peuple et de Paris la capitale du monde. » Il le dit à Fouché : « Ma destinée n'est pas accomplie ; je veux achever ce qui n'est qu'ébauché ; il me faut un code européen, une Cour de cassation européenne, une même monnaie, les mêmes poids et mesures, les mêmes lois… » (note).
Mais Talleyrand l'a compris, le temps n'est plus à ce genre d'Empire ! La Révolution a parlé de Liberté aux peuples et l'équilibre européen est le seul garant de la paix, à présent menacée par l'intervention de la Russie dans les affaires européennes, la montée en puissance de la Prusse, la domination des océans par l'Angleterre.
En bonne géopolitique, il faut donc se méfier de l'empire russe, maintenir le Saint-Empire germanique qui empêche le partage de l'Allemagne entre l'Autriche et la Prusse, et aboutir à un partage des mers plus équilibré.
« Insupportable, indispensable et irremplaçable »
En attendant, pendant trois ans encore, Talleyrand est réduit à négocier contre ses convictions et signer des traités à contrecœur, à cautionner une politique guerrière qui impose la loi du plus fort et la « diplomatie de l'épée », cependant que l'Empereur gagne toutes ses batailles - sauf Trafalgar, sur mer - avec son génie militaire, la meilleure armée du monde... et des pertes humaines devenues insupportables.
Eylau, 8 février 1807 : Napoléon en paraît soudain conscient, sur le champ de bataille aux 50 000 morts et blessés, immortalisé à sa demande par le peintre Antoine-Jean Gros. Mais après, il y aura Friedland. Et d'autres guerres...
Le bilan diplomatique, fierté de l'empereur, navre Talleyrand !
La création de la République cisalpine, sœur de la République française, a déjà ridiculisé la diplomatie française : dispute entre deux frères de Napoléon et arguties juridiques qui l'ont exaspéré au point qu'il a fini par se couronner lui-même roi d'Italie !
La Confédération helvétique, transformée en protectorat français pour contrôler les menées antifrançaises qui s'y trament, inquiète les voisins.
La Confédération du Rhin née le 16 juillet 1806 entre 16 princes allemands, placée sous protectorat de Napoléon et sous la présidence de Murat, humilie inutilement l'Autriche - la plus stable et la plus civilisée des puissances continentales perdant son Saint-Empire millénaire.
21 novembre 1806, le Blocus décrété contre l'Angleterre est le commencement du pire pour Talleyrand. Napoléon sera condamné à « intervenir », autrement dit envahir les pays récalcitrants, Espagne, Russie...
25 juin 1807, deux empereurs se rencontrent sur un radeau, au milieu du Niémen : « Sire, je hais les Anglais autant que vous, assure le jeune tsar Alexandre. - En ce cas, la paix est faite », répond Napoléon.
C'est la fin de la quatrième coalition. Après ses victoires (Austerlitz, Eylau, Friedland), il veut s'assurer que la Russie respectera le Blocus contre l'Angleterre, dernier pays invaincu.
Les deux empereurs s'embrassent et la France chante l'événement. Ils ont dialogué vingt jours, dans un somptueux décor, rêvant de se partager le monde : l'Occident à la France, l'Orient à la Russie.
7 juillet 1807, la paix est signée. C'est le traité de Tilsit, négocié directement par Napoléon.
Dans l'élan, la Prusse est démembrée. 9 juillet 1807, l'Empereur des Français reçoit à Tilsit la reine Louise de Prusse. C'est pour lui enlever une partie de son royaume et le transformer en un Grand-duché de Varsovie.
Cette Pologne qui ne dit pas son nom est confiée le 22 juillet, à Dresde, au roi de Saxe Frédéric-Auguste Ier.
10 août, Talleyrand démissionne, au motif qu'il est devenu « un ministre des Relations extérieures sans emploi ».
En lot de consolation, il sera fait prince de Bénévent, Vice-grand Électeur de l'Empire - « le seul vice qui lui manquât », dit Fouché, apprenant cet honneur.
Napoléon lui demandera bientôt de reprendre son poste, en vain. Il restera son conseiller, entre quelques colères historiques et malgré quelques trahisons avérées : Talleyrand est devenu « insupportable, indispensable et irremplaçable » (note).
Il a été gâté, oui, mais aussi méprisé par Napoléon qui ne respecte pas grand monde comme la suite le prouve...
Fin avril 1808 : de sa propre initiative, l'Empereur convoque à Bayonne Charles IV et son fils Ferdinand VII qui se disputent le trône d'Espagne. Il les met d'accord en les déposant l'un et l'autre au profit de son frère Joseph. Fatale erreur.
Talleyrand désapprouve en sourdine le « guet-apens de Bayonne ». Qu'à cela ne tienne : le 9 mai, Napoléon lui intime l'ordre de recevoir dans son château de Valençay le prince des Asturies, son frère don Carlos et toute leur suite. La résidence surveillée, fastueuse comme il se doit, se prolongera jusqu'en mars 1814.
Le double jeu du diable
27 septembre 1808 : Erfurt. Napoléon a chargé son ex-ministre de préparer le terrain avec son nouvel allié russe, sans ignorer qu'il préférerait l'Autriche. Sachant sa duplicité, faut-il qu'il soit attaché au « diable boiteux » !
Dans un entretien secret, Talleyrand conseille au tsar de prendre ses distances avec l'empereur : « Sire, c'est à vous de sauver l'Europe et vous n'y parviendrez qu'en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son souverain ne l'est pas. Le souverain de Russie est civilisé, son peuple ne l'est pas : c'est donc au souverain de Russie d'être l'allié du peuple français. »
Alexandre a compris le message : le peuple français peut, un jour prochain, ne plus soutenir Napoléon. Et cet homme faible, qui par ailleurs admire le conquérant, va durcir sa position. « À Erfurt, j'ai sauvé l'Europe d'un complet bouleversement », affirme Talleyrand dans ses Mémoires.
L'histoire parle quand même de la trahison d'Erfurt.
Trois mois plus tard, d'Espagne où il tente d'affermir le trône de son frère Joseph, Napoléon apprend que Talleyrand complote avec Fouché pour préparer sa succession - sans nouvelles de lui, on l'imagine victime de la guérilla qui fait rage.
Il rentre aussitôt, épargne momentanément son ministre de la Police mais le 28 janvier 1809, aux Tuileries, devant le Conseil des ministres restreint, convoqué d'urgence, injurie le prince de Bénévent impassible : « Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi. Vous ne croyez pas à Dieu ; vous avez toute votre vie manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde […] Tenez, Monsieur, vous n'êtes que de la merde dans un bas de soie. »
L'Empereur sort en claquant la porte. « Quel dommage, Messieurs, qu'un si grand homme soit si mal élevé ! » répond Talleyrand, formé par sa double éducation de noble et de prêtre. Il se plaira à conter l'anecdote aux confrères diplomates. En représailles, Napoléon lui retirera son poste de grand chambellan. Il sera menacé d'exil, sinon de mort.
Même année 1809, Fouché s'étonne qu'il ne se trouve pas en France un moine fanatique, du genre de Jacques Clément qui assassina Henri III, pour débarrasser la France du Corse. « Que voulez-vous, mon cher, la religion se perd ! » répond Talleyrand. Dieu merci, les deux compères n'ont (apparemment) rien tenté contre l'empereur.
Fouché rejoint Talleyrand dans la disgrâce. Ils se retrouveront au pouvoir, à la Restauration. « Je me suis mis à la disposition des événements et, pourvu que je restasse Français, tout me convenait. » C'est une clé du personnage. En attendant, il voudrait éviter à la France cette course à l'abîme, si prévisible.
À la demande de Napoléon, l'ex-évêque travaille à son divorce avec Joséphine, répudiée pour stérilité à 46 ans. Et il lui suggère le mariage autrichien, accepté avec un enthousiasme qui bouscule tous les protocoles.
« Ivre d'impatience, ivre de félicité », il apprend la valse (viennoise) et attend sa future femme, Marie-Louise : « belle génisse » de 18 ans, archiduchesse d'Autriche, descendante de Charles Quint, et petite-nièce de Marie-Antoinette.
Napoléon, de petite noblesse corse, évoque volontiers « ma malheureuse tante Marie-Antoinette » et « mon pauvre oncle Louis XVI ».
Cette union flatte son orgueil, ce que Talleyrand peut comprendre. Quant à l'empereur d'Autriche qu'il a toujours voulu ménager, que pense-t-il de cette union avec ce parvenu qui n'a cessé de le combattre et de l'humilier ?...
La noce a lieu le 2 avril 1810. L'Aiglon naîtra en mars 1811.
1811 : Talleyrand dépense plus qu'il ne gagne, perd (parfois) de l'argent dans ses placements financiers. Il a sollicité un prêt du tsar, sans succès. Il doit revendre sa bibliothèque. Napoléon lui fait verser par le Trésor une somme qui le sauve et lui permet d'acheter l'hôtel de Saint-Florentin, sa dernière demeure parisienne.
Talleyrand prédit la chute de l’Empire
« Napoléon est le Souverain de l'Europe. » Parole de Metternich (en 1809), chancelier d'Autriche et ministre des Affaires étrangères, allié de la France et prêt à trahir.
Cette domination culmine en 1811 : le Grand Empire comporte 130 départements réunissant 45 millions de « Français », plus 40 millions d'habitants des États vassaux (Italie, Espagne, Naples, duché de Varsovie, Confédération du Rhin, Confédération helvétique). Édifice encore plus fragile que ne le prévoyait Talleyrand en 1804.
Décembre 1812 : « Voilà le commencement de la fin », dit Talleyrand qui pense à l'Empire et prédit sa chute avant tout le monde. Il vient d'apprendre la retraite de Russie, sans savoir encore l'ampleur de la débâcle, les soldats victimes du « Général Hiver », comme prévu par le tsar et le maréchal Koutousov.
Le passage de la Bérézina reste légendaire. Fin décembre, Talleyrand refuse à nouveau le poste de ministre des Relations extérieures.
3 janvier 1813, Napoléon réunit un Conseil, après la campagne de Russie. « Négociez ! » : Talleyrand lui redit de négocier la paix, en échange de concessions importantes. Il refuse. Plus dure sera la chute.
Une restauration devient probable. Talleyrand pense toujours à une monarchie constitutionnelle à l'anglaise, le meilleur régime pour la France et l'occasion de revenir au pouvoir comme Premier ministre. Il se sert de son oncle, l'archevêque de Reims, devenu grand aumônier du prétendant.
Émigré sous la Révolution, Louis XVIII attend son heure, exilé en Angleterre, entouré d'une petite cour plus royaliste que le roi. Talleyrand entre en correspondance avec lui, certaines lettres sont interceptées, Napoléon hésite entre l'exiler, le poursuivre en justice... mais continue de lui demander conseil, et lui offre à nouveau le ministère !
Janvier 1814 : dernière entrevue des deux hommes. Napoléon a nommé Talleyrand au Conseil de régence, avant de partir pour une campagne sans espoir, où la mort ne voudra pas de lui : « J'ai tout fait pour mourir à Arcis ! » Arcis-sur-Aube, bataille du 19 mars.
Talleyrand n'aura jamais d'autre partenaire de cette envergure, son rôle sera plus facile. Quoique... La politique est un métier difficile et les temps sont tragiques, comme aux pires heures de la Révolution. Mais cette fois, Talleyrand reste Français en France.
La France est vaincue par les Alliés, envahie, occupée ; il faut lui éviter d'être trop humiliée. Le pays est divisé en bonapartistes, républicains, royalistes : il faut une constitution libérale et un roi prêt à jouer le jeu. Talleyrand a un plan et ce faux dilettante va y travailler jour et nuit : grandes manœuvres diplomatiques.
31 mars, il pousse Marmont à signer la capitulation de Paris. Il obtient d'héberger le tsar dans son hôtel rue Saint-Florentin et le convainc de favoriser une restauration des Bourbons. C'est son « 18 brumaire à l'envers » et Talleyrand s'arrange pour être « vice-roi de France ».
En avril, il convoque le Sénat pour assurer la transition légale : élection d'un « gouvernement provisoire » dont il est le chef, déchéance de Napoléon votée le 2 avril. Benjamin Constant le remercie pour « avoir à la fois brisé la tyrannie et jeté les bases de la liberté ».
Le diplomate adroit négocie la convention d'armistice et la paix européenne signée en mai : traité de Paris, avantageux pour une France ayant ravagé toute l'Europe pendant vingt ans et humilié les gouvernants des autres pays.
Ramenée à ses limites de 1792, elle ne se voit infliger aucune indemnité de guerre, garde presque toutes ses colonies. Les Alliés ménagent les Bourbons, meilleurs garants contre le réveil d'une France conquérante.
L'homme d'État pragmatique gère la France : conscrits rendus à leur famille, prisonniers politiques libérés, fonctionnaires maintenus à leur poste (sauf deux préfets remplacés). On bricole une Constitution libérale qui combine Ancien et nouveau régimes.
Cette fois, il se heurte au roi qui entend régner. Louis XVIII refuse l'idée du pacte avec la nation et impose sa Charte constitutionnelle, « octroyée » le 4 juin 1814. Dans le ministère, Talleyrand n'obtient que les Affaires étrangères - l'évêque défroqué est détesté de toute l'émigration.
Le grand œuvre de Talleyrand
Déçu dans ses idées libérales et ses ambitions politiques, il est quand même fait prince de Talleyrand, pair de France. Espérant regagner la confiance d'un roi intelligent, il va s'illustrer comme ambassadeur au Congrès de Vienne.
« Le Congrès ne marche pas, mais il danse. » Âgé de 80 ans, feld-maréchal autrichien, cosmopolite éclairé, le prince de Ligne décrit le Congrès réuni à Vienne de septembre 1814 à juin 1815, pour établir une paix durable et refaire la carte politique de l'Europe.
Metternich, chancelier d'Autriche et maître des lieux, organise une succession de fêtes et réceptions, bals et concerts, opéras et revues militaires. Le plaisir est roi, mis en scène à la française ou à la viennoise.
Talleyrand doit danser comme un diable boiteux, mais il reçoit à souper comme un prince. Sa table, réputée la meilleure de Paris, fait merveille à Vienne, avec son cuisinier Antoine Carême, « le roi des chefs et le chef des rois ».
Sa nièce, 21 ans, Dorothée de Courlande, bientôt duchesse de Dino, séduit tout le monde par son esprit et sa beauté - elle sera la dernière présence féminine auprès de Talleyrand, par ailleurs l'amant de sa mère.
Le Congrès travaille aussi et Talleyrand y veille ! Il demande qu'on ajoute une précision à un texte. On lui dit : « Cela va sans le dire. » D'où la riposte. « Si cela va sans le dire, cela ira encore mieux en le disant. » Cité en français, ce mot figure dans beaucoup de dictionnaires étrangers. Il montre à la fois le souci du détail de notre diplomate et la précision de la langue française qui sera longtemps celle de la diplomatie.
4 janvier 1815 : « Maintenant, Sire, la coalition est dissoute, et elle l'est pour toujours […] la France n'est plus isolée en Europe. » Lettre de Talleyrand à Louis XVIII en forme de bulletin de victoire. Tout s'est passé en coulisses, dans les « petits salons » et les entre-deux-portes.
Talleyrand, intrigant comme il sait l'être et au mieux de sa forme intellectuelle à 60 ans, a conclu un traité secret avec l'Autriche et l'Angleterre contre la Prusse et la Russie.
Authentique exploit diplomatique, reconnu par l'histoire : le représentant du pays vaincu est parvenu à diviser les Alliés, tout en limitant les exigences des deux pays dont il fallait se méfier. C'est l'équilibre européen tel qu'il le souhaitait depuis toujours ! Le retour de Napoléon va mettre en péril son grand oeuvre.
« Il faut tuer Buonaparte... »
Les Cent-Jours (1er mars au 22 juin) : l'Europe est tétanisée par l'événement.
« Cet homme est revenu de l'île d'Elbe plus fou qu'il n'était parti. Son affaire est réglée, il n'en a pas pour quatre mois » déclare Fouché, qui va accepter de redevenir son ministre de la Police à Paris, et le trahir sans état d'âme.
Talleyrand pense de même, mais réagit différemment, en posture délicate à Vienne : « Il faut tuer Buonaparte comme un chien enragé » dit-il le 12 mars. Le lendemain, à sa demande, les souverains alliés déclarent Napoléon « hors des relations civiles et sociales et livré à la vindicte publique comme ennemi et perturbateur du monde. »
Ce « come-back » insensé déclenche une nouvelle guerre européenne - la septième coalition ! Toute l'Europe veut en finir et aligne 500 000 hommes, contre 120 000 soldats français immédiatement disponibles.
Cependant que Louis XVIII, à Paris, tient encore un peu à son trône, avant de fuir à l'arrivée de l'empereur. Il irait au bout du monde, malgré sa goutte qui en fait un infirme. Il allait déjà passer en Angleterre.
Talleyrand use de toute son autorité (soutenu par le Congrès de Vienne) pour le stopper à Gand, en Belgique. Le roi constitue un gouvernement en exil - ça se résume à Chateaubriand, pas dupe du ridicule de la situation. On chansonnera « notre père de Gand », surnommé « notre paire de gants » et tourné en dérision par le peuple.
Waterloo (18 juin) met fin à l'aventure. Bilan tragique pour le pays : 45 000 morts (dont 30 000 Français). Et le second traité de Paris (signé au Congrès de Vienne) sera beaucoup moins clément.
Napoléon part à Sainte-Hélène pour son dernier exil et entre dans la légende. Cependant que Talleyrand va vivre une parenthèse plus politicienne que politique.
Talleyrand et Fouché se partagent les maroquins
Seconde Restauration, été 1815 : le roi renvoie son ministre - disgrâce passagère, seul moment où Talleyrand perd son calme légendaire.
Le régime se durcit, cette monarchie réactionnaire inquiète les Anglais qui font pression sur le roi, comme tous les diplomates étrangers. Louis XVIII rappelle Talleyrand et promet de gouverner constitutionnellement, d'être indulgent aux Français égarés...
Talleyrand se rapproche de Fouché, ministre de la Police devenu président d'un nouveau gouvernement provisoire à Paris. Les deux compères sont plus ou moins complices, selon les sources. En tout cas, ils ont les mêmes intérêts : se retrouver au pouvoir et se partager les rôles.
Arrivant à Saint-Denis pour revoir Louis XVIII enfin rentré en France, le 7 juillet, Chateaubriand témoigne dans ses Mémoires d'outre-tombe : « Tout à coup, une porte s'ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, Monsieur de Talleyrand soutenu par Monsieur Fouché. »
Il décrit l'effet que lui causa cette entrée des deux hommes allant se présenter à Louis XVIII qui leur rendra leurs portefeuilles - Affaires étrangères et Police. « La vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l'évêque apostat fut caution du serment. »
Fouché perd son poste l'année suivante, proscrit, exilé en tant que régicide. Il sort de l'histoire par la petite porte. Talleyrand, honni des royalistes comme des républicains, éphémère président du conseil des ministres, doit démissionner avec la victoire écrasante des ultras : la « Chambre introuvable » (août 1815).
Il se place dans l'opposition libérale, à la Chambre des pairs où il va défendre la liberté de la presse de plus en plus menacée. Il ne semble même pas las de cette politique politicienne, de ces joutes intellectuelles à la française.
Le troisième sacre « de » Talleyrand
Redevenu grand chambellan, ayant accès à la chambre du roi, il se trouve très proche de Louis XVIII, d'où ce genre de dialogue : « Sire, je suis vieux. - Non, Monsieur de Talleyrand, non, vous n'êtes point vieux ; l'ambition ne vieillit point. » Ils ont le même âge, mais Talleyrand ne renonce à rien. Il assistera à l'agonie du roi en 1824, à son enterrement.
Après Louis XVI et Napoléon, il assiste aussi à un troisième sacre - le dernier de l'Histoire de France, 29 mai 1825. Charles X, chef des ultras, tient à ressusciter cette cérémonie anachronique : « une belle fête costumée à la gothique » (note).
Pour résumer sa ligne politique d'un mot : « J'aimerais mieux scier du bois que de régner à la façon du roi d'Angleterre ! » C'est dire sa volonté de s'affranchir de la Charte constitutionnelle adoptée par son frère.
Difficile pour Talleyrand de dialoguer avec cet homme certes charmant, si jeune d'allure à 67 ans et populaire pendant quelques mois, mais entouré de courtisans et totalement coupé du peuple. Bête et borné, par ailleurs bon sportif (grand cavalier) et en bonne santé. Il risque de régner longtemps...
Talleyrand n'a plus aucun pouvoir, mais il possède une qualité rare, qui a tant fait défaut à Napoléon : la patience. Le temps a toujours travaillé pour lui... et il ne perd jamais son temps.
Il entre en relation avec Adolphe Thiers, jeune journaliste libéral, personnage ambitieux, arriviste et comparable à lui, par certains côtés, avec une carrière aussi longue. Il se rapproche de la maison d'Orléans, branche cadette des Bourbons dans la Maison de France, qu'il fréquentait avant la Révolution, pour ses idées libérales. Il vit le plaisir de vivre, entre Paris et son château de Valençay.
Il maintient l'Ancien Régime des mœurs et de la civilité, tout en refusant celui des institutions. Il attend son heure, en attendant, il écrit ses Mémoires. Et il voit venir le commencement de la fin de ce régime.
L'opposition marque des points à chaque élection, le roi durcit sa position, dissout la Chambre, pressent le pire, craignant plus que tout de finir comme son frère aîné, Louis XVI.
« Un roi qu'on menace n'a de choix qu'entre le trône et l'échafaud ! - Sire, Votre Majesté oublie la chaise de poste ! » Le grand chambellan rassure le roi avec humour, lui rappelant au passage qu'il fut le premier émigré célèbre de la Révolution, au lendemain de la prise de la Bastille.
Un génie politique enfin reconnu
Révolution de Juillet 1830 : les « Trois Glorieuses ». Travaillant à ses Mémoires, Talleyrand entend les troupes royales refluer sous ses fenêtres, rue de Rivoli. le Louvre est pris par les insurgés, les soldats se débandent.
Le vieux pair de France, qui a vécu tous les tournants de l'histoire depuis 1789 et survécu à tant d'épreuves, s'interrompt et dicte à son secrétaire : « Mettez en note que le 29 juillet 1830, à midi cinq minutes, la branche aînée des Bourbons a cessé de régner sur la France ! »
Ce même jour, alors que les combats font rage, il envoie son secrétaire à Neuilly auprès de Madame Adelaïde, sœur du duc d'Orléans : « Puisque M. de Talleyrand se prononçait, Louis-Philippe pouvait se risquer », écrit Sainte-Beuve. Et ce même jour, les députés font cause commune avec le peuple. C'est la « Troisième Glorieuse » de cette brève révolution. Talleyrand vit son dernier changement de régime. Ce sera « le bon », avec une monarchie vraiment constitutionnelle ! Ce qu'il veut depuis toujours pour la France.
Rallié au « roi des Français » Louis-Philippe, Talleyrand refuse le poste de Premier ministre qu'il a tant désiré, et même les Affaires étrangères où il fit ses preuves. Mais il a 75 ans, un âge avancé pour l'époque. À sa demande, il est nommé ambassadeur extraordinaire à Londres.
24 septembre 1830 : Talleyrand est accueilli à son débarquement avec tous les honneurs, objet d'un respect qu'on n'imagine pas en France où le diable boiteux est encore méprisé par tous les partis, accusé de toutes les trahisons ! Mais le temps viendra de réviser ce jugement. « Le prince a évité à la France le démembrement, on lui doit des couronnes, on lui jette de la boue », écrit Balzac dans Le Père Goriot.
Cette ambassade anglaise dure quatre ans. Talleyrand rassure les cours d'Europe effrayées par la nouvelle révolution française et la contagion possible. Il travaille à la future Entente cordiale qui lui tient à cœur depuis tant de temps !
Actée par Louis-Philippe en 1843, elle sera bien utile à la France, dans les deux guerres mondiales du XXe siècle. Sa géopolitique se révélera prophétique et visionnaire sur d'autres points - comme la politique méditerranéenne de la France.
Il se retire en 1834 dans son château de Valençay, puis revient à Paris. Il conseille toujours Louis-Philippe, qui viendra visiter le mourant, contrairement à l'étiquette. Talleyrand y est sensible : « Sire, c'est un grand honneur que le roi fait à ma Maison. »
Une anecdote court Paris, dans le même contexte. Le mourant soupire : « Sire, je souffre comme un damné. - Déjà ! murmure le roi. » Mot apocryphe et invraisemblable. Autre légende, le Diable accueillant Talleyrand en enfer : « Prince, vous avez dépassé mes instructions. »
Au seuil de la mort, le vieil aristocrate a dû se remémorer par-dessus tout ses années de jeunesse. D'après les Mémoires de François Guizot, publiées en 1858, il aurait confié au ministre de Louis-Philippe : « Qui n'a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c'est que le plaisir de vivre. »
Il décède le 17 mai 1838. In extremis, il a déclaré : « N'oubliez pas que je suis évêque », reconnaissant ainsi sa réintégration dans l'Église. L'événement, suivi par le tout-Paris, fait dire à Ernest Renan qu'il réussit « à tromper le monde et le Ciel ».
Laissons le mot de la fin à Talleyrand vu par Hugo, 36 ans, fasciné par le personnage : « Il disait de lui-même qu'il était un grand poète et qu'il avait fait une trilogie en trois dynasties. Acte premier : l'Empire de Bonaparte ; acte deuxième : la maison de Bourbon ; acte troisième : la maison d'Orléans. » Choses vues, 1838 (posthume).
À l'inverse de Voltaire, Chateaubriand, Hugo et autres géants des lettres, Talleyrand laisse comme seule œuvre son action politique. C'est déjà considérable. Une leçon d'histoire à méditer.
Bibliographie
Personnage trouble et fascinant, Talleyrand a inspiré plus d'une centaine de biographies. Parmi les plus récentes - et les meilleures -, citons celle d'Emmanuel de Waresquiel : Talleyrand, le prince immobile (Fayard, 2003).
Pour un point de vue britannique, on peut se référer à celle de Duff Cooper, qui fut ministre de Churchill : Talleyrand, un seul maître : la France (Altvik, 1932).
On peut aussi consulter avec profit :
Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand, (posthumes, 1891).
Mémoires d’outre-tombe (posthumes, 1849 - 1850), François-René de Chateaubriand.
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Voir les 4 commentaires sur cet article
Anonyme (02-12-2016 22:44:00)
Pour connaître Taleyrand il faut lire ... Taleyrand.modele de cynisme et de pragmatisme il devrait être pris en exemple par les incultes du quai D'Orsay .A la différence des idiots qui s'occupent d... Lire la suite
Nicolas Thubert (01-11-2016 21:03:52)
On peut rajouter la biographie écrite au début des années 1980 par Jean Orieux qui est excellente et pose bien les problématiques du personnage qui fut un grand homme d'état.
Pierre Henri DREVON (10-10-2016 09:41:14)
Excellent article ! Merci.