Dieppe (Seine-Maritime) est aujourd'hui une cité paisible de 30 000 habitants sur le littoral de la Manche, à 60 kilomètres de Rouen.
L’histoire de Dieppe, dont l’existence est attestée depuis les alentours de l’An Mil, ne fut pas un long fleuve tranquille, loin s’en faut.
D’abord point de transit privilégié entre la Normandie et l’Angleterre au temps des ducs-rois, la cité portuaire devint ensuite une place stratégique d’importance, face à une Albion d’humeur souvent belliqueuse.
Ses dix longs siècles d’odyssée regorgent d’épopées maritimes, sur fond de fracas des canonnades, de parfums d’épices venues d’horizons lointains, de voiles claquant au vent et de ces chants de matelots, si chers à Mallarmé.
« Ny les feux des souffres ardents,
Ny des pyrates l’équipage
Pillant sur la mer en tout temps,
N’ont faist en ceste nef dommage :
Quoy que souvent par grand orage
Soit assaillie ; elle est habille,
Elle sçait de bien nager l’usage
Elle a bon mast, et ancre et quille. »
C’est là le premier couplet de la Ballade sur le blason et devis des armoieries de la ville de Dieppe, dédiée à la Vierge, composée à une date indéterminée par les Dieppois eux-mêmes pour témoigner de leur résilience face aux caprices de la nature et aux assauts des hommes. « Pyrates », « souffres ardents », « grand orage », « bon mast, et ancre et quille » : toute l’histoire de la cité pourrait presque se résumer par ces quelques mots. Jugez plutôt.
Le chemin de la prospérité
Avant de devenir celui d’une cité prospère, « Dieppe » est d’abord l’ancienne appellation de la Béthune, un fleuve côtier prenant sa source au cœur du pays de Bray, pour se jeter dans la Manche une lieue en aval de la puissante forteresse d’Arques (auj. Arques-la-Bataille).
Selon Jean Renaud, spécialiste des Vikings et de leur civilisation, ce nom serait formé d’une probable association des mots norrois (langue des anciens Scandinaves) djùpr, « profond » et à, correspondant à « rivière » ; Dieppe serait donc littéralement « la rivière profonde ».
L’existence d’une implantation humaine est attestée dès 1030, quand le duc Robert le Libéral concède à l’abbaye de la Trinité-du-Mont (Rouen) « une pêcherie à Dieppe [Dieppa] », ainsi que « sur le port de Dieppe, cinq salines et cinq maisons redevables chaque année de cinq mille harengs. » De quoi combler l’appétit de bien des moines en période de Carême…
Avec la conquête de l’Angleterre par les Normands, Dieppe prend une autre envergure en devenant l’une des clefs du trafic transmanche : sa position, proche des côtes anglaises, permet en effet de réaliser une traversée relativement brève en direction des rivages du Sussex, tout particulièrement pour accoster dans la baie de Pevensey.
C’est d’ici que Guillaume le Conquérant regagne la Grande-Bretagne à la fin de l’année 1067, après un séjour triomphal en Normandie au lendemain de sa victoire d’Hastings (14 octobre 1066) et de son couronnement de Londres (25 décembre 1066).
Premier « orage »
Mentionnés à maintes reprises au cours du XIIe siècle, le port et la cité subissent pour la première fois les affres de la guerre en 1195, quand les soldats de Philippe Auguste s’abattent sur eux comme une nuée de frelons.
Guillaume le Breton, laudateur du Capétien, raconte dans sa Philippide : « Non loin de là était un port très célèbre et une ville puissante en richesses nommée Dieppe. Vers le même temps, les Français allèrent piller tous ses trésors, et, après l'avoir dépouillée, ils la réduisirent en cendres. » Le début d’une longue série de « feux des souffres ardents »…
Dans les années 1196-1197, Richard Cœur de Lion, duc de Normandie et roi d’Angleterre (entre autres) s’attire les foudres de l’archevêque de Rouen, Gautier de Coutances : sans demander l’autorisation de celui-ci, le souverain a en effet lancé sur les terres archiépiscopales d’Andely (Eure) le chantier d’un vaste complexe fortifié, au-dessus duquel planera bientôt l’ombre de l’énorme Château-Gaillard.
Ni une ni deux, voici que Monseigneur dégaine l’arme absolue de l’interdit. Au crépuscule de ce XIIe siècle, la religion figure au centre de toutes les préoccupations et la mesure est un cataclysme, avec un impact direct sur le quotidien de chacun : voici les Normands privés de messes, de confessions ou d’absolutions, de mariages et d’inhumations, avec des défunts qui se décomposent à même le sol devant la porte des églises…
Pour régler le différend, après intervention du pape Célestin III, le duc-roi doit céder au prélat sourcilleux quelques moulins sur le Robec, à Rouen, des terres autour de Louviers et… le très rentable et juteux port ducal de Dieppe !
Malgré les dévastations commises par Philippe Auguste, c’est dire l’importance prise en deux siècles par l’obscur mouillage des confins du pays de Caux et du Talou, où l’on se contentait autrefois de saler quelques milliers de harengs.
En état de guerre
En 1204, Philippe Auguste conquiert la Normandie et met un terme à 300 ans d’histoire ducale. Les Dieppois doivent alors leur prospérité au trafic transmanche et cette invasion ne fait pas leurs affaires, au moins à court terme.
Durant quelques décennies, ils se montrent rétifs à l’autorité du bailli royal d’Arques et vont même jusqu’à soutenir militairement les rois d’Angleterre lorsque ceux-ci affrontent les souverains français. Les dissensions s’aplanissent cependant au fil du temps et de nouvelles perspectives s’ouvrent : jouissant de nombreux privilèges et libéralités, les marchands dieppois continuent finalement à échanger avec l’Angleterre, exportant vin ou blé, important laine, draperies ou étain, mais ils ouvrent en plus des routes commerciales vers la Flandre et nouent surtout des liens avec la puissante Ligue hanséatique.
Bref, malgré les craintes des premiers temps, tout va pour le mieux dans le meilleur des négoces possible. Symbole de cette prospérité, c’est durant cette ère que débutent les travaux de la monumentale église Saint-Jacques, chef-d’œuvre du style gothique normand. L’historien Philippe Lardin estime la population de la ville vers 1300 à environ 7 000 habitants, ce qui la consacre comme l’une des plus grandes de Normandie.
Lorsque débute la guerre de Cent Ans, la fidélité de nos Cauchois est tout entière acquise au roi de France, Philippe VI de Valois. Ils participent notamment au raid couronné de succès mené par les Normands sur Southampton (1339), mais fournissent également une vingtaine de nefs engagées dans le désastre naval de L’Écluse (1340).
C’est aussi pendant ce conflit que la ville se ceinture de remparts, dont il subsiste la porte dite « les Tourelles » (vers 1360), pendant que la forteresse se développe au sommet de la falaise sud. Ces défenses n’empêchent nullement le roi Henry V de s’en emparer en 1419, dans la foulée de sa conquête de la Normandie. Reprise par les Français en 1435, Dieppe est de nouveau assaillie par les Anglais en 1442.
Le dauphin Louis en personne (futur Louis XI), assisté du célèbre Dunois, réussit à leur faire lever le siège en août 1443. À cette occasion, le jeune prince fait vœu de réédifier la basilique Notre-Dame de Cléry-Saint-André (Loiret), qu’il vénérera toute sa vie durant et où il choisira d’être inhumé. Un vitrail du sanctuaire ligérien rappelle cet événement.
Les pionniers du grand large
Dès le XIVe siècle, les marins dieppois, en dignes descendants des Vikings, se montrent de hardis explorateurs et lancent des expéditions au long cours en direction de terres lointaines, avec toujours à l’arrière-plan une farouche volonté de commercer.
En 1364, si l'on en croit certaines chroniques, ils accostent sur les îles du Cap-Vert, en plein océan Atlantique, puis fondent sur le continent africain le comptoir de « Petit-Dieppe », à l’embouchure de la rivière Cestos (auj. Cesstos City, Libéria). Quelques mois plus tard, ils ramènent chez eux de la malaguette (une sorte de poivre) et surtout de l’ivoire en grande quantité. Les hommes de ce temps n’ont pas encore nos préoccupations en termes de préservation des espèces et de la biodiversité… C’est là le point de départ d’une longue tradition de commerce de l’ivoire, qui se traduira plus tard par le développement d’un artisanat local hautement spécialisé.
D’autres voyages suivent le long des côtes de l’Afrique occidentale, avec presque chaque fois d’importantes quantités de malaguette et d’ivoire à la clef. Cela suscite des vocations au sein d’autres nations, tout particulièrement chez les Portugais, qui, plutôt que d’acheter des marchandises aux Dieppois, commencent à affréter leurs propres expéditions afin de se passer d’intermédiaires coûteux.
Qu’importe : nos Normands de leur côté, poussent plus loin encore et fondent en 1381-1382 la colonie de La Mine (auj. Elmina, Ghana), où ils construisent même une église ornée des lis de France et toujours debout… en 1650 ! Là, ils espèrent obtenir des populations locales de l’or, beaucoup d’or, sur ce qui deviendra la « Côte de l’Or ».
La reprise des hostilités franco-anglaises, dans les années 1410, met sous l’éteignoir cette frénésie d’exotisme et contraint d’abandonner les positions africaines. Dans le désastre de la boue d’Azincourt (1415), avec l’invasion de la Normandie qui s’ensuit (1417-1419), se noie l’esprit d’entreprise de nos Dieppois.
La nature ayant une sainte horreur du vide, les Portugais mettent à profit cette absence pour occuper leurs anciens comptoirs : La Mine devient Lamina, se voit doter d’un fort et servira de base arrière pour toutes leurs opérations futures, avant de passer par la suite aux mains des Hollandais.
La Renaissance
Trois décennies après la fin de la guerre de Cent Ans, une fois leurs plaies pansées, les Dieppois retrouvent leur audace d’antan et quelques navires reprennent, dans les années 1470, les routes commerciales ouvertes un siècle plus tôt. Ils doivent cependant faire face à la concurrence des Portugais, désormais solidement établis, qui n’entendent nullement leur faciliter la tâche.
Les Lusitaniens n’hésitent d’ailleurs pas à faire feu sur les indésirables, coulant en 1486 la nef dieppoise L’Espérance devant Accra, actuelle capitale du Ghana. Qu’à cela ne tienne, puisqu’à compter de 1492, c’est tout un continent inconnu qui s’ouvre à la convoitise des Européens.
Parmi les regards qui se tournent vers ce Nouveau Monde, celui de Jean Ango (1480-1551). Fils d’un bourgeois spécialisé dans le commerce avec une Angleterre devenue - un peu - moins hostile, mais aussi dans la pêche au large de Terre-Neuve et dans la pelleterie, Ango se lance d’abord dans la guerre de course. En d’autres termes, il affrète des vaisseaux pour intercepter les navires espagnols ou portugais revenant de leurs colonies africaines ou sud-américaines.
Le principal fait d’arme de son plus célèbre corsaire, le Honfleurais Jean Fleury, est l’arraisonnement en 1522, au large des Açores, de deux des trois galions ramenant vers l’Espagne le fabuleux trésor de l’infortuné Cuauhtémoc, dernier des empereurs aztèques. Envoyé au pays par le sinistre Hernán Cortés, il est ainsi dérobé au nez et à la barbe de l’empereur Charles Quint, auquel il était destiné.
Maintenant à la tête d’une richesse colossale, fort du soutien du roi François Ier, Jean Ango organise des expéditions vers des horizons lointains. Il subventionne d’abord l’épopée du Florentin Giovanni da Verrazzano, qui reconnaît à bord de La Dauphine les côtes américaines depuis la Caroline du Nord jusqu’à Terre-Neuve. Celui-ci découvre au passage la baie qu’il nomme « Nouvelle-Angoulême » et qui deviendra plus tard… New York !
Le pont Verrazzanno, reliant de nos jours le quartier de Brooklin à Staten Island, perpétue son souvenir. Ango s’intéresse également à l’Orient, ou plutôt à l’Extrême Orient, et finance l’expédition des frères Jean et Raoul Parmentier : sur La Pensée et Le Sacre, ceux-ci quittent Dieppe le 3 avril 1529, doublent le cap de Bonne-Espérance, à la point sud de l’Afrique, relâchent aux Maldives et atteignent finalement Sumatra, en Indonésie.
Décimés par des indigènes ou par les maladies, à commencer par les Parmentier eux-mêmes emportés par des fièvres, les équipages se réduisent à une poignée de survivants au retour à Dieppe, au printemps 1530.
Toutes les connaissances acquises au cours de ces multiples voyages, permettent de dresser des cartes marines et des portulans d’une grande précision pour l’époque. C’est la naissance de la très réputée école d’hydrographie de Dieppe, fondée par un certain Pierre Desceliers entre 1540 et 1558, dont les travaux accompagneront des générations de pilotes à travers le monde. Les artisans dieppois passent par ailleurs maîtres dans l’art de confectionner des boussoles et autres instruments de navigation.
Les ressources presque infinies tirées de toutes sortes de commerce permettent d’améliorer la ville : l’église Saint-Jacques est dotée de clôtures de chœur de style Renaissance et d’une remarquable frise dite « des Sauvages » ; on bâtit l’église Saint-Rémy et des infrastructures comme le pont du Pollet, remplaçant avantageusement des barques de passeurs ; on conçoit un réseau de canalisations alimentant en eau les fontaines de la ville.
Jean Ango pour sa part, se fait construire à la mode italienne une confortable gentilhommière sur les hauteurs de la ville, à Varengeville-sur-Mer. De quoi donner à ce coin du pays de Caux des allures de val de Loire.
De la Côte d’Albâtre aux « Frères de la côte »
Lorsque les Français ne se trouvent plus assez d’ennemis à l’extérieur de leurs frontières, c’est bien connu qu’ils s’en cherchent volontiers à l’intérieur. Au lendemain de la mort des rois Henri II (1559) et François II (1560) débutent les terribles guerres de Religion.
Dieppe abrite derrière ses murs une assez importante communauté réformée, d’abord réprimée d’une main de fer par son gouverneur, le sieur de Sigognes. Au gré des intrigues nouées ou dénouées par les partisans de tel ou tel camp, des jeux politiques entre échevins, bourgeois de diverses obédiences, gouverneurs successifs et soldats, la ville passe des mains d’un parti à l’autre.
En 1589 cependant, elle est l’un des rares soutiens du tout nouveau roi Henri IV, qui s’installe sous ses murs avant d’aller remporter sur les Ligueurs la bataille d’Arques (du 15 au 29 septembre 1589), grâce à l’appui des troupes anglaises débarquées en son port.
Au début du XVIIe siècle, avec la bénédiction de Richelieu, les navires normands remettent le cap sur l’Afrique et les marchands y établissent divers comptoirs, notamment au Sénégal. Inutile de préciser que la tragique traite des esclaves fait partie du quotidien, avec tout ce que cela comporte d’ignominies.
C’est aussi l’apogée du commerce de l’ivoire et de l’artisanat qui en découle. À la mort du cardinal cependant, en 1642, ces établissements sont progressivement laissés sans soutien. Certains de leurs occupants décident par conséquent de rentrer au pays, pendant que d’autres fuient vers les Caraïbes. Les plus intrépides gagnent la fameuse île de la Tortue, à quelques miles nautiques de la côte nord de Saint-Domingue (auj. Haïti).
Ils y intègrent, avec d’autres Français, mais aussi des Anglais, des Néerlandais et d’anciens esclaves africains, la confrérie des « Frères de la côte », ces fameux boucaniers ou flibustiers très en faveur depuis la saga cinématographique Pirates des Caraïbes. Malheur aux navires espagnols croisant leur route ! Leur réputation attire à eux d’autres Dieppois en quête d’aventures et d’un enrichissement rapide, à l’image des Dupré, Bontant, Langlois et autres Pierre Legrand.
Juché sur un modeste lougre, ce dernier réussit par exemple, avec une trentaine d’hommes, à arraisonner un galion (espagnol, comme il se doit) et à capturer son équipage lourdement armé au grand complet, avec un vice-amiral en prime, excusez du peu. C’est dire la hardiesse de ces hommes prêts à tout, ne craignant ni la mort au combat ni la perspective d’une pendaison haut et court ni celle d’une bien hypothétique damnation.
La fin de l’âge d’or
Un Dieppois s’illustre à la même époque sur toutes les mers du pourtour de l’Europe, luttant tour à tour contre les Espagnols, les Ottomans, les Hollandais, les Barbaresques…
Formé à l’école d’hydrographie locale, Abraham Duquesne (1610-1688) fait ses armes dans la guerre de course. À peine âgé de 17 ans, il s’empare d’un vaisseau marchand hollandais, qu’il ramène triomphalement à Dieppe. Il sert avec abnégation le roi Louis XIII et, après un passage par la marine suédoise, fait de même pour son fils et successeur, le roi Louis XIV.
Curieux paradoxe que celui de ce protestant convaincu, refusant de renoncer à sa foi, fidèle jusqu’au bout à un monarque qui s’acharne à persécuter ses coreligionnaires, au point de révoquer l’édit de Nantes.
Au lendemain de l’édit de Fontainebleau (18 octobre 1685), Duquesne est l’un des rares protestants à ne pas se retrouver jeté à la porte du royaume et à conserver son rang. Peut-être le Bourbon craint-il qu’il n’aille vendre ses services ailleurs…
Toujours est-il que Duquesne s’éteint en 1688, et que son épouse et ses enfants n’ont guère d’autre choix que d’abjurer ou de s’exiler en renonçant à tous leurs biens. Il n’est de plus grande ingratitude que celle des souverains.
Bon catholique, le Roi-Soleil… mais peu économe de la vie des braves chrétiens. Sa politique expansionniste inquiète ses voisins européens, qui s’unissent et lancent les hostilités contre lui. La guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) débute : elle annonce pour Dieppe une apocalypse passée à la postérité sous le nom de « Grande Bombarberie ».
Le 22 juillet 1694, une armada de 120 vaisseaux anglais et néerlandais mouille au large du port. Les habitants comprennent vite de quoi il en retourne et fuient au loin, pendant que 1 100 boulets pleuvent sur la cité et la détruisent à 70 %. Cet événement tragique marque assurément un tournant capital dans l’histoire de la ville, qui entame dès lors un inexorable déclin.
Des bénéfices de l’eau de mer
C’en est pratiquement terminé du commerce des épices et du tabac, de l’ivoire et de son artisanat, du temps de la flibuste et des expéditions d’exploration au long cours. Reconstruite de 1712 à 1720 sur les plans de l’architecte Antoine de Ventabren, grand admirateur de Vauban, Dieppe consacre progressivement l’essentiel de ses forces vives à l’halieutique.
En 1818, le voyageur britannique Thomas Frognall Dibdin note dans l’une de ses lettres, que sa population d’environ 20 000 âmes (contre 29 080 en 2017, chiffre INSEE) vit essentiellement de la pêche du hareng, du maquereau et de la morue (pour cette dernière, toujours attrapée au large de Terre-Neuve).
Il fait également part de son étonnement à voir « ces maisons, dans l’origine bâties tout exprès pour des nobles ou des rentiers, […], habitées par des marchands, des ouvriers et des artisans qui ne paraissent pas jouir d’une grande aisance. »
Et pour une fois, la prospérité va revenir par… la terre, mais toujours… grâce à la mer ! Quelques visiteurs prestigieux, telle la reine Hortense de Beauharnais, étaient déjà venus au début du XIXe siècle tremper leurs orteils dans les eaux de la Manche. Un établissement de bains, l’un des premiers connus en France, avait même vu le jour dès 1822.
L’affaire prend cependant une tout autre ampleur, quand Marie-Caroline de Bourbon-Siciles, épouse du duc de Berry, y effectue plusieurs séjours entre 1824 et 1829, à seule fin de prendre des bains. Voici la mode lancée : tout le gotha de Paris, suivi de celui de Londres, se donne maintenant rendez-vous dans la station de la Côte d’Albâtre.
Le chemin de fer arrive ici en 1848 et précipite encore le mouvement, de même que la mise en place de liaisons transmanches régulières et fiables, assurées par des vapeurs. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on compte une communauté de 3 000 sujets de la reine Victoria installés à demeure, avec ses écoles pour filles et pour garçons.
Afin de divertir tout ce beau monde, brièvement effarouché durant la guerre de 1870-1871, le casino ne cesse de s’agrandir et de se métamorphoser jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. À côté de ces classes aisées vit une communauté laborieuse importante, constituée de pêcheurs certes, mais aussi de travailleurs exerçant toutes sortes de métiers portuaires.
Sous la IIIe République, Dieppe renoue en effet avec les grandes heures du commerce d’antan, grâce aux liens tissés avec les colonies. L’augmentation du trafic nécessite un réaménagement complet du port, avec creusement de nouveaux bassins et aménagement d’une forme de radoub. Au tournant du siècle, Dieppe est par exemple le premier port bananier de France.
Ultimes feux des souffres ardents
Relativement épargnée par la Première Guerre mondiale, si ce n’est bien sûr par la menace sous-marine et par le lourd sacrifice de ses fils sur tous les champs de bataille, Dieppe se retrouve en revanche frappée de plein fouet lors de la Seconde.
Bombardée par la Luftwaffe à partir de la mi-mai 1940, occupée début juin, elle est le théâtre d’un épisode sanglant survenu le 19 août 1942. Au petit matin, les Alliés lancent à l’improviste un raid sur la plage et les falaises alentours. L’objectif consiste à s’emparer du port et, par-delà, à obliger les Allemands à rapatrier une partie des troupes mobilisées en Russie, afin de soulager la pression qui s’exerce sur l’Armée rouge. Bref, il s’agit d’une diversion de grande envergure.
Coûteuse diversion : sur les 4 963 soldats canadiens mobilisés, les 1 075 Britanniques et les 50 Rangers américains, 1 050 hommes sont tués et 2 000 faits prisonniers, parmi les Canadiens essentiellement. Dès son arrivée, la première vague se retrouve clouée sur la plage et les renforts de la deuxième vague subissent le même sort. Les chars Churchill, utilisés en appui, s’avèrent incapables d’escalader le littoral de galets. À 9h, les derniers coups de feu claquent sur un champ de désolation.
De ce désastre humain, les Alliés tireront des enseignements capitaux : pour venir à bout de la « forteresse Europe », une opération de grande ampleur, soigneusement planifiée, est inévitable ; attaquer un port de front est voué à l’échec ; impossibilité de faire évoluer les chars sur des galets et obligation de concevoir des équipements spéciaux ; nécessité de mieux combiner l’action des différentes unités engagées (marine, commandos parachutés, troupes d’assaut, aviation) ; pilonnage préalable indispensable pour « nettoyer » le terrain.
Lourdement bombardée en 1944, Dieppe est abandonnée par les Allemands le 31 août, après avoir fait sauter les installations portuaires ; juste retour des choses, les Canadiens pénètrent le lendemain les premiers dans la cité.
Reconstruits après les hostilités, ville et port ont retrouvé leur activité d’antan, notamment grâce à ses deux piliers traditionnels, le commerce avec l’Angleterre (par la liaison ferry avec Newhaven) et la pêche, notamment celle de la coquille Saint-Jacques. On se baigne toujours sur le long cordon de galets et l’on joue encore à la roulette et au blackjack dans le casino du front de mer.
Converti en musée, le vieux château médiéval abrite de riches collections, notamment d’objets anciens en ivoire, permettant de revivre les grandes heures de l’épopée dieppoise. Notons enfin, fierté des habitants, qu’ici Jean Rédélé conçut et lança, dans les années 1960, la production de l’Alpine A310, une légende du milieu des rallyes.
Bibliographie
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Neveux François, La Normandie dans la guerre de Cent Ans, Rennes, Ouest-France, 2008,
Quétel Claude (dir.), Dictionnaire du Débarquement, Rennes, Ouest-France, 2011,
Renaud Jean, Vikings et noms de lieux de Normandie, Bayeux, OREP, 2009,
Van Den Broucke Serge, Les Anglaises à Dieppe à la fin du XIXe siècle, in Patrimoine Normand n° 99, automne 2016, pp. 66-73,
Vitet Louis, Histoire de la ville de Dieppe, Paris, Librairie de Charles Gosselin, 1864.
Histoires de cités
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