Jean Ango (1480 - 1551)

L'armateur qui ouvrit la France sur l'outre-mer

Jehan Ango, buste sculpté. Agrandissement : Buste d'Eugène Bénet (1863?1942), musée Château de Dieppe.Après avoir été presque oublié pendant deux siècles, Jean Ango, figure marquante du pays de Caux dans la première moitié XIVe siècle, a fait l’objet d’un regain d’intérêt au XVIIIe siècle.

Cet audacieux armateur, proche du roi François Ier, a fait la fortune de sa ville, Dieppe, et la sienne propre. On lui doit l’exploration de Terre-Neuve par Aubert, du littoral nord-américain par les frères Verrazano ainsi que la première expédition française vers l'Indonésie par les frères Parmentier.

Pierre Squara
Le Prince des Corsaires

Pierre Squarra, Le Prince des Corsaires - La vraie vie de Jean Ango, éd. Balland, 2024. Après s'être emparé du trésor des Aztèques destiné à Charles Quint, Jean Ango devient armateur et lance des explorateurs à l'assaut des terres encore inconnues au XVe siècle : Canada, États-unis, Madagascar, Sumatra, Java…
Dans une biographie passionnante, Le Prince des Corsaires, La vraie vie de Jean Ango (éd. Balland, 2024), Pierre Squara retrace la vie et les aventures d'un Dieppois dont la fortune était telle qu'il devint l’un des financiers de François Ier et un mécène surnommé le « Médicis des Valois ». Ce destin exceptionnel traverse la Renaissance sans manquer les mouvements qui l’agitent, notamment l’engouement pour la poésie et les questions soulevées par la Réforme.

Chasse à la malaguette

Jean (ou Jehan) Ango naît à Dieppe en 1480, dans une ville qui a perdu les deux tiers de ses habitants, dévastée par la peste et la guerre de Cent Ans, notamment le siège de John Talbot entre 1442 et 1443 et, en guise de séquelle, le siège de Charles le Téméraire de 1472.

Son père, venu de Rouen dans son jeune âge pour élargir le commerce familial, possède sans doute une ou deux barques ou même des parts dans quelque navire de commerce. Ses biens, en tous cas, sont suffisants pour avoir été reçu à la bourgeoisie dix-sept ans plus tôt. De sa mère, en réalité on ne sait rien.

Donatus minor, Bnu, MS.0.310, f.6, Strasbourg.Son enfance se déroule dans une cité désormais apaisée où l’économie et la démographie se restaurent vite. Elle offre l’école à tous les petits garçons, jusqu’au premier Donat, c’est à dire l’étude de l’Ars grammatica de Aelius Donatus (320-380), séparée en deux livres : Ars minor et Ars major. Ensuite, nulle trace de collège à Dieppe. Peut-être va-t-il à Rouen ou ses oncles résident toujours.

Sans doute est-il éduqué aux choses de la mer. Pour autant a-t-il été marin, au moins pour un temps ? Aucune preuve ne l’atteste, mais on peut le supposer. En ce temps, il n’est pas rare que les fils apprennent le métier des pères en s’initiant depuis le bas de l’échelle et surtout, il va montrer ensuite beaucoup de talent dans le choix de ses navires, de ses équipages, dans l’utilisation des cartes et des outils de navigation les plus modernes.

La mort de son père, vers 1512, le plonge dans le grand bain. À 30 ans, il doit assumer la gouvernance d’une flotte qui a grossi avec la ville et qui se livre désormais au grand commerce, dédaignant la pêche.

Ses équipages vont chercher en Afrique la malaguette, cet ersatz du poivre, l’ivoire et l’or. Depuis les côtes de Guinée, on atteint le continent américain en suivant les alizés et l’on rapporte petits singes et papegais que s’arrachent nobles et bourgeois. On y trouve aussi ce bois rouge, le bois « Brésil », qui donnera son nom au pays. Toutefois, c’est finalement un traité, signé loin de Dieppe vingt ans auparavant, qui va décider de sa fortune.

Une enseigne signale le magasin La Papegault dans la commune de Moncontour (Bretagne). Agrandissement : Jeu du papegai en Anjou à l'époque de la Renaissance, XVIe siècle, bibliothèque municipale d'Angers.

La « guerre de course »

À Tordesillas, le 7 juin 1494, le pape a partagé le monde entre Portugais et Castillans suivant un axe nord-sud tracé au milieu de l’Atlantique. Il avait déjà donné aux Portugais en 1481, toutes les terres au sud des Canaries et jusqu’aux Indes.

Cela veut dire que tout vaisseau français, anglais, ou d’une autre nation, prétendant commercer en dehors de la chrétienté, est considéré comme pirate. Les exactions commencent. Les marins s’en plaignent à leur monarque qui, ulcérés d’être privés du partage du monde, délivrent des lettres de marque autorisant les armateurs spoliés à se rembourser directement sur les vaisseaux ennemis. C’est le début de la « guerre de course » (dico). Les marins d’Ango vont y exceller et devenir les meilleurs corsaires du monde.

Trois exemples indiscutés en attestent :

• En 1523, l’un de ses capitaines, Jean Fleury, s’empare des trois vaisseaux convoyant le trésor qu’Hernan Cortès destine à Charles Quint. Peut-être la valeur de ce trésor a-t-elle été exagérée, mais il n’y a pas de raison de douter qu’elle soit à l’origine d’un bond significatif de la fortune d’Ango.

Visite de Francois Ier à Dieppe en 1532. Agrandissement : Reproduction d'un navire de l?époque.En 1531, l’ambassadeur du Portugal intervient auprès de François Ier pour faire cesser les activités des corsaires d’Ango. Celui-ci accepte de rendre sa lettre de marque contre soixante mille cruzades, sans remise en cause des prises antérieures. Même si cela constitue sans doute un manque à gagner, c’est une preuve du niveau auquel il accède.

• De même, lors de la mise en place du tribunal de Bayonne en 1538 pour régler à l’amiable les prises réciproques des Français et des Portugais, ces derniers accusent trois cents arraisonnements pour une valeur de deux millions de ducats, dont la moitié pour Ango. Même si l’exagération est de mise pour les montants, il n’y a pas de raison d’en distordre les proportions. Ango représente donc la moitié des prises attribuées à la France et le Portugal, encore une fois, traite de puissance à puissance avec lui.

La flotte d’Ango devient considérable et ses profits aussi. Certains avancent jusqu’à cent navires. C’est sans doute exagéré, mais il est certain que lors du siège de Boulogne en 1544, l’armada française comporte 15 ou 16 vaisseaux totalement ou partiellement propriété de Jean Ango. Il assume d’ailleurs personnellement l’avitaillement de toute la flotte : trois mille barils de chair de bœuf, plus de soixante mille pains biscuits pour faire victuailles de longue route, et deux cent cinquante futailles de bière du Croisset.

Vitrail offert par Jehan Fleury à l?église de Saint Martin de Villequier (aujourd?hui Rives-en-Seine) en 1523, représentant sa victoire sur les vaisseaux de Hernan Cortès.

Le Baptême de la Ligne

La guerre de course ne résume pas cet homme au parcours étonnant. D’abord il fonde une famille en épousant une noble demoiselle Anne Guillebert de Rouville dont le père porte « d’argent à trois molettes de sable ». Ils auront deux filles Anne et Catherine qui feront de beaux mariages.

M. et Mme Ango et leur fille Marie Ango en prière, Maître des Heures Ango, vers 1514, Paris, BnF.En revanche, il ne semble pas que Marie Ango, connue par le célèbre livre d’heures enluminé qui lui est destiné (BnF, NAL 392), soit la fille de l’armateur, mais plus probablement une nièce ou une cousine de Rouen.

Jehan Ango diversifie ses sources de revenus en prenant à ferme les biens de l’archevêque de Rouen dont Dieppe est la propriété, et les retraitant, évidemment, avec profit. Il achète aussi les domaines de Longueville, puis de Guerponvile, puis le fief limitrophe d’Offranville lui donnant le titre de « Sieur de la rivière ».

Parallèlement à ses activité de course et de commerce, il finance des expéditions pour ouvrir de nouvelles routes malgré un risque bien plus grand que le négoce établi.

Tout d’abord l’expédition de Terre Neuve par Aubert, probablement du vivant de son père, vers 1508 sur un naivre nommé « la Pensée » qui explore la côte ouest de l’île et l’embouchure de l’actuel Saint Laurent. Il rapporte sept indiens qui feront l’admiration des normands.

Puis l’expédition des frères Verrazano en 1524-25, qui s’égarent dans le grand Nord en cherchant un passage nord-est, reviennent, s’accrochent dans une escarmouche avec des Espagnols, perdent deux navires, puis traversent l’Atlantique sur la seule « Dauphine ». Ils acostent dans l’actuelle Caroline du Nord puis remontent jusqu’au Canada en exporant la cote Est de l’Amérique et décrivant au passage des tribus indiennes pacifiques et « de complexion aussi belle que possible ».

Miniature accompagnant le poème de Jean Parmentier : Au parfaict port de salut et de joie... (1501-1600), Paris, BnF, Gallica.Viennent ensuite les voyages des frères Jean et Raoul Parmentier. Ils sont Dieppois et cartographes. Jean est aussi poète. Si l’on en juge par la dédicace d’une de ses œuvre à Ango et par la méticulosité avec laquelle ce dernier prépare leur voyage, on peut supposer qu’une belle amitié les lie. Le « Sacre » et la « Pensée » appareillent le jour de Pâques 1529.

Malgré tous les préparatifs, ce premier voyage français vers l’Indonésie tourne au drame car les deux frères meurent de dysenterie sur la côte occidentale de Sumatra.

Les expéditions des frères Parmentier sont connues par de touchant récits qui montrent comment ils ont surmonté tempêtes, maladies, combats et traîtrises. On attribue aux deux frères l'invention en 1529 du rite bouffon du « Baptême de la Ligne ». Il se pratique encore sur tous les navires au passage de l'Équateur. 

Le Bill Gates de la Renaissance

De nombreux indices confirment l’image d’un Jean Ango cultivé et humaniste. Il eut été peu probable qu’un quelconque soudard baptise sa demeure « La Pensée » ainsi que l’un de ses navires. On disait la première la plus belle en Normandie. Son manoir de Varengeville que l’on peut visiter à quelques kilomètres de Dieppe, est en effet un bijou d’élégance et de noble discrétion.

Anonyme, Marguerite d?Angoulême, vers 1530, Paris, BnF. Agrandissement : Attribué à François Clouet, Marguerite d'Angoulême XVIes isècle, Chantilly, musée Condé.Par ailleurs, l’armateur se fait apprécier de Marguerite d’Angoulême devenue reine de Navarre, l’une des femmes les plus extraordinaires de l’histoire de France, qu’on disait « la perle des Valois » : sœur aînée du roi François Ier, courageuse, fine politique, poétesse, fervente actrice de la Réforme calviniste.

Au moins est-elle son alliée puisqu’elle écrit à Anne de Montmorency une lettre pour le recommander comme remplaçant de Nicolas de Bure à l’office laissé vacant de grenetier, ce qui correspondait à receveur de l’impôt principal de ce temps, sorte de fermier général avant l’heure.

Le prédicateur Calvin, au contraire, n’apprécie pas pour sa part Ango et le qualifie de « libertin illuministe », ce qui veut dire à cette époque « libéral » et donc certainement rétif aux excès de la religion réformée telle que ce dernier tente de l’installer.

Le manoir d'Ango à Varengeville-sur-Mer.

Ces qualités n’empêchent pas notre homme d'être roublard, mais comment imaginer un tel destin sans cela. Il se fait appeler « Vicomte de Dieppe » alors que, receveur de l’archevêque, il ne fait qu’habiter ce bâtiment de la recette qu’on appelle « la vicomté ». Le véritable vicomte, au sens d’attributaire d’une subdivision du domaine royal est celui d’Arques.

À vrai dire, son usurpation de titre était jugée avec bienveillance, y compris à la cour, puisque plusieurs mandements de François Ier et une lettre de Marguerite d’Angoulême au Légat le désignent en 1530 comme le « Vicomte de Dieppe ».

Tout ceci dessine donc un homme sûr de lui, intelligent, cultivé, rusé renard mais aussi ouvert, une sorte de Bill Gates de la Renaissance ! Un tel portrait guide l’interprétation des faits.

Par exemple, s’il est certain que les navires d’Ango ont parfois capturé des navires sans lettres de marque, et donc commis des actes de piraterie qu’il fallut parfois rembourser, il faut se rappeler que ces mêmes marins subissaient de cruelles exactions de la part des Portugais et des Espagnols, dont on possède des témoignages précis. On se trouvait plus alors dans un cycle de vengeances réciproques que dans une guerre de course codifiée, sans que cela ne fasse de Jean Ango un chef pirate.

La plus ancienne vue de Dieppe, 1575 Belleforest.

Dieppe, plus grand port du royaume !

L’homme Jean Ango est indissociable de sa ville, Dieppe. Il concourt à son épanouissement tant économique que culturel. Il participe à la rénovation et à l’embellissement de l’église Saint-Jacques ainsi que de l’église paroissiale de Varangeville.

Le roi le nomme lieutenant du capitaine et amiral Claude d’Annebault, lequel est astreint à suivre la cour, sans doute vers 1535. C’est ainsi que l’armateur en vient à assumer un rôle de gouverneur.

François Clouet, Claude d'Annebault, vers 1535, Cnatilly, musée Condé. Agrandissement : Adolphe Brune, Claude d'Annebaut, baron de Retz, maréchal de France, 1834, Château de Versailles.Au début du XIVe siècle, Dieppe n’était pas riche que d’Ango ! L’harengaison, la pêche à la morue sur le grand banc, les échanges avec la Hanse et l’Angleterre ainsi que la rotation des chasse-marées, ces lourds chariots qui ravitaillaient Paris en poissons, lui assuraient une belle prospérité. La course et le grand commerce venaient en complément et nourrissaient divers artisanats dont celui de l’ivoire qui perdurera jusqu’à l’interdiction de son importation à la fin du XXe siècle.

Le port normand devint alors le plus important du royaume, jusqu'à compter environ 40 000 habitants, un chiffre considérable pour l'époque.

Les navigations lointaines, incontestées dès la fin du XVe siècle, ont inspiré la conviction que les marins dieppois auraient devancé leurs concurrents portugais dans le golfe de Guinée et au Brésil.

Les explorateurs portugais, qui détiennent la paternité officielle de ces découvertes, agissaient par la volonté de leur prince, depuis Henri le Navigateur (1394-1460). Leurs exploits sont donc bien documentés.

Enluminure du codex Egerton 2709 Le Canarien, chronique de l'expédition des îles Canaries organisée au début du XVe siècle par le baron normand Jean de Béthencourt. Agrandissement : Jean de Béthencourt, Madrid, bibliothèque nationale d'Espagne.En revanche, nos marchands dieppois ne recherchaient pas la gloire mais les échanges. Aussi le secret était-il de mise. À la différence des premiers, qui occupaient souvent brutalement les terres nouvelles, les seconds initiaient un commerce discret qui ne favorisait pas la collecte de preuves.

Est-il ainsi invraisemblable qu’en 1364, un navire dieppois ait atteint les côtes de Guinée comme le prétend une légende locale ? La preuve, s’il y en eut, a brûlé dans le bombardement anglo-hollandais de 1694.

Toutefois, souvenons-nous qu’en 1334, Louis de la Cerda, plus Français que Castillan, prenait pied aux Canaries, qu’en 1402 un aventurier du pays de Caux, Jean de Béthencourt, y installait une brève monarchie, et qu’en 1483, la côte de Guinée était assez connue pour que Louis XI y dépêche un navire afin de récolter le sang de tortue nécessaire à la guérison d’une dermatose. Alors, 1364 pas sûr, mais au tournant du XVe siècle certainement !

Dès lors, n’est-il pas possible, sinon vraisemblable, qu’en 1488, le navire dieppois « la Pensée », avec pour capitaine Jean Cousin et pour second un Andalou nommé Vincent Pinzon, ait pu dériver accidentellement depuis les cotes de Guinée vers le Brésil ? Selon la chronique, il aurait accosté à l’embouchure d’un gigantesque fleuve qu’il baptisa « Maragnon », nom que les cartes figureront pendant un siècle à l’emplacement de l’Amazone.

Vicente Yáñez Pinzón, musée naval de Madrid.Cette expédition expliquerait que, lors du traité de Tordesillas de 1494, le roi du Portugal ait insisté pour faire déplacer la ligne de partage à 370 miles des îles du Cap Vert au lieu des cent miles initialement prévus, incluant de ce fait le Brésil dans sa moitié.

Elle expliquerait aussi que ce même Vincent Pinzon, après avoir accompagné Christophe Colomb sur la Niña, ait convaincu sa famille de réunir les fonds d’une expédition vers ce même grand fleuve qu’il (re)découvrit en 1500, quelque mois avant le découvreur « officiel » du Brésil et le (re)baptisa « Rio Santa Maria de la Mar Dulce », nom qu’aucun cartographe ne retint.

Hélas, lorsque François Ier, versatile et désargenté, finit par s’entendre avec son beau-frère le roi du Portugal et, contre quelques sous, reconnut sa souveraineté sur les mers, il sonna le déclin de Dieppe et d’Ango.

Son fils et successeur Henri II restaura les ports français mais resta sourd aux appels de tous les capitaines de la façade océanique et ne leur permit pas d’empiéter sur les mers portugaises et espagnoles. Pis, il rendit obligatoire le déchargement des marchandises à Rouen pour centraliser la perception des taxes.

La fortune d’Ango fondit avec celle de Dieppe, victime des défauts de paiement de la Couronne et des procès intentés par ses anciens associés. Il finit ses jours dans son manoir de Varengeville, victime du désamour de ses concitoyens. À sa mort 1551. Il est enterré dans le caveau qu’il s’est préparé dans une chapelle de l’église Saint-Jacques à Dieppe (aujourd’hui chapelle Saint-Yves). Sa veuve continua de résider à Varengeville au moins quelques années.

La frise des sauvages, décoration de l?église Saint-Jacques à Dieppe.


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Publié ou mis à jour le : 2025-04-24 23:52:04

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