« Il n'y a pas de grand remplacement », affirme le démographe Hervé Le Bras (Grasset, 2022) avec la volonté de contrecarrer la thèse de l'écrivain Renaud Camus. Il conteste à grand renfort de statistiques l'ampleur de l'immigration en France. Mais à trop vouloir prouver...
La perspective d'un remplacement des populations des pays développés par le biais de l'immigration a été pour la première fois évoquée dans un rapport de l'ONU sur les retraites en 2000 (source) !
Mais c'est seulement dix ans plus tard que l'expression « grand remplacement », à l'origine de violentes polémiques, a été employée par l'essayiste Renaud Camus pour qualifier le phénomène migratoire qui affecte la France et l’Europe. Ancien militant homosexuel et socialiste, Renaud Camus s'est inquiété d'un changement de population en France et en Occident dans son essai Abécédaire de l'innoncence, publié en 2010. Il a vu dans l'arrivée massive de communautés africaines et musulmanes une menace pour l'identité nationale et la civilisation occidentale.
La gauche française s'évertuait alors à combattre le président Nicolas Sarkozy et sa dénonciation de l'immigration. Elle s'empressa donc de nier un possible remplacement des populations européennes par des immigrants venus d'Afrique ou du Moyen-Orient et qualifia de « fantasme » l'hypothèse d'un « grand remplacement » avancée par Renaud Camus. Elle rejeta l'essayiste dans les rangs de l'extrême-droite raciste et disqualifia quiconque viendrait à évoquer son hypothèse.
Quelques années plus tard, le ralliement décomplexé de la gauche à la mondialisation néolibérale l'a privée des classes populaires et laborieuses. Du coup, ses dirigeants se sont tournés vers les prolétaires issus de l'immigration afro-musulmane. Il ne s'est plus agi de nier le changement de population en cours mais au contraire d'en faire une force électorale et un motif de fierté !
« Vive le Grand remplacement » : ce sont des progressistes qui le disent !
Le 3 mai 2016, sur France Culture, l'écrivain camérounais entérine l’idée d’un phénomène irrépressible : « On assiste à un processus de longue durée, un processus de repeuplement du monde qui va s’intensifier dans les années qui viennent. […] Dans 50 ans à peu près, une grande partie des habitants de la planète viendra de l’Afrique et de l’Asie. Tout cela va provoquer des recompositions majeures avec lesquelles il faudra vivre. »
Sur la chaîne qatarie Al-Jazeera, la militante Rokhaya Diallo d'origine sénégambienne affirme le 13 mai 2017 que les Français doivent s’habituer au fait que « la France n’est plus un pays chrétien et blanc. » De son côté, la romancière d'origine camerounaise Léonora Miano prophétise sur le plateau de Ce soir ou jamais : « N’ayez pas peur d’être minoritaire culturellement. N’ayez pas peur de quelque chose qui va se passer. Parce que ça va se passer. Ça s’appelle une mutation. L’Europe va muter. […] Ils [les Subsahariens] vont venir, et ils vont venir avec leur bagage identitaire. […] C’est ça qui va se passer, et c’est déjà en train de se passer. N’ayez pas peur. » (source : Didier Desrimais, Causeur, 6 novembre 2024).
Le leader de La France Insoumise (gauche) Jean-Luc Mélenchon qualifie le changement de population de « créolisation » et s'en réjouit, y voyant l'avènement d'une « Nouvelle France » plus radieuse. Il écrit dans un tweet du 21 septembre 2021 : « Vous ne vous baladez pas dans la rue ? Vous ne voyez pas ce qu’est le peuple français ? Le peuple français a commencé une créolisation. Il ne faut pas en avoir peur. Il faut s’en réjouir. »
Mais attention, quiconque émettrait des doutes sur les bénéfices à attendre de ce changement de population est aussitôt stigmatisé et renvoyé dans les ténèbres de l'extrême-droite...
La grande mutation
Cela dit, l’idée qu’une population puisse en remplacer une autre sur son propre sol n’est pas absurde. Le démographe Hervé Le Bras en convient dans son essai Y a-t-il un « grand remplacement » ? (Grasset, 2022) en rappelant que les Américains l’ont fait à l’encontre des Indiens (page 95). Il reconnaît aussi le caractère inédit des migrations actuelles en provenance de pays non-européens (note).
Pendant tout le précédent millénaire et jusqu’en 1974, l’Europe occidentale a connu beaucoup de brassages de populations qui ont contribué à la formation de sa civilisation mais aucune immigration notable d’Asie ou d’Afrique. Un basculement s’est produit depuis lors. Il transparaît dans l’étude de Jérôme Fourquet sur les prénoms musulmans, passés de 2% des naissances à 18,8% entre 1962 et 2016. Hervé Le Bras l'admet : « Le pourcentage de 18,8% de prénoms d’origine arabe et musulmane parmi les naissances en 2016 (…) correspond presque exactement au pourcentage des naissances de parents immigrés des pays arabes ou musulmans » (page 105). Un cinquième de la population française en devenir est donc issu de cette immigration des dernières décennies.
Cette grande mutation démographique a été entrevue il y a déjà près d'un demi-siècle par des esprits aussi affûtés qu'Alfred Sauvy, Pierre Chaunu ou encore Jacques Lesourne. Ce polytechnicien, économiste et longtemps directeur du quotidien Le Monde, publie en 1985 dans la revue Le Débat, un article au titre prophétique : « L’immigration, une dimension majeure du XXIe siècle européen ». Il rappelle la grande incertitude qui pesait sur l’évolution de la fécondité et s’en tient à des projections avec des fourchettes larges. On peut seulement lui reprocher d'avoir sous-évalué la baisse de la fécondité en Algérie dans les années 90 (elle a remonté depuis lors) ainsi que d'avoir repris une citation apocryphe du président algérien Boumédienne.
Pour le reste, avec une rare clairvoyance, Jacques Lesourne a décrit l’opposition à venir entre une Europe encore riche, mais stérile et vieillissante, et une Afrique pauvre mais à la fécondité exubérante : « Le temps viendra où les Européens auront besoin de jeunes adultes pour prendre soin de leurs octogénaires ».
Il pressent aussi, de concert avec Emmanuel Todd, un monde arabe affecté par les guerres, le terrorisme et les révolutions : « Qu’à ces occasions des millions de personnes, minorités ethniques ou opposants politiques, soient contraintes comme les boat people des mers de Chine ou certains habitants du Liban de trouver refuge en Europe occidentale est une possibilité qui ne peut être exclue. ». La référence aux « printemps arabes », à la guerre d'Irak et aux flux migratoires de 2015 est ici criante de vérité.
Et Jacques Lesourne de conclure : « Dans un tel contexte que s’ajoutent en 2025, aux 312 millions de descendants des habitants actuels de la Communauté à douze de 20 à 50 millions de musulmans venus du croissant méditerranéen, de Marrakech à Istanbul, est une hypothèse plausible. (…) Pourrait facilement s’y ajouter un chiffre compris entre 5 et 15 millions pour les Africains du sud du Sahara. » Ces fourchettes correspondent bien aux nouveaux-venus d’Afrique et du croissant méditerranéen dans la période 1985-2025, auxquels s’ajoutent leurs descendants.
La suite de l’article est tout aussi intéressante avec une réflexion sur l’éventail des possibilités culturelles ouvertes par les migrations : « l’assimilation, la diversité, la confrontation des cultures. » Tout y est dit des enjeux actuels.
Entourloupe sur les mots
Le démographe Hervé Le Bras, polytechnicien comme Jacques Lesourne, ne nie pas le phénomène migratoire. Il ne nie pas non plus les failles juridiques dont usent et abusent les migrants (note). C’est sur l’ampleur du phénomène qu’il se focalise.
Il conteste les projections de Jacques Lesourne relatives à l’immigration : « Aujourd’hui, le nombre global de personnes nées en Afrique ou dans les pays musulmans d’Asie et présentes dans la CEE est d’environ 12 millions. Elles étaient déjà 7 millions en 1985. (…) Les 5 millions supplémentaires observés depuis 1985 sont loin des 25 à 65 millions annoncés [par Lesourne] » (pages 31-32).
Cherchez l’erreur. Elle est dans le détournement des mots. Jacques Lesourne pronostiquait l’installation sur le sol européen de diasporas dont l’intégration n’irait pas de soi, même sur plusieurs générations, et c’est à ces diasporas qu’il appliquait la qualité d’immigrants ou de nouveaux Européens.
Hervé Le Bras feint de ne pas le comprendre et conteste ses projections en ramenant le terme d’immigré à la stricte définition qu'en donne l’INSEE : « personne née étrangère à l'étranger et résidant en France », une définition simple à manipuler mais qui ne suffit pas à appréhender la réalité de l’immigration.
Ainsi, cas classique, une adolescente née au Mali rejoint son mari dans la diaspora malienne de Montreuil. Elle emmène avec elle leur premier-né. Celui-ci est défini par l’INSEE comme « immigré » mais pas ses frères et ses sœurs appelés à naître sur le sol français. Absurde. Un lieu de naissance et même une carte d’identité ne transforment pas ipso facto un immigrant en autochtone, sinon, les habitants des États-Unis seraient tous considérés comme Amérindiens, à l’exception des derniers arrivants...
Les Français et les Européens des décennies à venir ne ressembleront pas, quoiqu’il advienne, aux Français et Européens des précédents millénaires. Y a-t-il lieu de s’en inquiéter ?
La France, un pays « sorti tout droit d'un conte de fées »
Quel autre pays est moins raciste que la France et plus ouvert sur le monde ? La France est, ou plutôt était jusqu’à la fin du XXe siècle, une terre d’accueil à nulle autre pareille. Son Histoire l’atteste ainsi que ses enfants d’adoption, de Joséphine Baker à Emmanuel Levinas (note). En témoignent aussi le grand nombre d’unions mixtes.
S’il y a aujourd’hui des tensions, elles viennent de l’effondrement de l’État national, incapable de protéger les citoyens d’outre-mer et les citoyens des quartiers populaires contre une immigration sauvage.
Elles viennent plus encore de l’hystérie de quelques leaders bien français qui se plaisent à « victimiser » leurs concitoyens à peau sombre et/ou de confession musulmane. Ils les infantilisent et les déresponsabilisent en mettant tous leurs échecs sur le compte de prétendues discriminations. Ils les réduisent au statut de sous-citoyens.
Ce racisme compassionnel est pire à certains égards que le racisme de la haine encore pratiqué aux États-Unis car, contre ce dernier, on peut se révolter (dico). Mais comment se révolter contre un militant qui prétend ne vouloir que votre bien ?
En niant le changement actuel de population en France mais sans vraiment le nier, Hervé Le Bras ajoute à l’anxiété ambiante. Il trouble les classes populaires et les pousse dans les bras de l’extrême-droite (Rassemblement National), tant dans la France périphérique, abandonnée par l’État, que dans certains départements d’outre-mer qui n’en peuvent plus de l’immigration sauvage (note). Il donne aussi du grain à moudre au polémiste Éric Zemmour qui a attiré à lui les suffrages d’un électorat urbain et intellectuel en agitant le spectre de l’islamisme.
Regardons la réalité en face pour mieux la gérer et ainsi échapper à l’anxiété et au conflit. Les statistiques démographiques sont limpides et bien plus instructives que les statistiques de l’immigration (tableau). Elles révèlent en Occident (et en Extrême-Orient) des indices de fécondité très inférieurs à ce qui serait nécessaire pour simplement renouveler les générations (note).
Avec une diminution d’un tiers ou de moitié du nombre de naissances d’une génération à la suivante, la population européenne, lointaine descendante des Indo-Européens, commence à diminuer dans tous les pays du Vieux Continent. La France n'échappe pas au phénomène : ses 738 000 naissances (2021) et son indicateur de fécondité de 1,83 enfants par femme seraient bien plus bas sans l'installation en nombre de « nouveaux Européens » depuis déjà un demi-siècle.
Si l'on prolonge la tendance des deux dernières décennies, la population proprement européenne est appelée à s’éteindre d’ici trois ou quatre générations, au début du prochain siècle. Elle se fondra dans une nouvelle population qui, selon toute vraisemblance, viendra d’Afrique subsaharienne, car c'est la seule région du monde dont la population augmentera encore à cette échéance. Nous devons nous accommoder de cette réalité qui répond à un choix collectif plus ou moins conscient… sauf à changer notre mode de vie consumériste, qui fait de l'accumulation de biens matériels le but unique de l'existence et, tout à la fois, détourne les jeunes gens de la maternité et dérègle le climat.
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Voir les 14 commentaires sur cet article
Olivier (15-10-2022 17:19:37)
Bonjour, Ce n’est pas le sujet de l’article, mais je vois dans les commentaires cette contre-vérité qui pollue très souvent le débat sur l’avenir du climat de la planète : la surpopulation... Lire la suite
Jonas (18-08-2022 09:51:54)
Ce n'est pas l'immigration en elle-même qui pose problème , la France a accueilli le long de son histoire des millions d'immigrés venant de tous les pays. Mais les différences avec l'immigrati... Lire la suite
ROUQUIER (12-08-2022 15:45:26)
Bien heureux de partager votre analyse concernant les travaux de M. Le Bras. Parce qu'à force on se sent seul et à contre-courant, et cela peut même aller jusqu'à la culpabilisation. Le dé... Lire la suite