Quelle personnalité ! Rarement une artiste aura, tout au long de sa vie, fait preuve d'une telle vitalité ! Rien ne pouvait arrêter Joséphine Baker devenue le temps d'une drôle de danse sauvage une des plus grandes vedettes de music-hall de son époque, mais aussi une farouche militante contre toutes les formes d'exclusion. Cette Française de cœur et d'adoption sut rendre au centuple ce que notre pays lui avait donné...
L'enfant de la balle
Comment Freda Josephine McDonald, née le 3 juin 1906, aurait-elle pu ne pas aimer la danse ? Ne dit-on pas que sa mère continuait à danser alors qu'elle était enceinte de 7 mois ?
Quant à son père, ce batteur de Saint-Louis, dans le Missouri, il courait les théâtres pour proposer ses spectacles. Malheureusement il aimait un peu trop la liberté et abandonna femme et enfant à un dénommé Arthur Martin, beaucoup moins flamboyant.
C'est dans le froid et la misère que grandit la petite Joséphine qui comprit rapidement qu'elle devait travailler pour aider sa famille. La voici à 8 ans bonne à tout faire avant d'alterner école et petits boulots jusqu'à un premier mariage, à 13 ans, avec Willie Wells et un second, l'année suivante, avec Willie Baker.
Mais celle qui se veut danseuse finit par fuir Saint-Louis, seule, pour tenter sa chance à Broadway. En fait New York ne sera qu'une étape, le temps de prendre le bateau pour Paris...
En haut de l'affiche
La mécène Caroline Dudley Reagan a bien vu que cette jeune fille avait un talent peu ordinaire. Avec son corps musclé, ses mimiques burlesques et sa forte personnalité elle est parfaite pour devenir la vedette de La Revue nègre, un spectacle musical qui compte bien profiter de l'engouement des Parisiens pour le jazz et les artistes noirs.
Et tant mieux si son numéro de charleston dans lequel elle se présente à demi-nue reprend tous les clichés de l'Afrique mystérieuse et sauvage ! Joséphine joue avec cette image caricaturale qui renvoie les blancs à leurs préjugés et lui permet de clamer sa totale liberté d'artiste et de femme.
L'avant-garde parisienne, en pleine découverte des arts primitifs, se pâme devant la « sauvageonne » qui devient une véritable star et peut dès lors se permettre de choisir ses scènes.
La voici qui monte en 1926 sur celle des Folies-Bergères où son numéro dans La Folie du jour fait date : on n'a pas fini de parler de la fameuse ceinture de bananes ! Mais Joséphine ne craint plus d'afficher sa nudité et de provoquer les bien-pensants en se promenant avec un guépard.
De toute façon, on pardonne tout à celle qui est désormais chanteuse et qui chante en 1930 devant un public ravi : « J'ai deux amours, mon pays et Paris... » (note).
En 1917, lorsque les Harlem Hellfighters mettent le pied sur le sol français, ils sont loin de se douter qu'ils vont participer d'une manière originale à la belle histoire des liens entre la France et les Afro-américains. L'armée américaine refusant qu'ils combattent aux côtés de ses soldats blancs, les recrues du 369e régiment d'infanterie sont confiées à l'armée française et c'est sous son drapeau qu'elles paieront un lourd tribut à la guerre. Parmi ces hommes, on retiendra le nom de James Reese Europe qui, avec son orchestre, fait découvrir à la France le ragtime. Quel succès ! Le pays tombe sous le charme et accueille à bras ouverts ces artistes qui fuient la ségrégation et l'absence de perspective que leur réserve leur pays. À l'exemple du trompettiste Sidney Bechet qui accompagne Joséphine Baker dans la tournée de la Revue nègre, toute une génération vient trouver refuge en France pour vivre ses rêves. Voici Eugene Bullard et Ada Bricktop Smith qui enchantent les nuits de Paris, Loïs Mailou Jones qui mêle dans ses peintures Afrique et Occident, ou encore le poète Claude McKay qui va profiter de la sérénité trouvée sur notre sol pour y poursuivre le mouvement de « La Renaissance de Harlem » en faveur de la culture afro-américaine.
La gifle
La petite fille de Saint-Louis est désormais riche et célèbre en France mais aussi en Europe : il est temps de revenir au pays avec dans ses bagages cette nouvelle consécration !
En 1935, elle retraverse donc l'Atlantique sur le Normandie avec l'espoir de conquérir son Amérique natale.
La désillusion est totale : les rebuffades racistes s'accumulent, on lui refuse l'entrée des hôtels et des restaurants, même les plus grands journaux lui font comprendre qu'elle n'est pas à sa place : « La nuance fauve particulière de la peau nue de la grande et filiforme Joséphine Baker a fouetté le sang des Français.
Mais pour les spectateurs de Manhattan, qui l'ont vue la semaine dernière, ce n'était qu'une négresse aux dents de lapin [...] qui, pour la danse et le chant, se serait fait évincer de pratiquement partout en dehors de Paris » (Time).
On la trouve « trop française » ? Elle rentre à Paris et court demander un changement de nationalité, profitant de son mariage avec l'industriel Jean Lion avec lequel elle achète le château Renaissance des Milandes, en Dordogne.
Toute sa vie, Joséphine Baker s'est engagée contre les injustices, à commencer par le racisme. C'est donc tout naturellement qu'elle prend part au combat des Noirs américains pour leurs droits civiques. Le 28 août 1963, quelques minutes avant le pasteur Martin Luther King, elle s'avance au micro face aux 250 000 participants de la « Marche pour l'emploi et la liberté »...
« Lorsque j’étais enfant, ils ont brûlé ma maison, j’ai eu peur et je me suis enfuie. J'ai fini par m'enfuir très loin. Jusqu'à un endroit qu'on appelle la France. […] Je peux vous dire, mesdames et messieurs, que dans ce pays qui semblait sorti tout droit d'un conte de fées, je n'ai jamais eu peur. […] Quand j'ai quitté Saint-Louis il y a très longtemps, le conducteur du train m'a directement orientée vers le dernier wagon. Vous savez tous très bien ce que cela signifie... Mais quand j'ai fui, oui, fui, vers un autre pays, je n'ai plus eu à subir ça. Je pouvais aller dans n'importe quel restaurant, je pouvais boire de l'eau partout où j'en avais envie, et je n'avais pas besoin d'aller dans les toilettes réservées aux personnes de couleur. Et je peux vous dire que c'était agréable […]. Mais, en Amérique, je ne pouvais pas entrer dans un hôtel pour commander un café. Ça m'a rendue folle de rage. Et vous me connaissez : quand je deviens folle de rage, j'ouvre ma grande bouche. Et alors attention, parce que quand Joséphine l'ouvre, on l'entend aux quatre coins du monde ! » (Discours du 28 août 1963).
Une Française libre
L'arrivée de la guerre est l'occasion pour Joséphine de montrer son attachement à son pays d'adoption.
Dès 1939, elle multiplie les actions en faveur des réfugiés avant d'être recrutée par Jacques Abtey, un agent du contre-espionnage qui utilise les entrées de cette « Honorable Correspondante » dans les cocktails pour obtenir des informations.
L'année suivante, c'est son château qu'elle met à disposition des résistants avant de servir de couverture à Abtey qui l'accompagne en tant qu' « artiste » au Maghreb où elle assiste au débarquement de 1942.
L'infatigable « Fifine » va alors multiplier les concerts bénévoles pour les troupes en parcourant en jeep l'Afrique du nord comme le Moyen-Orient. En parallèle, elle parvient à rassembler 10 millions de francs de cachet qu'elle reverse aux œuvres sociales de l'armée. Même la Croix de Lorraine en or, offerte par de Gaulle, finira vendue au profit de la Résistance !
En mai 1944 elle intègre les forces féminines de l'Armée de l'air avec lesquelles elle débarque à Marseille en octobre. Un beau parcours qui valait bien une Croix de guerre, une médaille de la Résistance et une Légion d'honneur !
Les combats d'un grand cœur
« La tribu arc-en-ciel » : c'est sous ce nom que Joséphine parlait de la famille qu'elle avait créée en adoptant avec son quatrième mari, le chef d'orchestre Joe Bouillon épousé en 1947, pas moins de 12 enfants.
Ne pouvant elle-même enfanter, elle a en effet choisi de recueillir des orphelins venus du monde entier pour assouvir son idéal de « fraternité universelle ». Tout ce petit monde grandit au château des Milandes transformé en « village de la fraternité », véritable complexe touristique ouvert dès 1949 où les visiteurs peuvent profiter de restaurants, d'un mini-golf, d'une piscine, etc.
Mais ce projet avant-gardiste coûte une fortune à la chanteuse qui ne recule devant rien pour réaliser son rêve. Entre les aménagements fastueux, comme sa salle de bains aux murs incrustés de pâte de verre de Murano, et la centaine d'employés, la faillite arrive vite pour la star qui se montre à la fois trop extravagante, trop généreuse et trop naïve.
Lorsque son mari, découragé, la quitte en 1960, la situation devient catastrophique. Ses tournées ne suffisant plus à éponger les millions de dettes, le domaine est finalement vendu en 1968. Mais Joséphine est bien décidée une fois de plus à ne pas se laisser faire : elle campe dans la cuisine jusqu'à ce qu'on la fasse sortir de force et qu'on l'abandonne, en robe de chambre, sur le perron de son ancien château.
C'est au tour de la princesse Grâce de Monaco de lui venir en aide en lui proposant un hébergement à Roquebrune où elle se refait une santé avant de remonter une fois de plus sur scène, à près de 70 ans. Son spectacle Joséphine à Bobino est son dernier triomphe : elle meurt d'une attaque cérébrale le 12 avril 1975.
Bibliographie
Phyllis Rose, Joséphine Baker, Une Américaine à Paris, éd. Fayard, 1989.
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Emmanuel de Chambost (23-07-2023 20:21:44)
Jacques Abtey n'était pas chef du contre-espionnage, mais un simple agent. Le château des Milandes mis à disposition des résistants est une histoire que laisse entendre Abtey dans son livre sur Jo... Lire la suite
kourdane (30-11-2021 14:41:24)
Bravo pour ce bel article, je pensais bien connaître son histoire mais j’ignorais son mariage avec l’industriel qui avait permis l’acquisition en Dordogne et son côté dispendieux
xuani (14-06-2021 17:57:47)
L'animal avec lequel pose Joséphine est un guépard et non un tigre.
Au reste, merci pour ce bel hommage à une personnalité qui le mérite!