18 septembre 2018

L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes

François Héran, professeur au Collège de France, dénonce les prévisions de l'africaniste Stephen Smith relatives à l'immigration africaine en Europe. Restreignant le qualificatif d'« immigré » aux étrangers nés à l'étranger, il affiche une conception très large de la citoyenneté : celle-ci résulterait du simple fait d'être né sur le territoire, indépendamment des valeurs et des coutumes de chacun...

Population et Sociétés est la feuille d’information mensuelle de l’INED (Institut national d’études démographiques). Les chercheurs de l'institut y présentent leurs travaux mais rares sont les sujets relatifs à l’immigration, car jugés trop explosifs.

La lettre 558 de septembre 2018 fait exception à la règle avec un article de François Héran, ancien directeur de l’INED, aujourd’hui titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France.

L’éminent démographe s’est donné pour mission de réfuter les thèses de l’africaniste Stephen Smith dans son essai : La ruée vers l’Europe, la jeune Afrique en route pour le Vieux Continent (Grasset, 2018) dont le président Macron lui-même a fait l’éloge le 16 avril 2018.

François Héran concède à son adversaire le mérite d'avoir rappelé que la très grande pauvreté freine l'émigration et que la natalité africaine contredit par son ampleur toutes les prévisions des démographes.

- On émigre peu quand on est très pauvre :

« Comparée aux autres régions, l’Afrique subsaharienne émigre peu, en raison même de sa pauvreté », écrit François Héran. En effet, « plus un pays est pauvre, moins ses habitants ont de chances de migrer au loin ». C'est qu'il faut réunir beaucoup d'argent pour payer les passeurs et les visas...

Cette réalité a été mise en évidence en 2013 par l’économiste britannique Paul Collier (Exodus, How migration is changing our world) avant d’être popularisée en France par Stephen Smith. Elle réduit à néant l’argumentaire habituel de nos hommes politique selon lequel il suffirait d’aider l’Afrique à se développer pour résoudre les problèmes liés à la ruée migratoire.

- La très forte fécondité africaine n'en finit pas de surprendre :

François Héran reconnaît aussi le comportement atypique de la démographie subsaharienne. Celle-ci n’en finit pas de surprendre. De deux ans en deux ans, les démographes de l’ONU révisent à la hausse leurs projections dans le futur proche, jusqu’en 2050. « C’est ainsi que l’effectif de la population subsaharienne projeté pour 2050 a été relevé de 11 % dans la révision de 2012 et de 2 % dans celle de 2017 », note François Héran.

Le professeur partage de ce point de vue l’étonnement de Stephen Smith face à la persistance d’une très forte fécondité africaine, qui dément toutes les prévisions des experts en démographie depuis trois décennies. Il passe néanmoins sous silence ses implications pour l'Europe, dont la population diminue de plus en plus nettement.

Les économistes font-ils de bons démographes ?

Se détournant des travaux de ses collègues démographes, François Héran préfère mettre en avant des études effectuées par des organisations économiques internationales (Banque Mondiale, FMI, OCDE). Il fait état essentiellement d’une « matrice bilatérale des migrations » qui estime « le nombre de natifs d’un pays donné résidant dans un autre pays ». Cette matrice a été conçue par les économistes dans le seul but d'évaluer les transferts financiers des migrants vers leur pays d'origine.

C'est donc curieusement sur un travail d'économiste et non de démographe que se fonde le professeur pour évaluer les mouvements de population à venir entre l'Afrique et l'Europe dans le demi-siècle à venir.

Le premier résultat qu’il en tire concerne la proportion d’habitants du Vieux Continent qui sont nés en Afrique subsaharienne. Cette proportion serait de 1,5% aujourd'hui en France, soit un million de natifs subsahariens sur environ 65 millions d’habitants.

En 2050, toutes choses égales par ailleurs, la proportion de natifs subsahariens avoisinera 2,9% selon la matrice bilatérale des économiste. François Héran note que c'est « très en deçà des proportions alarmistes aujourd'hui en vogue », notamment sous la plume de Stephen Smith.

Mais on peut observer que la projection des économistes de la Banque Mondiale, du FMI et de l’OCDE est une simple extrapolation des tendances actuelles obtenue par une règle de trois !

Il est pour le moins étonnant que le démographe François Héran ne prenne pas la peine de la discuter... Comment peut-on croire qu'il n'y aura pas beaucoup plus de candidats à l'exil dans une Afrique qui sera en 2050 deux fois plus chargée d'hommes qu'aujourd'hui (note) ?

Il y a plus important : dans la projection ci-dessus, les banquiers ne comptent que les gens nés en Afrique subsaharienne et résidant en 2050 en Europe. Normal : ils ne veulent rien d'autre que d'évaluer les transferts financiers de ces migrants vers leur pays natal. Ce faisant, ils font abstraction de toutes les personnes nées en Europe mais issues de l'immigration subsaharienne, laquelle a débuté dans les années 1970...

Tricherie sur les mots

Les chiffres ci-dessus demeurent incontestables : il y a bien un million de natifs subsahariens établis en France (non compris les clandestins, indénombrables par définition).

Mais ils ne disent rien des changements dans la population française et parmi ces changements, il y a l'accroissement en nombre de la population subsaharienne arrivée dans les quarante dernières années. On peut estimer cette population à plusieurs millions de personnes (sans aller jusqu'aux neuf millions estimés par le CRIN, un collectif d'associations noires).

À partir de là, en additionnant les populations d'origine subsaharienne des différents pays européens (France, Belgique, Royaume-Uni, Italie etc.), en prenant en compte leur croissance naturelle, le regroupement familial et l'immigration illégale, il n'est pas exclu que l'Europe occidentale compte en 2050 un quart de personnes d'origine subsaharienne, selon l'estimation de Stephen Smith (à moins que l'Europe ne change de politique et que l'Afrique ne limite ses naissances).

François Héran est sans nul doute conscient de cette réalité à venir mais il tente de faire illusion en ne parlant toujours que des « migrants » ou des « immigrés », autrement dit des personnes installées dans le pays mais nées à l'étranger et plus spécialement en Afrique subsaharienne. Il suppose que les enfants de ces personnes qui naissent sur le sol national deviennent ipso facto des « natifs » assimilables en tous points aux Français. Le raisonnement est un peu court. Si une jeune Malienne s'installe en France avec son premier-né puis donne le jour à d'autres enfants, ces derniers seront identifiés par le démographe comme « natifs » et leur frère aîné comme « immigré » !

Qui est immigré ?

À la racine du différent entre François Héran et Stephen Smith, il y a deux conceptions de la citoyenneté qui s'affrontent :
• La citoyenneté des États-nations démocratiques :  elle se définit par le « désir de vivre ensemble » (Ernest Renan, 1882), avec le sentiment de partager envers et contre tout un même ensemble de valeurs, de croyances et de mythes, de sensations et de goûts ; chacun est disposé à délibérer avec ses compatriotes et prêt à prendre les armes en cas de menace extérieure.
• La citoyenneté multiculturelle : elle se réduit au seul fait d'être né sur le territoire, indépendamment des valeurs et des coutumes de chacun. Cette conception, qui fut celle de l'empire romain et des empires musulmans, se traduit par le repli de chacun sur sa communauté, l'ordre public étant assuré par un pouvoir autoritaire, adossé à une force mercenaire, selon la définition des empires par l'historien Gabriel Martinez-Gros.

De sa chaire du Collège de France, le professeur, en adepte de la conception multiculturaliste, voit la société française strictement coupée en deux catégories :
• D’une part les personnes nées hors du territoire national et assimilées aux « immigrés ».
• D’autre part tous les autres habitants qui ont en commun d'être nés sur le territoire national et sont ipso facto exclus de la catégorie « immigrés »... même s'ils sont appelés à grandir et vivre dans une diaspora complètement coupée de la société française traditionnelle.

Cette opposition laisse circonspect. Doit-on ranger dans la catégorie « immigrés » l’écrivain Romain Gary, héros de la France Libre, né en Lituanie ou, plus près de nous, des compatriotes comme Gaston Kelman, né au Cameroun et auteur de l’inénarrable Je suis noir et je n’aime pas le manioc (2005) ? Doit-on aussi ramener à sa seule condition de Toulousain le terroriste Mohamed Merah, né dans la Ville rose et inhumé en Algérie après ses forfaits ?

La réalité est sans doute infiniment plus nuancée. Elle tient à la maîtrise de la langue, à l'adhésion à des principes ad hoc, à la volonté d'intégration etc. Le débat sur la notion d’« immigré » est aujourd'hui central et l'article de François Héran ne contribue pas à l’éclaircir :
• D’un côté, il y a ceux qui, comme l'honorable professeur, pensent que toute personne née sur le territoire national devient ipso facto un « Français comme les autres », même si son environnement familial et ses aspirations la portent vers d’autres horizons.
• De l’autre, il y a les simples gens qui s’inquiètent de la formation de « communautés extra-nationales » sans liens ni affinités avec le reste du pays. Ils y voient une menace pour le mode de vie dont ils ont hérité (s’ils sont d’origine européenne) ou qu’ils ont choisi (s’ils sont eux-mêmes d’origine extra-européenne).

André Larané

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