« Car enfin ce Tiers Monde ignoré, exploité, méprisé comme le Tiers-État, veut, lui aussi, être quelque chose » écrit Alfred Sauvy en conclusion d'un article du magazine L'Observateur intitulé « Trois monde, une planète » (N°118, 14 août 1952, page 14).
Avec cet article est apparue pour la première fois une expression appelée à un succès planétaire : tiers-monde (Third World selon la traduction qu'en ont fait les Anglo-Saxons). Elle fait référence aux états généraux qui, au début de la Révolution française, opposaient le tiers-état (la bourgeoisie) au deux états privilégiés qu'étaient le clergé et la noblesse.
Le tiers-monde allait dès lors désigner les pays pauvres, dits « sous-développés », écartelés entre les deux camps rivaux issus de la Seconde Guerre mondiale : le camp soviétique, sous la tutelle de Moscou, et le camp occidental, sous la tutelle de Washington. Trois ans plus tard, le tiers-monde prendra forme avec la conférence de Bandoeng (Indonésie) qui réunira le 18 avril 1955 les pays non-alignés (ne dépendant ni de l'URSS ni des États-Unis)...
En 2022, soixante-dix ans après sa création, l'expression tiers-monde tombera au rebut du fait de la disparition de l'URSS au profit d'une nouvelle expression : le « Sud global » (Global South en anglais) qui prétend réunir tous les États qui, si divers soient-ils, s'opposent à « l'Occident collectif » (anglosphère, Union européenne, Japon, Corée et Taiwan) aux ordres de Washington. C'est plus des quatre-cinquièmes de l'humanité. Les plus actifs d'entre eux sont réunis au sein d'un groupe informel, les BRICS (dico), qui rassemble le Brésil, la Russie, l'Inde, l'Afrique du Sud mais aussi depuis août 2023 l'Argentine, l'Égypte, les Émirats arabes unis, l'Éthiopie et l'Iran.
Un esprit libre, héritier des « Lumières »
Tout au long de sa carrière de démographe et d'économiste, Alfred Sauvy a témoigné d'une lucidité sans égale sur les enjeux démographiques.
À preuve cette déclaration à Télé 7 Jours le 26 avril 1986 : « La question du terrorisme venant du Proche-Orient est dérisoire à côté du déséquilibre qui se profile en Méditerranée occidentale. On oublie totalement l’effondrement de la natalité en Espagne et en Italie, encore beaucoup plus grave que celui de la France. À côté de cela, l’Algérie et le Maroc doubleront leur population dans vingt-cinq ans (…). Il y aura bientôt une disproportion dangereuse non seulement dans les nombres mais aussi les âges. D’un côté, des peuples jeunes, exubérants et, de l’autre, des vieux pensant à leur retraite et à leur tranquillité. D’où un déséquilibre dangereux et la tentation de s’assurer un espace vital. »
Fils d'un viticulteur des Pyrénées-Orientales, Alfred Sauvy est né à Perpignan le 31 octobre 1898. Après des études au collège Stanislas, à Paris, il est mobilisé en 1917 puis entre à Polytechnique en 1920.
Disciple du démographe et ministre Adolphe Landry, il se passionne très tôt pour la démographie (dico) qu'il découvre à la Statistique générale de la France (SGF), un service du ministère du Commerce créé en 1833 ancêtre de l'INSEE... Mais il mesure aussi les limites des statistiques comme l'atteste ce constat plein d'humour : « Les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d'être torturés, finissent par avouer tout ce qu'on veut leur faire dire ».
En parallèle, l'enfant de Perpignan se montre bon rugbyman et fréquente volontiers les milieux culturels déjantés, où il se lie avec Tristan Bernard et le cinéaste Jacques Tati.
À contre-courant de l'opinion générale, il dénonce les méfaits de la dénatalité qui lui font craindre une baisse rapide de la population et un appauvrissement de la France sous le poids de ses vieux.
Conseiller de Charles Spinasse, ministre de l’Économie nationale dans le gouvernement de Léon Blum en 1936 puis conseiller de Paul Reynaud, ministre des Finances dans le gouvernement d'Édouard Daladier en 1938, il inspire aux derniers gouvernements de la IIIe République le Code de la famille (décret-loi du 29 juillet 1939 relatif à la famille et à la natalité), avec diverses aides et protection pour la famille, la création des allocations familiales et une politique vigoureusement nataliste.
Malgré l'invasion du pays par la Wehrmacht et les affres de l'Occupation, la fécondité des Françaises se redressera de fait dès 1942 avec une vigueur insoupçonnée sans que l'on puisse en expliquer les causes. Plus que l'effet encore mineur des politiques natalistes du gouvernement Daladier et du régime de Vichy, on peut y deviner un instinct de survie face à l'adversité...
Après la Seconde Guerre mondiale, Alfred Sauvy dirige l'Institut National des Études démographiques (INED) créé par une ordonnance du général de Gaulle en date du 24 octobre 1945. Il va faire de l'INED et de sa revue Population le fer de lance de la démographie au niveau mondial, un rang que l'institut a hélas perdu depuis lors par excès de conformisme et d'idéologie.
Lâchant la direction de l'INED en 1962, Alfred Sauvy continuer à diriger la revue Population jusqu'en 1975, assurant son rayonnement international. Il va poursuivre en parallèle une carrière de professeur à l'Institut d'Études Politiques puis au Collège de France jusqu'en 1969.
Écrivain prolifique et visionnaire, il pourfend les marchands d'illusions qui prétendent réduire le chômage en abaissant de façon autoritaire la durée hebdomadaire du travail. Mais il ne sera pas écouté, du moins dans sa patrie et dans son camp, la gauche socialiste.
En 1965, encore très isolé, il dénonce dans Mythologie de notre temps la place abusive accordée à la voiture automobile dans les sociétés modernes, bien avant les écologistes et la prise de conscience du réchauffement climatique.
En 1974, quand la fécondité vient à chuter brusquement en France comme dans tout le reste du monde occidental jusqu'à tomber très en-dessous du seuil indispensable au simple renouvellement des générations, le démographe lance un cri d'alarme en résonance avec l'historien Pierre Chaunu.
« Tout est agencé dans la société pour que l'enfant n'y ait pas sa place et une fois cet agencement réalisé, l'opinion estime que l'enfant ne peut pas être souhaité, les conditions étant trop difficiles ! », écrit-il dans L'économie du diable (1976).
Socialiste de coeur, Alfred Sauvy préconise le vote familial (Un enfant = une voix de plus pour ses parents aux élections) : la mère vote pour sa fille et le père pour son garçon, de la même façon qu'aujourd'hui, un tuteur vote pour l'adulte dépendant dont il a la charge.
Ce suffrage n'aurait pas seulement l'avantage d'être véritablement universel. Il permettrait aussi et surtout de rétablir entre les générations un équilibre menacé par la part croissante des personnes âgées dans le corps électoral. Il s'agit d'éviter que ces électeurs âgés ne fassent trop pression en faveur de leurs intérêts particuliers (pensions, services gratuits...) au détriment des jeunes générations porteuses d'avenir.
« Si l'on fait appel au suffrage des citoyens sous quelque forme que ce soit, dans le cadre national, municipal, professionnel, corporatif, il est essentiel qu'il soit universel et que les enfants soient représentés [...]. Sans ce suffrage universel, les parents de plusieurs enfants sont en minorité, et leurs intérêts sacrifiés... », écrit-il dans Richesse et population (pages 300-301, Payot, 1944).
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