11 février 2024. Ces jours-ci, la France ne bruit que du seul nom de Robert Badinter, décédé à son domicile dans la nuit du 8 au 9 février 2024. À nos lecteurs et amis d’outre-Atlantique qui pourraient encore l’ignorer, rappelons que Robert Badinter, ministre de la Justice et garde des sceaux, a fait voter et promulgué en 1981 la loi d’abolition de la peine de mort.
Cette mesure, qui a mis la France à l’unisson de tous les autres pays d’Europe occidentale, est le principal acquis, sinon le seul, qui reste des quatorze années de la présidence de François Mitterrand (1981-1995). Mais cela ne suffit pas à expliquer l’émotion suscitée par la disparition à 95 ans du maître d’œuvre de cette loi.
Avec Robert Badinter, les Français ont peut-être le sentiment de perdre la dernière des autorités morales qui faisaient la fierté de la France et de la République et parmi lesquelles on peut ranger Simone Veil, Michel Rocard, Philippe Séguin et quelques autres.
Ces personnalités avaient en commun un amour passionné pour leur pays et des convictions dont ils ne variaient pas, ce qui, soit dit en passant, ne leur a pas facilité l’existence. Michel Rocard, devenu Premier ministre, s’était brûlé les ailes et Pierre Bérégovoy, autre personnalité aux convictions en acier trempé, n’a pas résisté aux calomnies qui l’ont frappé à l’hôtel Matignon et s’est donné la mort (note).
Avocat d’affaires mondain, ouvert aux idées libérales, Robert Badinter trouve son chemin de Damas en 1972 quand il est conduit à prendre la défense d’un dénommé Roger Bontemps, accusé d’avoir participé avec un complice au meurtre d’une infirmière et d’un garde dans la centrale de Clairvaux (Aube). Il ne peut éviter la guillotine à son client et dès lors, par défi, s’engage de toutes les fibres de son corps et avec une éloquence hors pair dans le combat contre la peine de mort et dans l’amélioration de la condition pénitentiaire.
Par la suite, n'ayant nul intérêt pour les questions sociales et les rapports de classes, il s'attachera à promouvoir les libertés individuelles en lesquelles il voit l’essence du socialisme !
À l’automne de sa vie, avec son épouse la philosophe Élisabeth Badinter, héritière du fondateur de Publicis, il va condamner les dérives mortifères auxquelles aura conduit l’extension sans frein de ces mêmes libertés.
Le poids de la Shoah
Né le 30 mars 1928 à Paris, Robert Badinter est issu d’une famille juive de Bessarabie. Ses parents se sont réfugiés après la Première Guerre mondiale à Paris où ils ont ouvert un commerce de pelleterie en gros.
La vie de Robert Badinter, comme celle de Simone Veil, bascule à l’adolescence du fait de la guerre. Le 9 février 1943, à Lyon, comme il rentre dans l’immeuble où se sont réfugiés ses parents, il voit des Allemands se saisir de son père et a lui-même tout juste le temps de s’échapper avant d’être agrippé par l’un d’eux. Tandis que son père et plusieurs proches périssent dans les camps, le jeune homme, son frère et sa mère traversent les épreuves de la guerre grâce au soutien des villageois qui les ont accueillis en Savoie.
Bien plus tard, Robert Badinter ne craindra pas de reprocher au président Jacques Chirac ses mots lors de son mémorable discours du 16 juillet 1995, lors de la commémoration de la rafle du Vél d’Hiv des 16 et 17 juillet 1942 : « Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'État français… » Jusque-là, rien à dire, il s’agit d’un fait objectif. Et puis, il y a la phrase malheureuse qui est la seule que l’on va en définitive retenir de ce discours plutôt bien enlevé dans l’ensemble : « La France, patrie des Lumières et des Droits de l'Homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. » Robert Badinter, interrogé par l’historien Jacques Semelin, s’en indigne : « Le discours de Chirac est plein d’émotion, littérairement accompli, nommant avec des mots forts la souffrance des Juifs, leur persécution et leur déportation. Mais sur le plan juridique et politique, il ne résiste pas à l’analyse. » Il y manque deux mots : « de Vichy », car c’est de « la France de Vichy » qu’il eut fallu parler et non de la France tout court car celle-là, dans les villages et les villes, protégeait tant bien que mal les juifs ; c’était aussi bien évidemment celle-là qui à Londres et Bir Hakeim, menait le combat contre le Mal…
Inflexible dans sa condamnation de la Shoah et de l’antisémitisme, Robert Badinter n’en oubliera pas moins le devoir d’humanité. Le 11 janvier 2001, sur la chaîne Public Sénat, il se prononce pour la libération anticipée de Maurice Papon (91 ans) pour raisons de santé. L’ancien secrétaire général de la préfecture de la Gironde a été condamné trois ans plus tôt à la perpétuité pour crime contre l’humanité. « S’agissant d’un vieillard qui a dépassé quatre-vingt-dix ans, la prison n’a pas de portée. Cela ne vaut pas que pour Maurice Papon, cela vaut pour tous les grands vieillards (…). Il arrive un moment où l’humanité doit prévaloir sur le crime, » déclare-t-il.
Entre mondanités et guerre d’Algérie
À la Libération, le jeune Robert Badinter effectue des études de droit à Paris et les complète avec une bourse à l’Université Columbia de New York. En 1951, il s’inscrit comme avocat au barreau de Paris. Son domaine privilégié est le droit des affaires mais il s’offre aussi des incursions dans le droit de la presse. Bon vivant, passionné de musique classique et de sports, fringant séducteur, il épouse l’actrice Anne Vernon.
En pleine guerre d’Algérie, il défend L’Express, attaqué pour diffamation par l’armée, ainsi que la famille du jeune mathématicien Maurice Audin, qui exige de l’État des explications sur sa « disparition » pendant la bataille d’Alger.
En 1965, Robert Badinter ouvre un cabinet avec Jean-Denis Bredin, futur académicien, et se spécialise dans le droit des affaires. ll obtient aussi une agrégation de droit privé qui lui permet d’enseigner dans différentes universités en parallèle avec ses fonctions d’avocat.
L’année suivante, séparé de sa première femme, il épouse Élisabeth Bleustein-Blanchet, née le 5 mars 1944. Elle est la fille de son client Marcel Bleustein-Blanchet (1906-1996), fondateur du groupe Publicis, l’un des géants mondiaux de la publicité. Le couple aura trois enfants : Judith, psychanalyste, Simon, expatrié aux États-Unis, Benjamin, appelé à prendre la succession de sa mère dans le conseil de surveillance du groupe Publicis dont la famille reste l’actionnaire de référence.
Agrégée de philosophie, Élisabeth Badinter va très vite mener une carrière de philosophe et d’historienne brillante. Avec son mari, en 1988, elle écrit une biographie de Condorcet, un homme des Lumières et de la Révolution.
L’engagement d’une vie
Arrive l’exécution de Bontemps. Robert Badinter va dès lors se vouer de procès en procès à combattre la peine de mort et en 1997, sauve Patrick Henry de la guillotine. Devenu l’ami très proche du chef de l’opposition de gauche François Mitterrand, il rallie celui-ci à son combat.
Après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, le 10 mai 1981, c’est Maurice Faure qui devient garde des Sceaux dans le premier gouvernement socialiste de la Ve République mais le leader radical-socialiste se retire bien volontiers quatre semaines plus tard, le 23 juin, pour laisser le maroquin à Robert Badinter. Il le conservera jusqu’au 18 février 1986.
D’emblée, le garde des Sceaux met en chantier la loi portant abolition de la peine de mort. Elle est votée à une large majorité par l’Assemblée nationale le 18 septembre 1981 à l’issue d’un magnifique discours du ministre. « Parce qu’aucun homme n’est totalement responsable, parce qu’aucune justice ne peut être absolument infaillible, la peine de mort est moralement inacceptable, » lance-t-il.
La loi est enfin promulguée le 9 octobre 1981. Il eut été étonnant qu’il en aille autrement, tous les autres pays ouest-européens (même l’Espagne et le Portugal) ayant déjà depuis plusieurs années ou plusieurs décennies renoncé à la peine capitale.
Le ministre ne va pas s’en tenir là et pendant les cinq années de son ministère, il va multiplier les initiatives en vue de remédier aux conditions de détention et aux excès de rigueur des années précédentes.
Il abroge la loi « anti-casseurs » de Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur, ainsi que la loi « Sécurité et Liberté » d’Alain Peyrefitte, ministre de la Justice dans le dernier gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing[AL1] . Il supprime les juridictions d’exception : Cour de sûreté de l’État et tribunaux militaires. Il améliore la condition pénitentiaire et autorise par exemple les téléviseurs dans les prisons. Il développe les peines non-privatives de liberté comme les travaux d’intérêt général. Il abroge aussi une loi héritée de Vichy qui sanctionnait les relations sexuelles entre un mineur de moins de dix-huit ans et un adulte du même sexe, arguant que les relations sexuelles entre un adulte et un mineur de l’autre sexe sont quant à elles autorisées pourvu que le mineur ait plus de quinze ans.
Ces réformes sur fond de terrorisme sont mal comprises de l’opinion, d’autant que François Mitterrand s’embourbe dans la sombre mystification policière des « Irlandais de Vincennes » avec l’inculpation frauduleuse de militants de l’IRA. Aussi le garde des Sceaux ne tarde-t-il pas à devenir l’homme le plus haï de France, du moins dans les cercles conservateurs et les colonnes du Figaro.
Après cinq ans d’une présidence agitée, tout le monde attend un raz-de-marée de la droite aux législatives de mars 1986 tant les socialistes sont devenus impopulaires. Prenant les devants, François Mitterrand nomme le 4 mars son fidèle ami Robert Badinter au Conseil Constitutionnel et lui obtient même la présidence du Conseil. De son siège de la rue Montpensier, l’avocat pourra ainsi contrecarrer si besoin les initiatives de Jacques Chirac, chef de l’opposition appelé à devenir Premier ministre…
L’Europe des juges
Le 29 juillet 1994, le Conseil constitutionnel présidé par Robert Badinter rend une décision qui annule de fait l’alinéa inscrit dans la Constitution en 1992 : « Le français est la langue de la République. » Il considère que cet article fait obligation aux représentants de l’État de s’exprimer en français mais que les personnes privées en sont dispensées au nom de la liberté d’expression !
Cette interprétation oiseuse de l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 va faire les choux gras des publicitaires (Publicis...) ainsi que de leurs clients (Coca Cola…). Ceux-ci vont s’appliquer à pervertir la langue commune et ainsi rendre les citoyens plus malléables à leurs slogans. Jack Lang, ancien ministre de la Culture de François Mitterrand et professeur de droit, dénonce sans succès cette distorsion du droit.
Le jour même de la promulgation de la loi d’abolition de la peine de mort, le 9 octobre 1981, le garde des Sceaux a signé un décret portant acceptation du droit de recours individuel devant la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) : les justiciables français acquièrent la possibilité de faire appel auprès de la Cour européenne une fois qu’ils auront épuisé les recours auprès de la Cour de cassation ou du Conseil d’État.
La Cour européenne des Droits de l’Homme, créée en 1950 avec le concours du grand juriste René Cassin, avait été boudée par les premiers présidents de la Ve République, de Gaulle et Pompidou, qui y voyaient une menace pour la démocratie représentative. C’est finalement le centriste Alain Poher, président par intérim à la mort de Georges Pompidou, qui l’a reconnue le 3 mai 1974, par effraction et sans en avoir reçu mandat.
Le garde des Sceaux attend de la possibilité de recours devant cette CEDH qu’elle consolide les droits individuels face à l’État national.
De fait, les magistrats français vont se faire un devoir de suivre les injonctions de la Cour européenne avec la perspective d’aligner le droit français, hérité de huit siècles de jurisprudence, sur un « droit européen » en devenir, fruit des cogitations des magistrats de 46 États, parmi lesquels la Turquie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, la Bulgarie, Chypre, etc.
Sénateur socialiste des Hauts-de-Seine en 1995, réélu en 2004, Robert Badinter parachève son ambition de justice en soutenant le président Nicolas Sarkozy (droite) dans la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui introduit l’exception d’inconstitutionnalité.
Elle permet à un justiciable d’adresser au Conseil Constitutionnel une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) en faisant valoir que telle ou telle loi n’est pas conforme à la Constitution ou plus précisément au « bloc de constitutionnalité », qui comprend la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen, mais aussi le préambule de la Constitution de 1946 et la Charte de l’environnement de 2004.
À ce stade, la Constitution de la Ve République n’a plus grand-chose à voir avec sa version d’origine, qui plaçait les électeurs et leurs représentants élus, députés et président, au centre du jeu démocratique. Désormais, les revendications des individus et des groupes de pression en tous genres en viennent à prendre le pas sur l’opinion majoritaire et sur l’intérêt général au point d’alarmer Robert Badinter, dépassé par le « monstre » qu’il a enfanté.
En 2004-2005, Robert Badinter prend le contrepied de la classe politique et du Parti socialiste en rejetant de toutes ses forces la candidature de la Turquie à l’Union européenne : « Ce qui s’inscrit dans cette perspective de l’entrée de la Turquie, c’est une Europe indéfinie, aux limites incertaines, vouée à n’être qu’un espace marchand toujours plus étendu ».
Dès 2008, le juriste dénonce la remise en cause de la loi du 22 avril 2005 sur la fin de vie, dite « loi Leonetti », par des gens qui voudraient instituer un droit au suicide assisté. « Le droit à la vie est le premier des droits de l'homme (…) constituant l'un des fondements contemporains de l'abolition de la peine de mort », déclare-t-il.
Son épouse n’est pas en reste. Féministe de la première heure, Élisabeth Badinter a combattu l’asservissement des jeunes musulmanes dès l’affaire du foulard de Creil, en 1989, quand deux élèves ont été exclues de leur collège parce qu’elles refusaient d’enlever leur voile. Elle a ensuite défendu Charlie Hebdo dans le procès de 2012 que lui ont valu ses caricatures de Mahomet.
Plus récemment, elle s’est insurgée contre les délires de la « théorie du genre » et les abus monstrueux auxquels ils conduisent des adolescent(e)s en pleine crise pubertaire en les entraînant à des mutilations hormonales et chirurgicales irréversibles dans l’idée folle de changer de sexe.
Bibliographie
Je rends grâce à l’excellente biographie du professeur de droit Paul Cassia, qui m’a beaucoup aidé dans la rédaction de cet exposé : Robert Badinter, un juriste en politique (Fayard, 2008, 548 pages).
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Voir les 19 commentaires sur cet article
phl1203 (19-03-2024 17:55:22)
merci pour la précision de l'exposé je ne communie pas loin s'en faut à la mémoire de monsieur badinter emule revendiqué de la défense sociale de robert ancel il est à l'origine avec tant d'... Lire la suite
Christian (15-03-2024 17:10:23)
On oublie souvent de rappeler qu'en avril 2023, moins d'un an avant sa mort, Robert Badinter a écrit avec Bruno Cotte et Alain Pellet un ouvrage intitulé « Vladimir Poutine, l’accusation ». Les ... Lire la suite
Thucydide (29-02-2024 00:38:58)
Le début de votre article est dans l'ensemble plutôt factuel. La fin est en revanche un article d'opinion dont je vous laisse l'entière paternité, et qui n'a rien d'historique : on y retrouve nota... Lire la suite