Dans L’extrême-centre ou le poison français. 1789-2019 (Champ Vallon, 6 juin 2019), Pierre Serna, historien de la Révolution et professeur à la Sorbonne, décrypte la vie politique française de la Révolution à nos jours. En partant de l’hypothèse que les « matrices des politiques possibles », de la démocratie représentative à l’Empire en passant par la République libérale conservatrice du Directoire, ont toutes été inventées dans les années 1789, il en tire des conclusions éclairantes pour comprendre la situation actuelle.
Avec l’élection du président Emmanuel Macron en mai 2017 sous le mot d’ordre « ni droite ni gauche », le centre a ré-émergé en France comme la force principale du jeu politique. Partant de l’actualité politique, l’historien Pierre Serna remonte jusqu’à sa période de prédilection, la Révolution française, pour nous montrer les origines de ce centre qui n’a rien de modéré. Cet « extrême centre » ne fait pas des compromis mais s’impose entre la droite et la gauche comme la seule alternative viable et raisonnable. Il traverse tout le XIXe et le XXe siècles et est incarné aujourd’hui par le président Macron et son mouvement La République En Marche.
De fait, si la Révolution française a bien déterminé les jeux politiques des deux siècles qui ont suivi, sa particularité ne serait pas selon lui, comme on le dit trop souvent, dans les clivages droite-gauche. Au contraire, « l’authentique anomalie de la vie politique française depuis deux cent trente ans est justement de ne pas avoir des Républicains et Démocrates, comme aux États-Unis ou des Conservateurs et Libéraux comme en Angleterre ». L’originalité de la France est plutôt dans cette invention de l’extrême centre, une mouvance qui s’appuie sur les hauts fonctionnaires demeurant au pouvoir malgré les changements de majorité (« Les majorités passent, les hauts fonctionnaires demeurent »)...
L’extrême centre, une force politique qui se réinvente
Pour Pierre Serna, l’extrême centre se réinvente continuellement au cours du temps, mais trois caractéristiques demeurent : la modération, le girouettisme et l’importance du pouvoir exécutif.
Tout d’abord, les hommes politiques de l’extrême centre se veulent modérés. Ils adoptent une posture et une rhétorique de sagesse et s’adressent aux « honnêtes gens », aux « hommes vertueux » en se proclamant rationnels et pragmatiques. En essayant de réduire les problèmes politiques à des questions techniques, ils vident le politique de ses débats tranchés entre des positions extrêmes.
Cette posture de pragmatisme les mène à ce que Pierre Serna appelle le « girouettisme ». Si l’extrême centre peut changer de position et d’avis, ce n’est pas qu’il manquerait de cohérence mais plutôt qu’il s’adapterait aux circonstances et aux situations. Pour justifier ses éventuels revirements d’opinion, les politiques de l’extrême centre arguent d’une « intelligence situationnelle, signe de dynamisme de réactivité et de radicale nouveauté » : changer d’avis n’est pas un signe d’inconsistance, mais de pragmatisme, d’un sens des réalités plus développé. Comme le dira près de deux cents ans plus tard Edgar Faure (reprenant le révolutionnaire Camille Desmoulins) : « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent ! »
Enfin, les politiques de l’extrême centre entraînent un renforcement du pouvoir exécutif, aux dépens du pouvoir législatif. Il ne s’agit pas de débattre de questions politiques, mais de trouver des solutions dites rationnelles à des problèmes réduits à leur dimension technique. L’extrême centre conserve ainsi la forme républicaine, mais souvent au détriment de la démocratie.
Les origines de l’extrême centre
Les origines de l’extrême centre sont plus anciennes que la Révolution. Dès les guerres de religion, Pierre Serna souligne le rôle des « professionnels du texte juridique » qui, à l’image du chancelier Michel de l’Hospital, cherchent une fin aux conflits religieux en mettant « le service de l’État au-dessus de leur foi » : en se prétendant neutres, ils renforcent le pouvoir et la légitimité de l’État qui serait au-dessus des conflits partisans.
Cependant, c’est entre octobre 1793 et février 1794 que l’extrême centre prend de la consistance avec l’instauration d’un gouvernement révolutionnaire obligé de se positionner entre la gauche extrême et les royalistes.
Après la chute de Robespierre le 27 juillet 1794, le Directoire « invente une république du centre » en combattant à la fois l’extrême gauche et les royalistes, réprimés successivement le 1er avril et le 5 octobre 1795, lors de l’insurrection de Vendémiaire. À travers une analyse de leur rhétorique, Pierre Serna montre que, pour se légitimer, le Directoire se présente comme le parti du « talent » et de la « vertu », deux qualités dont seraient dépourvus les deux extrêmes.
Les gens du Directoire ont ainsi mis en avant les vertus républicains et prétendu moraliser la vie publique... tout en étant eux-mêmes sujets à la corruption. Cela n’a pas abouti à un renforcement de la République, mais à la légitimation du pouvoir militaire qui brandissait aussi des valeurs d’honnêteté et d’honneur. Ainsi, lorsque Bonaparte arrive au pouvoir par le coup d’État du 18 Brumaire An VIII (9 novembre 1799), il peut reprendre le discours de l’extrême centre en mettant l’accent sur la vertu et la lutte contre les extrêmes royalistes et démocratiques.
Dès la Révolution, cette politique de l’extrême centre a été mise en place et théorisée par Benjamin Constant qui affirme que le gouvernement ne doit pas dépendre d’une opinion publique toujours changeante. L’ordre républicain prime sur la démocratie et l’avis des citoyens. L’extrême centre doit ainsi garantir la République des excès démocratiques qui pourraient l’affaiblir.
L’héritage de l’extrême centre
Par son analyse plutôt rapide du XIXe siècle, Pierre Serna montre que les changements de régime en France, « ce transformisme permanent », reprend les éléments déjà présents dans la Révolution. Ainsi, la vie politique rejouerait « entre 1815 et 1875, les dix ans de la Révolution, entre monarchie constitutionnelle, République et Empire ».
La chute de Napoléon, en 1814, ne marque pas la fin de l’extrême centre, c’est le moins que l’on puisse dire. Les hauts fonctionnaires sont nombreux à se rallier au nouveau souverain, à l’image du général Marmont qui n’a pas de scrupule à trahir Napoléon auquel il était attaché depuis plus de 20 ans.
Marmont fit alors l’objet d’une caricature sous la forme d’un général Janus, qui sert d’un côté Napoléon le sabre à la main et promet de l’autre d’être fidèle à la monarchie. Les changements de camps sont tellement courants qu’en 1815 paraît le premier Dictionnaire des Girouettes !
Bien que la Restauration soit un régime très conservateur, Pierre Serna la considère administrativement comme la suite du régime de Napoléon en se concentrant sur les hauts fonctionnaires. Pour l’historien, la Révolution des « Trois Glorieuses » de 1830 renforce encore l’extrême centre car, malgré la chute de Charles X et le passage à la Monarchie de Juillet, les continuités dans la haute administration sont encore nombreuses.
Pierre Serna n'aborde pas les deux siècles qui nous séparent encore de 2017 mais sa grille d’analyse se prête encore bien à la suite des événements...
Après l’épisode de la IIe République (1848-1852), qui voit le Parti de l’Ordre (droite) succéder à une assemblée très marquée à gauche, le Second Empire de Napoléon III marque le retour en force de l’extrême centre sous une forme d’abord très autoritaire puis libérale et même démocratique.
Sous des dehors épiques (la guerre franco-prussienne, la défaite de Napoléon III et la proclamation de la République), la continuité est manifeste du Second Empire à la IIIe République. Une nouvelle fois, les gouvernants doivent manoeuvrer entre la gauche extrême (la Commune et les socialistes) et la droite monarchique. La stabilité s’installe jusqu’au tournant du XXe siècle avec les « opportunistes » bien nommés, dont le chef de file est Jules Ferry.
Les tensions renaissent dans la première moitié du XXe siècle, marquée par une conjoncture violente (révoltes sociales, guerres mondiales et décolonisation), avec une alternance droite-gauche. Ainsi, après la Première Guerre mondiale, c’est un Cartel des gauches qui succède au Bloc national.
Cela n’empêche pas une continuité dans la haute administration qui permet au centre de perdurer, avec un parti pivot au centre de toutes les combinaisons politique, le parti radical-socialiste, et un « prophète » en la personne du philosophe Alain.
Le général de Gaulle, fondateur de la Ve République, prétend rassembler tous les Français après les troubles induits par la guerre d’Algérie. « Tout le monde a été, est ou sera gaulliste », assurait André Malraux. Il est vrai que l’opposition droite-gauche, très vive dans les débats, apparaît souvent indiscernable dans les faits. Pompidou ? Conservateur et libéral, mais attaché à un État fort. Giscard ? Indéniablement libéral en économie mais ô combien ouvert en matière de moeurs. Et Mitterrand ? Avec le tournant de la rigueur de 1983, est-il encore de gauche ?...
Pierre Serna s’attarde sur le président Macron et retrouve dans sa politique les éléments qui définissent l’extrême centre : l’utilisation de l’« arme du girouettisme » pour justifier ses changements de position ; le discours de la modération, la « maîtrise de la technicité des affaires » et le pragmatisme pour se placer « au-dessus des passions partisanes » ; le renforcement du pouvoir exécutif « jusqu’à imposer un régime républicain sans démocratie ».
Dans ce livre adressé au grand public, très aisé et plaisant à lire, Pierre Serna donne du corps au concept paradoxal d’extrême-centre (comment peut-on être à la fois à l’extrême et au centre ?). Il s’applique à démontrer que ce concept issu de la Révolution et propre à la France a gardé sa pertinence tout au long des deux derniers siècles et jusque dans l’époque actuelle.
La démonstration eut été cependant plus convaincante si l’auteur avait développé l’analyse des périodes intermédiaires. N’y aurait-il pas là de la matière pour un prochain ouvrage ?
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ChristianJules (01-12-2019 22:25:13)
"Indéniablement libéral en économie mais ô combien ouvert en matière de moeurs. " ... le "mais" n'a rien à faire ici. Le libéralisme est fondamentalement attaché à la liberté en matière de ... Lire la suite