Le 7 janvier 1957, deux ans après le déclenchement de la guerre d'Algérie, le gouvernement français confie au général Jacques Massu les pleins pouvoirs de police sur le Grand Alger (800 000 habitants dont une moitié de musulmans).
Assisté des colonels Marcel Bigeard, Roger Trinquier et Yves Godard, le général commande les 6 000 hommes de la dixième division parachutiste.
Il a mission de mettre fin au terrorisme dans l'agglomération et va s'acquitter de sa tâche avec un zèle redoutable malgré les réticences de beaucoup de ses subordonnés dont le colonel Yves Godard.
Deux ans plus tôt, le 20 août 1955, les indépendantistes algériens ont déclenché une insurrection sanglante dans le Constantinois, notamment à Philippeville, en s'en prenant surtout aux modérés musulmans ! Le drame entraîne le gouvernement français dans une répression non moins brutale qui va tendre les rapports entre musulmans et pieds-noirs.
Le 5 février 1956, Guy Mollet, secrétaire général de la SFIO (Section française de l'Internationale ouvrière), prend la tête du gouvernement français.
Il confie le portefeuille de la Justice à François Mitterrand (39 ans). Celui-ci fait voter le 12 mars 1956 par la gauche (communistes et socialistes) et une bonne partie de la droite une loi sur les « pouvoirs spéciaux » qui apportera quelques mois plus tard une base légale à la torture.
En Algérie même, Guy Mollet doit faire face à la montée de la violence aveugle. C'est ainsi que le 18 mai 1956, on découvre dans les gorges de Palestro les corps de 18 jeunes militaires horriblement mutilés et tués après être tombés dans une embuscade.
Le dimanche 30 septembre 1956, les spectaculaires attentats du Milk Bar et de la Cafétéria font l'effet d'un coup de tonnerre dans la communauté européenne. De nombreux enfants et adultes sont tués, blessés ou amputés par des bombes déposées en ces lieux par d'avenantes jeunes femmes. Le FLN a voulu de cette façon venger l'attentat commis dans la nuit du 10 août 1956 par un policier anonyme au 9 de la rue de Thèbes, dans la Casbah, le quartier musulman d'Alger : plusieurs dizaines de personnes dont de nombreux enfants ont été tuées dans leur sommeil par l'explosion !
La guerre ne se confine plus dans les zones frontalières et les montagnes. Elle frappe désormais le coeur d'Alger !
Revigoré par l'impact médiatique de ces attentats, le FLN, qui dispose sur place d'environ 5 000 militants, n'hésite plus à s'en prendre à la population de la ville. Il fait appel à des femmes de type européen (en vue de tromper la vigilance de l'armée et de la police) pour convoyer les armes, transmettre les messages et même poser les bombes. Des Européens comme le jeune communiste Fernand Yveton, qui sera guillotiné, lui apportent aussi leur concours.
L'opinion française est tétanisée par ces attentats qui tuent et mutilent au hasard, dans les lieux publics, des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, des militaires et des civils, des indigènes et des pieds-noirs. Robert Lacoste, ministre résident en Algérie, fait guillotiner les terroristes condamnés par la justice et décide de tout mettre en oeuvre pour en finir avec la terreur.
Enfin, le 7 janvier 1957, le préfet d'Alger fait appel aux hommes du général Massu avec l'approbation du garde des Sceaux François Mitterrand (note).
Le document est bref :
« Article 1er
L'ensemble des pouvoirs de police, normalement dévolus à l'autorité civile, sont dévolus à l'autorité militaire.
Article 2
Le général Massu est chargé de l'exécution du présent arrêté.
Serge Barret, préfet d'Alger ».
Moins de vingt ans après l'invasion de 1940 et trois ans à peine après l'humiliation de Diên Biên Phu, les militaires, et en particulier les officiers, ne supportent pas la perspective d'un nouvel échec...
Dès le 7 janvier 1957, les parachutistes entrent dans Alger et traquent les terroristes dans toute l'agglomération. Sans trop s'embarrasser de scrupules ni de juridisme, ils pratiquent la torture pour faire parler les personnes suspectes d'avoir caché des bombes. Ces hommes, dont beaucoup ont précédemment combattu les Allemands et dénoncé la barbarie nazie, se justifient de leurs actes au nom de la nécessité.
La presse ne tarit pas de témoignages qui dénoncent la banalisation de procédés indignes : tortures (torture à l'électricité ou « gégène », pendaison par les membres, baignoire...), exécutions sommaires de suspects, jugements expéditifs par les tribunaux militaires, centres de détention clandestins etc. Les prisonniers qui meurent dans les centres de torture sont jetés à la mer avec un boulet de ciment aux pieds (les parachutistes appellent cela les « crevettes Bigeard », du nom du colonel qui supervise les opérations). Certains sont défenestrés et leur assassinat est maquillé en suicide. C'est le cas de l'avocat Ali Boumendjel, suspecté d'avoir commandité des attentats et jeté d'un sixième étage le 9 février 1957 sur ordre du commandant Paul Aussaresses.
Une commission d'enquête rend un rapport accablant le 21 juillet 1957. Le quotidien Le Monde le publie, ce qui lui vaut d'être saisi. Les responsables politiques et la majorité des citoyens, tant à droite qu'à gauche, sont donc très bien informés de ce qui se passe en Algérie. Mais ils préfèrent se taire, jugeant la torture comme un mal nécessaire.
Le soir du 11 juin 1957, Maurice Audin, 25 ans, mathématicien talentueux et militant du PCA (parti communiste algérien), est arraché à sa femme et ses trois enfants par des hommes du Ier RP. Arrêté le lendemain, son ami Henri Alleg, directeur du quotidien Alger républicain, le croise brièvement dans les locaux où les parachutistes « interrogent » les suspects. Dix jours plus tard, un adjoint du colonel Godard déclare à sa femme qu'il se serait enfui.
On ne reverra jamais le jeune homme, très vraisemblablement mort sous la torture. Dès l'année suivante, en février 1958, Henri Alleg publiera aux Éditions de Minuit un témoignage retentissant sur la torture : La Question. L'ouvrage sera vendu à 60 000 exemplaires avant d'être interdit un mois plus tard.
La torture semble déboucher sur des résultats significatifs : de nombreuses bombes sont découvertes à temps grâce aux informations données sous la torture par des terroristes.
Suprême humiliation : le FLN ordonne une grève générale de huit jours à compter du 28 janvier 1957, ouverture de la onzième session des Nations Unies à New York, mais elle est brisée par les parachutistes qui ouvrent de force les rideaux de fer des commerçants de la Casbah, le grand quartier musulman d'Alger.
Le 25 février 1957, l'un des chefs historiques du FLN, Larbi Ben M'Hidi, est arrêté et déclaré « suicidé » (on sait maintenant qu'il a été pendu par le futur général Paul Aussaresses en personne).
Mais l'attentat de la Corniche, qui tue plusieurs jeunes gens le 9 juin 1957, signifie que le cycle terreur-répression est sans issue.
Le colonel Yves Godard, qui conteste les méthodes de Marcel Bigeard, prend le relais de celui-ci et décide de privilégier l'infiltration des réseaux plutôt que la torture. Il triomphe le 24 septembre 1957, avec l'arrestation de Yacef Saadi (28 ans), principal organisateur des attentats à Alger. Ses aveux permettent de démanteler les réseaux.
L'emploi de la torture par les hommes de Massu suscite d'emblée les protestations de maints responsables démocrates et chrétiens qui le considèrent injustifiable quels qu'en soient les résultats.
Le général Jacques Pâris de Bollardière demande publiquement dès le 28 mars 1957 à être relevé de son commandement pour ne pas cautionner la torture et le crime d'État. Le 15 avril 1957, ce Compagnon de la Libération, qui a été blessé à El Alamein et parachuté dans les Ardennes en 1944 avant de devenir le plus jeune général de sa génération, est puni de quinze jours de forteresse. Le 12 septembre 1957, c'est au tour de Paul Teitgen, secrétaire général de la police algéroise, de démissionner avec éclat.
L'un et l'autre sont mus par de solides convictions chrétiennes, tout comme Edmond Michelet, garde des sceaux dans le gouvernement du général de Gaulle de 1959 à 1961, qui n'a de cesse de dénoncer la torture, ainsi que les premiers grands intellectuels opposés à la guerre d'Algérie, tels Germaine Tillion, François Mauriac ou Henri Mandouze...
Des agnostiques et athées,comme les journalistes et écrivains Jean-Jacques Servan-Schreiber et Albert Camus, dénoncent également la torture et condamnent d'une même voix les procédés inqualifiables employés par le FLN. Ces humanistes se distinguent en cela des militants communistes ou des « porteurs de valises » qui soutiennent le FLN, quoi qu'il fasse, et même lui prêtent la main.
Neuf mois après avoir obtenu les pleins pouvoirs, le général Massu peut se flatter d'avoir gagné la « bataille d'Alger », mais au prix de 3 024 disparitions de suspects (selon la liste établie par Paul Teitgen), y compris des Français de métropole qui soutenaient la cause indépendantiste comme le mathématicien communiste Maurice Audin.
Le FLN, exsangue, n'est plus en état de poursuivre ses opérations terroristes. Il se déchire qui plus est dans des querelles internes, à coup de liquidations et d'assassinats. Il poursuit la guerre contre son rival de toujours, le MNA (Mouvement National Algérien) de Messali Hadj. Le 29 mai 1957, le village de Melouza, entre Constantinois et Kabylie, coupable d'un ralliement au MNA, est attaqué par le colonel Mohamed Saïd, du FLN. 315 villageois sont massacrés à coup de pioche et de hache.
Le 27 décembre 1957, Abbane Ramdane, possible instigateur du massacre, est étranglé au Maroc sur ordre de son rival Abdelhafid Boussouf.
Pour les successeurs de Guy Mollet à la tête du gouvernement, le moment paraît favorable à une négociation avec les éléments les plus modérés du camp ennemi. Ils vont être pris de court par les Français d'Algérie et certains officiers, qui vont tuer la négociation dans l'oeuf et faire appel au général de Gaulle dans l'espoir de prévenir le lâchage de l'Algérie.
En Algérie, les Français ont utilisé avec profit l'intoxication. Leur principal succès en ce domaine est la bleuite, d'après le surnom de l'uniforme donné aux agents du renseignement français.
En 1957, pendant la « bataille d'Alger », le capitaine Paul-Alain Léger, avec l'appui du colonel Yves Godard, infiltre la willaya III d'Amirouche (l'armée insurgée des environs d'Alger) avec des prisonniers qu'il a retournés sous la contrainte et libérés.
En usant de faux messages, le capitaine aide ses protégés à accéder à des postes de responsabilité au sein du groupe. Ils sont bientôt en situation de le renseigner sur les actions terroristes à Alger et même de les faire suspendre. Ils vont contribuer à l'arrestation de l'organisateur des attentats, Yacef Saadi.
Lorsque son stratagème est sur le point d'être découvert, le capitaine Léger sème le trouble chez l'ennemi en répandant de fausses accusations. Amirouche, affolé, torture ses propres hommes et ceux-ci, dans l'espoir vain d'être épargnés, livrent des noms au hasard. Cette sauvage purge va faire 2 000 suppliciés dans les rangs de la willaya.
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Voir les 15 commentaires sur cet article
Michael (08-01-2024 02:28:29)
Merci d'avoir choisi de republier l'article cette année-ci. Ce choix répond efficacement aux objectifs d'Herodote.net qui est d'éclairer l'actualité par le rappel de l'Histoire. Le conflit à Gaza... Lire la suite
delos (30-08-2023 17:53:06)
Je voudrais bien que l'on replace la responsabilité là ou elle est. Quand un gouvernement demande à l'armée de faire cesser le terrorisme à Alger. Ce sont les ministres qui ont les mains propres ... Lire la suite
Jean Paul MAÏS (09-01-2022 13:53:52)
Du "terrorisme" le début d'une guerre d'indépendance ? Si oui, les terroristes n'étaient pas ceux que l'on veut bien nous décrire !