Être citoyen

La citoyenneté, de la Cité à la Nation

Le citoyen est un adulte, homme ou femme, qui participe à la vie de sa cité ou de son pays. Il intervient dans les prises de décision soit de façon directe, soit de façon indirecte par les représentants qu'il s'est choisis. Il se distingue en cela des autres habitants de la cité ou du pays, qu'ils soient libres, esclaves ou étrangers.

Le mot « citoyen » vient du latin civis et dérive d'une très ancienne racine indo-européenne, *ker, qui désigne la couche et par extension, le fait de coucher au même endroit. La cité, qui a même étymologie, désigne la communauté des citoyens, civitas en latin, et par analogie la ville où vivent ceux-ci.

À la fin de l'Antiquité, les cités se voient submergées par des empires et des royaumes autocratiques où les prises de décision relèvent d'une seule personne. Les notions de citoyen et de citoyenneté sombrent alors dans le néant et l'oubli, si ce n'est dans quelques républiques italiennes de la Renaissance. Elles remonteront à la surface avec la remise en cause de l'autorité monarchique dans les grands États modernes, quand la fiscalité deviendra à ce point pesante que les habitants exigeront de participer à son établissement.

Dans ces États modernes de grande étendue, la citoyenneté s'exprimera non plus seulement  à l'échelle de la cité (la ville) mais à l'échelle de la nation, autrement dit du pays dans lequel chacun est né, le mot « nation » venant lui-même du latin nascor, « naître ».

La citoyenneté prendra sens dans l'opposition entre le natif, nanti de tous les droits et devoirs civiques qui lui sont attachés (droit de vote, égalité devant l'impôt et service militaire), et l'étranger. Reste à se demander ce qu'il peut advenir de la citoyenneté lorsque cette opposition citoyen-étranger vient à s'estomper...

André Larané

L’acceptation de la Constitution de 1791. Illustration extraite de l’ouvrage d’Augustin Challamel, Histoire-musée de la République française, depuis l’assemblée des notables, Paris, Delloye, 1842. Agrandissement : Proclamation de la Constitution de 1791 sur la place du marché des Innocents à Paris, gravure, Paris, musée Carnavalet.

Antiquité : citoyens et libres de père en fils

L’Antiquité occidentale connaît seulement des cités avec des hommes libres, des esclaves et des étrangers. Au commencement, ces cités sont généralement gouvernées par un conseil réunissant les représentants des familles les plus riches, les plus anciennes ou les plus puissantes. Ce gouvernement de type oligarchique est contesté au VIe siècle par les hommes libres qui acceptent de moins en moins de contribuer par leurs impôts à la bonne marche de la cité sans avoir leur mot à dire.

C'est ainsi qu'émerge un embryon de démocratie dans les cités grecques et en particulier à Athènes, la plus puissante de toutes. Tous les hommes libres deviennent des citoyens égaux devant la loi, avec les mêmes droits et les mêmes obligations. Ils ont un égal accès à la vie politique et aux institutions de la cité. Cela dit, cette démocratie reste toute relative car elle exclut les femmes, les esclaves et les résidents étrangers (métèques), autant dire plus les neuf dixièmes de la population adulte.

Dans l'Italie centrale, plus proche du monde étrusque que du monde grec, Rome est à ses débuts une cité similaire aux autres, avec son Sénat (conseil des Anciens), ses hommes libres qui ont tous le statut de citoyen, ses esclaves et ses étrangers. Mais dans les trois derniers siècles avant J.-C., elle devient un grand État territorial par ses conquêtes en Italie puis sur le pourtour de la Méditerranée.

Portrait officiel de Caracalla, 212, détail d’un buste, musée du Louvre, Paris.Les institutions traditionnelles de la cité se révèlent dès lors inaptes à gérer cet immense ensemble. Il s'ensuit une grave crise politique et plusieurs guerres civiles au Ier siècle av. J.-C. jusqu'au moment où le Sénat concède la réalité du pouvoir à Jules César puis à ses successeurs. Rome devient un empire autocratique tout en conservant les formes républicaines.

Par souci d'accommodement, les gouvernants étendent le statut de citoyen aux hommes libres d’Italie puis aux notables de province assez riches pour l’acheter (ce sera le cas du géniteur de saint Paul de Tarse, à la fois juif et citoyen romain, qui en tirera grande fierté).

Comme il n'est pas question que les nouveaux citoyens élisent les magistrats de Rome, c'est au sein de leur ville de résidence que s'exerce leur citoyenneté. Qu'elles soient municipes ou colonies, ces villes possèdent un Sénat et des magistrats élus tout comme Rome !

Il en ira ainsi jusqu’au fameux édit de 212 par lequel l’empereur Caracalla étend la citoyenneté romaine à l’ensemble des hommes libres de l’empire, sans doute pour des raisons fiscales. 

Il n’est pas sûr que cet édit, aussi connu sous le nom de Constitution antonine (Constitutio Antoniniana en latin), ait été apprécié de ceux qui étaient déjà citoyens comme de ceux qui avaient obtenu le droit de cité par leur travail et leurs mérites.

Toujours est-il que la qualité de citoyen romain est désormais octroyée sans conditions à tous les hommes libres et perd beaucoup de son attractivité.

Au cours des trois siècles suivants, les empereurs auront de plus en plus de mal à lutter contre le délitement de l'État et la citoyenneté étant devenue un vain mot, ils ne trouveront plus grand monde pour les assister dans leur tâche.

On en revient ainsi à la division ordinaire entre hommes libres et esclaves. Elle va perdurer dans les siècles suivants, autour de la Méditerranée comme dans le reste de l’Eurasie.

Chrétienté médiévale : la liberté pour tous

Sur les ruines de l'empire romain d'Occident, Charlemagne et ses successeurs restaurent au IXe siècle un semblant d'ordre en concédant une fraction de leur empire à leurs compagnons d'armes (comes, comitis en latin, dont nous avons fait « comtes »), à charge pour eux d'administrer leur concession ou fief (dico).

Très vite, la plupart de ces seigneurs vont comprendre qu'ils ont intérêt à protéger les âmes dont ils ont la charge pour les encourager à travailler et en obtenir un maximum de revenus. Ils ne peuvent plus en effet s'enrichir du pillage de contrées lointaines ni se reposer sur une main-d’œuvre servile et renouvelable à satiété.

C'est ainsi que la chrétienté médiévale, entre l'Ebre (Espagne) et l'Elbe (Allemagne), entre dans une phase de croissance qui va se poursuivre de façon presque ininterrompue jusqu'au XXe siècle. Elle sera rendue possible par l'absence d'invasions et de migrations, une exception absolue en ce IIe millénaire de notre ère.

L'esclavage disparaît très vite (si ce n'est dans les ports de la Méditerranée où les marchands ne se privent pas de ramener des serviteurs achetés dans le monde musulman). Le servage, qui est l'antithèse de l'esclavage (le serf ne peut être vendu ni enlevé à la terre de ses aïeux), disparaît lui-même presque totalement à la fin du XIIIe siècle. Un édit du roi de France Louis X le Hutin, le 3 juillet 1315, rappelle que « selon le droit de nature, chacun doit naître franc ». L'Europe occidentale ne tarde pas à apparaître comme ainsi la première terre du monde sans esclaves et en vient ainsi à ne plus connaître que des hommes libres.

Néanmoins, la distinction entre autochtone et étranger demeure prégnante dans les faits et le droit. Depuis l’époque carolingienne, on désigne sous le nom d’« aubains » les personnes qui vivent dans une seigneurie sans y être nées. Lorsque l’une d’elles vient à mourir sans avoir d'héritier sur place, le seigneur lui-même s’approprie ses biens. C’est le « droit d’aubaine », d’où nous vient le mot « aubaine » dans son sens actuel de bonne fortune. Ce droit va au fil des siècles être récupéré par le roi en personne avant de tomber en désuétude peu avant la Révolution française.

Temps modernes : à tout roi son royaume et ses sujets

L’attachement au territoire est la clé de l’identité dans cette Europe occidentale épargnée par les invasions depuis l’An Mil. Elle est à l'origine d'une timide renaissance démocratique. Dans chaque village comme dans chaque comté, les coutumes, au fil des générations, acquièrent force de loi. Dans les villages et les villes, chaque communauté s'administre par ses propres moyens. C'est le cas aussi dans l'Église : les abbés et les évêques, y compris l'évêque de Rome - le pape -, ont longtemps été élus par la communauté des moines ou des fidèles. Et quand un évêque décide de reconstruire sa cathédrale en style « français » ou gothique, il ne demande d'autorisation ni de crédits à aucun supérieur !

Au sommet de la pyramide sociale, le roi s'applique à réprimer les désordres : jacqueries paysannes ou guerres privées. Il fait aussi office d'arbitre entre les seigneurs et leurs sujets et prend de plus en plus l'ascendant sur la noblesse. Aux temps modernes, les habitants deviennent pour de bon les sujets du roi et non plus du seigneur. Ils sont appelés « régnicoles » pour les distinguer des étrangers mais cela ne leur donne pas plus de droits politiques. 

Mais à mesure que se renforcent les États centraux, aux Temps modernes, le montant et la répartition des impôts deviennent un motif de tension croissant entre le souverain et les différentes classes sociales. C'est le ressort qui va transformer les sujets du roi en citoyens !

Signature du Traité de Paris, Benjamin West, 1783. Le commissaire britannique ayant refusé de poser, le tableau ne fut jamais terminé. Traité signé entre les représentants des treize colonies américaines et les représentants britanniques. La Grande-Bretagne reconnaît l’indépendance des États-Unis.

Les Américains inventent le concept de Nation

Tout commence dans les Treize colonies anglaises d’Amérique du Nord. Séparés du gouvernement central par un océan, les colons ont appris à s’auto-administrer par la force des choses. Mais ils supportent mal de ne pas avoir de députés à la Chambre des Communes de Londres pour débattre de leurs impôts. La révolte éclate en 1773 sous la forme de la Tea Party de Boston, suite à l'instauration d'une nouvelle  taxe. C'est la taxe de trop.

Quand ils obtiennent leur indépendance en 1783, c’est tout naturellement que les colons s’érigent en Peuple souverain de la nouvelle fédération, selon les préceptes républicains de Jean-Jacques Rousseau (« Nous, le Peuple des États-Unis »). Ils deviennent des acteurs, autrement dit des citoyens, grâce au droit de vote et à la capacité de se faire élire. Dès lors, le mot nation (du latin nascor, « naître ») ne désigne plus seulement les natifs d’une contrée (par exemple, au Moyen Âge, la nation picarde). Écrit avec une majuscule, il se confond avec le Peuple souverain et son territoire. On va ainsi très vite parler de la Nation américaine.

Six ans après l’avènement des États-Unis d’Amérique, la Révolution débute en France avec l'élection des députés des états généraux. Ceux-ci se comportent en loyaux sujets du roi mais se reconnaissent immédiatement comme les représentants de la Nation et s’érigent le 17 juin 1789 en Assemblée nationale.

Les Français placent la Nation au-dessus des particularismes locaux

« Ici on s’honore du titre de citoyen ». Exemple d’écriteau, datant de 1799, affiché dans les lieux publics pendant la Révolution française, BnF, Paris.Le problème de la France est sa diversité. Bretons, Flamands, Provençaux, Alsaciens… gardent des traces de leurs anciens droits et privilèges. Leur ciment commun résidait jusque-là dans l’allégeance à la dynastie (comme aujourd’hui encore en Espagne, en Belgique ou au Royaume-Uni).

Quelle légitimité peut avoir l’Assemblée si elle entre en conflit avec le Roi ou vient à le déchoir ?

Les députés vont donc s’efforcer de définir un lien de substitution qui transcende les différences provinciales et repose sur l’allégeance à la Nation et à ses valeurs « universelles » : la citoyenneté. Le mot fait bien sûr référence à l'Antiquité gréco-romaine que les révolutionnaires ont en adoration.

C’est ainsi que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 s’adresse, dans son intitulé même, à l’humanité comme aux seuls citoyens français (elle y réussit très bien : ses 17 articles conservent encore, deux siècles après, une pertinence universelle).

En diffusant ces principes dans toute l'Europe, les armées de la Révolution et de l'Empire vont éveiller les peuples à la citoyenneté et au sentiment national.

Très vite, ce sentiment national va prendre des tournures différentes, voire opposées, selon l'Histoire de chacun, avec des conséquences qui se révèleront dramatiques.

•  D'un côté la Nation française est la création d'une famille, les Capétiens : de génération en génération, pendant huit siècles, ils ont patiemment agrandi leur domaine par héritages, mariages et conquêtes. Les habitants de ces contrées, si différents qu'ils fussent (Bretons, Corses, etc.) ont au fil du temps appris à vivre ensemble et leur adhésion à la monarchie s'est convertie sans trop de mal en adhésion à la Nation. C'est ici l'État qui a produit une Nation.
• De l'autre, le Saint Empire romain germanique (dico), contemporain des premiers Capétiens, s'étendait virtuellement du Rhône à la Vistule et de l'Escaut au Tibre mais il n'a jamais réussi à constituer un État stable. Au XIXe siècle et jusqu'en 1945, la Prusse puis l'Allemagne n'auront de cesse de réparer cet échec en fondant leurs revendications sur le caractère germanique commun à cet ensemble. Ces États proprement allemands ont justifié leurs extensions territoriales par une identité de culture.

Portrait de Johann Gottlieb Fichte (19 mai 1762 – 27 janvier 1814).Dans ses Discours à la nation allemande (1807-1808), le philosophe Johann Gottlieb Fichte a ainsi présenté la citoyenneté comme une réalité indépendante de la volonté de l’individu et strictement liée à l’histoire, la langue et la culture. Et en 1871, les Allemands se sont référés à cette définition de la Nation pour justifier l’annexion de l’Alsace-Lorraine, en arguant du caractère germanique et germanophone de sa population (à l’exception des Mosellans). 

Qu'est-ce que la Nation ?

En 1882, dans une conférence solennelle à la Sorbonne, Ernest Renan démonte point par point les arguments de Fichte sur le thème : Qu’est-ce qu’une Nation ? et conclut par une formule fameuse : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis (…). L'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours ».

Whites only ! (« réservé aux blancs »)

La citoyenneté est une invention des Occidentaux, en lien avec l’apparition des États-Nations territoriaux. Mais outre-mer, confrontés à des populations dépourvues de structures étatiques et a fortiori d’état-civil, les Européens ont introduit par la conquête et la colonisation des formes très différentes de citoyenneté.

La Malinche et Cortès. Détail mural du collège San Ildefonso (00273), Huichol19, Mexique, 2005. La Malinche (ou Malintzin), appelée Dona Marina par les conquistadors espagnols, esclave amérindienne d’un cacique maya, devint en 1519, la maîtresse de Hernan Cortes avec qui elle eut un fils. Son rôle d’interprète et de conseillère fut déterminant dans la conquête espagnole du Mexique.Lors de la conquête de l’Amérique, au XVIe siècle, les conquistadors espagnols ont épousé dans les règles des princesses aztèques ou incas. Ils ont aussi très durement exploité les paysans indiens mais ceux-ci n’en étaient pas moins considérés comme des sujets du roi d’Espagne, au même titre que les paysans et les serfs de la péninsule ibérique.

Il n’y a jamais eu de barrière juridique entre les Indiens et les Européens et, quand les colonies espagnoles sont devenues indépendantes, le droit de vote s’est appliqué à tous les hommes libres, avec des critères de revenu (suffrage censitaire) mais sans distinction de race ou d’origine.

Rien de tel en Amérique du Nord !

Dans les Treize colonies anglaises, la colonisation n’a pas été le fait de guerriers mais de paysans. Ceux-ci ont occupé le territoire en chassant les Indiens devant eux. Conduits à s’auto-administrer, ils ont formé des communautés de citoyens responsables comme dans les cités antiques. Au terme de la guerre d’Indépendance, quand sont nés les États-Unis, il n’est donc venu à l’idée de personne de donner la citoyenneté aux Indiens, premiers habitants du pays.

C’est ainsi que le Naturalization Act du 26 mars 1790 offre généreusement la citoyenneté aux free white persons (« personnes libres blanches »), autrement dit aux immigrants européens de bonnes mœurs, sous réserve qu’ils aient deux ans de résidence dans le pays. Créant sans le dire un « droit de la couleur » ou « de la race », il exclut sans le dire les autres immigrants et surtout les esclaves et affranchis africains et les Indiens eux-mêmes.

Portrait de Henry Laurens Dawes (30 octobre 1816 - 5 février 1903).Ces derniers vont demeurer des non-sujets jusqu’à la fin du XIXe siècle, même après que les noirs auront été libérés et dotés de droits civiques.

C’est seulement en 1887 que le Congrès vote le Dawes General Allotment Act qui concède la nationalité aux survivants des guerres indiennes, sous réserve qu’ils abandonnent leurs affiliations tribales.

On peut voir dans la loi de naturalisation étasunienne de 1790 la première apparition de la couleur de peau comme catégorie juridique. Cette loi est prolongée par celles de 1921 et 1924 qui instaurent des quotas d’immigration destinés à privilégier les immigrants ouest-européens. Elles ne seront abolies qu’en 1965, quand les États-Unis seront confrontés à la pression migratoire des Latino-Américains et notamment des wetbacks (« dos mouillés »), migrants clandestins traversant à la nage le Rio Grande, fleuve frontalier entre le Texas et le Mexique.

Calvin Coolidge, 30e président des Etats-Unis (2 août 1923 – 4 mars 1929) avec des membres de la tribu des Osages lors de la signature de l’Indian Citizenship Act, National Photo Company, Library of Congress, 1924.

Citoyens à la carte

À la fin du XIXe siècle, l’Europe en vient à dominer le monde par la puissance de ses idées, de son industrie et de ses armes. Nul ou presque ne conteste alors la supériorité de l’homme blanc et sa vocation à « civiliser les races inférieures » selon une formule de Jules Ferry, héraut de la gauche française, républicaine et laïque. Le monde extra-européen (hors Europe et Amériques), jusque-là demeuré étranger au concept de citoyen, découvre celui-ci à la faveur de ses contacts rugueux avec les Européens.

Dans les colonies anglaises de peuplement ou d’exploitation, la distinction entre indigènes et citoyens de la puissance occupante coule de source. Elle s’applique aux Indes comme au Canada, en Australie et en Afrique australe. Mais elle s’applique aussi dans les colonies françaises après 1870. C’est un revirement majeur par rapport à la période antérieure : les habitants des quatre communes françaises du Sénégal avaient été faits français par la loi du 24 avril 1833 et les indigènes des cinq comptoirs indiens (Pondichéry, Karikal…) s’étaient vus accorder les droits civiques par un décret du 5 avril 1848 (note).

En Algérie, il n’est plus question comme sous le Second Empire de constituer un « royaume arabe » autonome. En dépit de sa démographie asthénique, la République française ambitionne d’européaniser le territoire. Elle offre d’office la citoyenneté aux juifs, qu’elle a l’espoir d’assimiler très vite, et encourage l’installation et la naturalisation de colons espagnols, italiens et maltais ainsi que de réfugiés d’Alsace-Lorraine, tous ayant l’avantage d’être Européens et aisément assimilables.

Par contre, le gouvernement maintient les musulmans dans le statut d’indigène institué par le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 et leur accorde du bout des lèvres le droit à la citoyenneté sous réserve de renoncer au droit coranique (polygamie, répudiation…). Dans les faits, ainsi que le rappelle Patrick Weil, l’administration multiplie les obstacles à la naturalisation y compris pour les quelques milliers de Kabyles qui ont choisi de se convertir au christianisme !

Faut-il s'en étonner ? Selon l'hypothèse audacieuse évoquée par l'anthropologue Emmanuel Todd (Après la démocratie, Seuil, 2008), les démocraties ont besoin d'une forte opposition entre les citoyens et les « autres » pour s'affirmer et perdurer. C'est par elle que s'affirme la solidarité entre tous les membres de la cité ou de la nation, par-dessus leurs différences sociales. Faut-il donc s'étonner que la démocratie athénienne, la démocratie américaine et les démocraties britannique et française ne se soient jamais si bien portées que lorsqu'elles se démarquaient qui des esclaves et des métèques, qui des noirs et des Amérindiens, qui des indigènes et des étrangers ?

Bibliographie

Nous recommandons l’ouvrage de l’historien Patrick Weil : Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution (Grasset, 2002). Il aborde la citoyenneté sous l’angle français, de manière argumentée et claire, mais évoque aussi le cas allemand.

À lire également État, Nation et immigration de l'historien Gérard Noiriel (Belin, 2001). Ce recueil d'articles publiés entre 1996 et 2001 offre par-dessus tout un point de vue inédit sur l'émergence du concept de Nation.

Publié ou mis à jour le : 2024-02-19 12:06:10

Voir les 6 commentaires sur cet article

Balto le Marocain (30-08-2016 19:34:38)

Analyse passionnante. Merci N'y a t-il pas une coquille: " Mais elle disparaît en Europe occidentale, à partir du Xe millénaire, à l’aube de l’An Mil". Ne serait-ce pas Xe siècle?... Lire la suite

momon (29-08-2016 16:29:48)

Merci pour votre excellent article, qui peut donner à tout un chacun le loisir de mieux comprendre les fondements des moeurs et coutumes qui régissent notre Nation, la FRANCE. Vous avez prit soin d... Lire la suite

Boutté (28-08-2016 16:08:33)

Survolant le sujet ,l'article s'oblige à l'à peu près. Ainsi voir les USA se construire avec la philosophie de Rousseau qui vantait le"bon sauvage"me parait scabreux.La nationalité se mérite (s'e... Lire la suite

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