14 décembre 2014 (mise à jour : 5 mai 2024). Les dernières décennies du XXIe siècle ont vu l'antisémitisme (dico) réémerger en France comme dans le reste de l'Occident. Cette haine des juifs, qui va jusqu'au meurtre, a été d'abord alimentée par le conflit israélo-palestinien. Elle renoue aujourd'hui avec les démons du passé...
Dans les années 1970, l'opinion publique paraissait vaccinée contre l'antisémitisme en France et dans le reste du monde. En marge de la société, des illuminés comme le « négationniste » (dico) Faurisson contestaient la réalité de la Shoah cependant que quelques nostalgiques de l'Occupation ressassaient les préjugés antisémites habituels mais rien ne laissait présager la résurgence de l'antisémitisme dans la jeunesse occidentale !
Ce nouvel antisémitisme a pris prétexte de la défense des Palestiniens pour condamner non seulement les Israéliens mais aussi un « lobby juif » auquel sont assimilés tous les juifs de France et des États-Unis. Il n'a rien à voir avec l'« antisémitisme de salon » cultivé dans les milieux intellectuels au début du XXe siècle. Il ne se nourrit pas seulement de préjugés mais, ce qui est autrement plus grave, de la haine des juifs.
Dieudonné, un précurseur
La haine des juifs est venue dans les années 2000 du mal-être d'une fraction de la jeunesse musulmane face à une modernité occidentale à laquelle elle n'arrivait pas à s'identifier et de son ressentiment à l'égard des juifs naguère humiliés et voués au statut de dhimmi (« protégés »), aujourd'hui en apparence bien intégrés dans le monde occidental et tenant tête en Israël à toutes les coalitions arabes.
À l'inverse des anciens antisémites qui reprochaient aux juifs de n'être pas assez intégrés, les nouveaux leur reprochent de l'être trop ! Aujourd'hui, s'attaquer aux juifs, c'est, sans en avoir l'air, se dresser contre les moeurs occidentales et la modernité, voire contre les « blancs ».
Cette frustration est plus sensible qu'ailleurs en France, car celle-ci est d'une part le pays ouest-européen qui a la plus forte proportion de musulmans (environ 10% de la population totale), d'autre part le pays européen qui a la plus importante population juive : aux juifs historiques, ceux d'Alsace ou de Carpentras (environ 40000 au moment de la Révolution, soit 0,2% de la population) se sont ajoutés les réfugiés d'Europe de l'Est au début du XXe siècle (juifs ashkénazes) puis les réfugiés d'Afrique du nord après la décolonisation (juifs sépharades), soit au total quelques centaines de milliers de personnes (1% de la population).
L'un des premiers porte-parole du nouvel antisémitisme fut dans les années 2010 l'humoriste Dieudonné, un métis franco-camérounais doté d'un réel talent de scène. Il a d'abord donné le change en revendiquant plus de place en France pour les minorités ethniques dans un discours propre à séduire la gauche « morale ». Puis il a jeté le masque en faisant des juifs l'obstacle à l'émancipation de ces minorités et en se rapprochant d'Alain Soral, un transfuge du parti communiste devenu le théoricien de l'antisémitisme. Il a même repris à son compte des inepties comme d'attribuer aux juifs la responsabilité de la traite atlantique !
Dieudonné s'est aussi rapproché des antisémites traditionnels de l'extrême-droite, lesquels cultivent de vieux préjugés sur les juifs et l'argent sans partager pour autant le racisme criminel des nazis, fondé sur le culte d'une race supérieure de grands blonds aux yeux bleus. Il a par ailleurs bénéficié du soutien de quelques vedettes du showbiz comme Nicolas Anelka, footballeur antillais converti à l'islam.
Mais son public attitré, ce furent les jeunes générations de toutes origines, en rupture avec l'idée nationale et qui votent écologiste ou extrême-gauche (du moins quand elles daignent voter).
La gauche social-démocrate n'a trouvé à lui opposer que la censure a priori de ses spectacles, contestée à juste titre par Jack Lang, ancien ministre et professeur de droit, et les outrances d'un autre humoriste, Nicolas Bedos, grimé en mollah-Hitler (21 janvier 2014).
L'odieux attentat terroriste dont furent victimes les journalistes de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 pour avoir critiqué le prophète de l'islam a ajouté au trouble. Beaucoup de jeunes musulmans ont eu alors le sentiment d'un traitement inéquitable entre Dieudonné qui se moque des juifs et les caricaturistes qui dévaluent leur religion, comme si la liberté d'expression ne devait profiter qu'aux juifs&nbs^p;! Rattrappé par les ennuis judiciaires dans les années 2020, l'humoriste est passé à la trappe mais le nouvel antisémitisme s'est entretemps enraciné en France.
Haine des juifs, haine de l'Occident
En ce XXIe siècle, la haine des juifs ne se cantonne plus à des insultes mais débouche sur des crimes. On en a eu de tragiques illustrations avec le calvaire du jeune israélite Ilan Halimi, torturé à mort en janvier 2006 par le « gang des barbares », l'assassinat de trois enfants juifs par l'islamiste d'origine algérienne Merah en mars 2012, ou encore les violences subies par une famille juive de Créteil, en décembre 2014, du fait de « deux Blacks et un Nord-Africain » (Libération, 12 décembre 2014).
La liste s'est encore allongée avec les meurtres de Sarah Halimi (4 avril 2017) et de Mireille Knoll (23 mars 2018) , qui avait échappé à la rafle du Vél d'Hiv, sans oublier les quatre victimes du Musée juif de Bruxelles, tuées le 24 mai 2014 par un Franco-Algérien, ni les quatre morts de la prise d'otages de l'Hyper Cacher de Vincennes le 9 janvier 2015.
Par son caractère violent et meurtrier, la haine antisémite apparue au tournant du XXe siècle est sans précédent. Jamais auparavant en France on n'avait assassiné des juifs (des enfants !) du seul fait de leur religion, si l'on met à part l'occupation nazie (note).
Criminelles complaisances
Il faut remonter plus de trente ans en arrière pour voir les Français manifester en masse contre un acte antisémite, la profanation du cimetière juif de Carpentras dans la nuit du 8 au 9 mai 1990. Encore s'agissait-il à l'époque de saisir ce prétexte pour dénoncer le Front National de Jean-Marie Le Pen (note).
Par contre, aucun des attentats criminels commis par des islamistes contre des juifs n'a entraîné de mobilisation populaire. Le 11 janvier 2015, plusieurs millions de Français ont manifesté, mais ce fut au cri de : « Je suis Charlie », pour s'indigner à juste titre de l'assassinat de la rédaction du magazine. Personne n'a crié ce jour-là : « Je suis juif » en rappel de l'assassinat concomitant de quatre juifs dans l'Hyper Cacher de Vincennes.
Le nouvel antisémitisme ainsi que le racisme (dico) bénéficient en effet d'une mansuétude surprenante de la gauche « morale » cependant que l'extrême-gauche et les « antifas » (pour antifascistes) sont pénétrés par des thèses racialistes qui réduisent musulmans et noirs à l'état d'« éternels opprimés ».
L'Université de Saint-Denis a ainsi accueilli sans frémir un colloque explicitement réservé aux non-blancs (« Paroles non-blanches », 11-15 avril 2016)... Il serait à ce propos intéressant d'entendre la définition d'un « non-blanc » : à partir de combien de grands-parents blancs un métis est-il renvoyé dans la catégorie honnie ? Suggérons aux organisateurs du colloque de trancher la question en reprenant à leur compte les lois de Nuremberg !
La même année, le 29 mai 2016, le maire de Verdun, de concert avec l'État, a invité aux cérémonies du Centenaire un chanteur « dieudonnesque » connu pour ses outrances antisémites, au prétexte qu'il était « plébiscité par les jeunes comme aucun autre artiste français ». Cet artiste à peau noire appartenait à un groupe de rap délicatement baptisé Sexion d'Assaut, en référence aux SA nazies !
Mehdi Meklat est un autre exemple des dérives de la gauche. Cette vedette du Bondy Blog, un média de la banlieue parisienne, ne craignit pas de multiplier des propos haineux contre les homosexuels et les juifs mais en les signant d'un pseudo au nom bien français (Marcelin Deschamps) pour mieux les banaliser et répandre aussi l'idée fausse que la haine était partagée par tous. Malgré cela et son appel au « Grand Remplacement », il a conservé l'estime aussi bien des Inrockuptibles que d'honorables journalistes de la radio du service public.
Depuis lors, les incidents antisémites se sont multipliés sans plus émouvoir l'opinion publique, encore moins les dirigeants de la gauche et de l'extrême-gauche (note). Cette complaisance coupable a ouvert un boulevard au déchaînement de haine antisémite après le pogrom (dico) du 7 octobre 2023 et la riposte de l'armée israélienne sur la bande de Gaza.
S'il est en effet légitime de dénoncer la brutalité de cette riposte, ce à quoi s'autorisent les Israéliens eux-mêmes, cette dénonciation débouche en maintes occasions sur la contestation du droit à l'existence d'Israël et plus gravement sur une mise en cause des juifs en général.
L'antisémitisme s'est ainsi diffusé dans une fraction de la jeunesse occidentale, oublieuse de l'Histoire, à l'image de la propre fille de deux députés, Alexis Corbière et Rachel Garrido, qui a pu clamer sur les réseaux sociaux, au grand dam de ses parents : « Je suis antisémite, j'assume ! » Il frappe même les campus américains (Columbia, New-York ; Berkeley, Californie) comme à Sciences Po (Paris).
Comment ne pas rappeler le cri de Zola dans sa Lettre à la jeunesse (1897) : « Des jeunes gens antisémites, ça existe donc, cela ? Il y a donc des cerveaux neufs, des âmes neuves, que cet imbécile poison a déjà déséquilibrés ? »
Sauver l'intégration « à la française »
Dans un pays, la France, qui compte la communauté israélite la plus nombreuse d'Europe et a accueilli plus de personnes des autres continents que tout autre pays européen, le nouvel antisémitisme consacre la faillite du « multiculturalisme » prôné par quelques grands esprits.
Il met en lumière la faillite de l'extrême-gauche (La France Insoumise, Verts,...) dont les thèses racialistes réduisent musulmans et noirs à l'état d'« éternels opprimés ». Comment les enfants d'immigrants ne finiraient-ils pas par perdre le nord à force de s'entendre dire que toutes leurs difficultés viennent de la malfaisance des Français (colonisation, esclavage, discriminations...) ?
Il signe aussi l'échec des socialistes qui, à l'instigation des penseurs de Terra Nova, ont parié sur l'alliance de la bourgeoisie mondialisée et du prolétariat immigré, contre les classes moyennes, les ouvriers et les employés. Ce pari a assuré l'élection de François Hollande en 2012 mais il se retourne aujourd'hui contre ses instigateurs en rejetant à l'arrière-plan les revendications sociales qui ont fait le succès des socialistes et en promouvant des revendications « sociétales » bourgeoises. On a vu ainsi une ancienne égérie de la gauche « morale », Farida Belghoul, ex-figure de la Marche des beurs de 1983, rejoindre Dieudonné au nom de la défense des valeurs familiales et traditionnelles contre l'« homophilie » de la bourgeoisie.
Le nouvel antisémitisme annonce une société éclatée et fait planer de lourdes menaces sur la génération à venir... Nous échapperons à la fatalité si nous inculquons à chacun, d'où qu'il vienne, à quelque classe qu'il appartienne, l'amour de la France, de son Histoire, de sa langue et de sa culture. Puissions-nous en avoir la volonté, la force et le courage (note).
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Voir les 47 commentaires sur cet article
Dominique (11-05-2024 18:46:23)
Merci pour cet article très éclairant. J’apprécie ce travail de journaliste et d’historien dont nous avons tellement besoin.
mcae.fr (10-05-2024 08:53:09)
La condamnation de l’antisémitisme ne doit pas cacher le fait historique que l’Occident s’est parfois accommodé de la shoah. Le prolongement de la guerre par Roosevelt, pour raisons diplomatiq... Lire la suite
Vincent (10-05-2024 01:35:55)
Contrairement à ce que certains commentaires dénoncent, cet article précis et lucide est parfaitement relié à l'histoire comme discipline, et montre que celle-ci est bien souvent ignorée, car au... Lire la suite