Au sortir de la Première Guerre mondiale, une fois les soubresauts du retour à la paix – et l’épidémie de grippe espagnole – surmontés, les peuples éprouvés par les atrocités subies semblent vouloir les oublier en s’étourdissant dans la fête, avant que les années 1930 ne les ramènent à la réalité.
Une explosion créative
L’explosion créative qui anime les sociétés occidentales durant les années 1920 est indéniable. En France, cette « parenthèse enchantée », plus complexe qu’il n’y paraît, est qualifiée d’Années folles.
Outre-Atlantique, on parle de Roaring Twenties (« Les Années vingt rugissantes ») en référence au lion de la Twentieth Century Fox.
Partout la vitesse, le mouvement, la nouveauté sont à l’ordre du jour, dans une volonté frénétique d’oublier la guerre. En littérature, le dadaïsme, apparu en 1916, puis le surréalisme, sont nés en réaction aux horreurs de la guerre, vue comme la conséquence de la société bourgeoise.
D’où la violence extrême du tract publié le 18 octobre 1924, dans lequel André Breton écrit notamment : « Loti, Barrès, France, marquons tout de même d'un beau signe blanc l'année qui coucha ces trois sinistres bonhommes : l'idiot, le traître et le policier. Ayons, je ne m'y oppose pas, pour le troisième, un mot de mépris particulier. Avec France, c'est un peu de la servilité humaine qui s'en va. Que ce soit fête le jour où l'on enterre la ruse, le traditionnalisme, le patriotisme, l'opportunisme, le scepticisme, le réalisme et le manque de cœur ! »
Sans aller à ces excès, l’époque se caractérise par la recherche d’exotisme et de renouveau. L’arrivée des soldats américains et des Harlem Hellfighters (le 369e régiment d'infanterie, composé de soldats noirs) fait découvrir le jazz en France.
En décembre 1917, le Casino de Paris rencontre un immense succès populaire avec la revue Laisse-les tomber?! qui renouvelle le genre en mettant en avant la danse et le chant, au détriment des numéros relevant du cirque.
La figure de la meneuse de revue culmine quelques années plus tard avec Joséphine Baker, arrivée en 1925 et devenue une star en quelques semaines. Notons aussi qu’en 1921, l’auteur antillais René Maran obtient le prix Goncourt avec Batouala, un roman dénonçant les méfaits du colonialisme et annonçant la « négritude ».
Paris attire également de nombreux artistes étrangers qui affluent vers Montparnasse, Montmartre étant devenue trop populaire. L’École de Paris rassemble des peintres aussi divers que Chagall, Picasso, Soutine, Van Dongen ou le Japonais Foujita. En littérature, Hemingway ou Joyce font la gloire de la capitale.
Toutefois, à bien y regarder, les prodromes du déclin de la « Ville-Lumière » sont bien là : les films sont très majoritairement américains et, quand ils sont tournés en Europe, ils le sont en Allemagne. La guerre a porté un coup dur à l’industrie cinématographique française.
La modernité avant toute chose
La volonté de rompre avec la tradition bourgeoise compassée s’exprime à travers la mode : la silhouette féminine s’affine, le corset disparaît. Cette évolution vestimentaire avec une libération de la femme, du moins de quelques femmes - la grande majorité d’entre elles étant contrainte de reprendre la vie d’avant la guerre.
Cette femme libérée est incarnée par plusieurs héroïnes, de la joueuse de tennis Suzanne Lenglen dans ses vêtements découvrant les jambes et les bras à La Garçonne, scandaleuse femme éprise de liberté et d’égalité décrite dans le roman de Victor Margueritte (1922), en passant par l’actrice américaine Louise Brooks et la styliste Gabrielle Chasnel, dite Coco Chanel.
Si cette évolution ne concerne, malgré l’essor fulgurant des magazines au détriment des grands quotidiens, qu’un nombre restreint de personnes, on ne peut en dire autant du cinéma, art populaire par excellence. À Paris, 20 « palaces », d’immenses salles, sont inaugurés entre 1919 et 1922. En province, de nombreuses salles sont également construites, avec des noms souvent orientaux : que l’on songe aux magnifiques Alhambra de Calais et de Marseille, toutes deux restaurées et encore en activité.
Cette « cinémania » s’inscrit dans une tendance plus large à la diffusion du progrès technique. L’électricité et la radio touchent un grand public. L’aviation fascine et une foule immense acclame au Bourget, le 21 mai 1927 à 10h25, le premier homme à avoir traversé l’Atlantique, l’Américain Charles Lindbergh. La même année, on s’extasie devant les exploits de Mermoz et l’Aéropostale.
C’est toutefois l’automobile qui incarne plus que tout cette période. Si elle se démocratise aux États-Unis grâce à Henry Ford (une pour moins de cinq habitant dans les années 1930), elle demeure rare en Europe (une pour 24 en France), mais ce symbole de luxe est devenu une vision fréquente.
À la fin des années 1920, l’automobile n’est plus le monstre incroyable qu’on ne voit que rarement sur les routes de campagne, elle fait dorénavant partie du paysage, ainsi que les courses automobiles. Les 26 et 27 mai 1923 se déroule ainsi la première édition des Vingt-Quatre Heures du Mans.
Les Années folles, une parenthèse enchantée ?
Les choses ne sont pas si simples. En premier lieu, on peut remettre en cause l’image même de la « parenthèse ». Dans une large mesure, les années vingt sont la continuation de la « Belle Époque ». Dans de nombreux domaines, la rupture avec les formes traditionnelles d’art a eu lieu avant 1914 : impressionnisme en peinture, découverte des arts « primitifs », ballets russes, abandon du corset, invention du cinéma, de la voiture…
La diffusion du progrès technique peut même s’envisager dans la très longue durée. Vue ainsi, cette période ne constitue qu’un moment dans la mise en place de la civilisation automobile entre les débuts à la fin du XIXe siècle et son apogée dans les années 1970-1980. Vouloir à tout prix individualiser et « autonomiser » une période peut aboutir à fausser la perspective : ce sont plutôt les guerres qui constituent des moments de freinage sans pour modifier la tendance de fond.
En deuxième lieu, les exclus de cette grande fête que serait Paris, pour Hemingway, sont légion. Les Années sont folles dans les métropoles, pas dans les campagnes ni dans les petites villes où vit la majorité de la population qui y voit un retour de la Grande Babylone, en particulier en Allemagne.
De vastes pans des sociétés demeuraient traditionnels : aux États-Unis, le XVIIIe amendement, ratifié en janvier 1919, instaure la « prohibition » et interdit la fabrication et la vente d’alcool à plus de 5 % à l’issue de grandes campagnes d’opinion. En France, la légion d’honneur de Victor Margueritte lui fut retiré en raison du scandale provoqué par La Garçonne, l’héroïne ayant une vie et des amours contraires aux bonnes mœurs.
Les tensions sociales ne doivent pas être oubliées : 1920 est aussi, évidemment, l’année du congrès de Tours et de la fondation du Parti communiste, un an après l’assassinat en Allemagne de Rosa Luxemburg.
Les peintres, surtout allemands comme Otto Dix ou Georges Grosz, mettent en valeur les prostituées et mutilés de guerre, des femmes et hommes pour lesquels ces années ne furent guère « folles ». L’agitation fasciste en Italie et la Marche sur Rome d’octobre 1922 montrent que ces années furent aussi celles de la crainte et de la violence.
En troisième lieu, on pourrait se demander s’il ne vaut pas mieux parler de parenthèses enchantées, tant les contextes diffèrent. À Berlin, l’ambiance est plus lourde qu’à Paris, on fait la fête pour oublier la défaite, l’inflation, les temps incertains.
En Amérique, au contraire, rien ne semble pouvoir ternir les Roaring twenties, et surtout pas la Prohibition, largement contournée. La croissance économique symbolisée par la Ford T et la construction du Chrysler Building, puis de l’Empire State Building, s’accompagne d’un isolationnisme et d’une volonté de limiter l’immigration : en tournant le dos au monde, les États-Unis sont persuadés de retrouver l’innocence et la prospérité. La crise de 1929 montrera que cet optimisme était trompeur.
La Russie, devenue URSS à l’issue d’une tragique guerre civile, se prend à espérer des jours meilleurs avec la NEP (Nouvelle Politique Économique), accompagnée d’une effervescence artistique dont le cinéaste Eisenstein est le chef de file. Le retour à la réalité sera brutal.
Entre optimisme exacerbé et traumatismes mal surmontés, craintes et espoirs, les Années folles constituent donc un moment où tout semble plus intense, comme si le divertissement était devenu un impératif pour oublier le passé et ne pas envisager l’avenir…
Bien sûr, il y a Darius Milhaud, Ravel et Prokofiev, Bien sûr, les Années folles sont aussi celles du music-hall et de Maurice Chevalier. Mais c’est bien le jazz qui se diffuse dans le monde entier et rappelle que les Années folles ne sont pas seulement un phénomène européo-américain, mais une étape de la mondialisation et de l’américanisation, dès sa naissance.
En effet, on l’oublie souvent, mais les États-Unis sont en effet depuis la fin du XIXe siècle un empire colonial qui ne dit pas son nom, avec notamment l’annexion des Philippines à la suite du traité de Paris avec l’Espagne, qui cède également Porto-Rico, Cuba et Guam, et d’une guerre qui dure de 1899 à 1902. Les échanges culturels se multiplient, des formations américaines se produisent aux Philippines lors que des musiciens philippins découvrent le jazz aux États-Unis et l’acclimatent dans leur pays, comme Luis Borromeo, surnommé le « king of jazz ».
La présence des Européens et des Américains constitue évidemment un facteur favorable à la diffusion du jazz : les grands hôtels en Inde, les concessions européennes en Chine, et surtout la très internationale Shanghaï, accueillent des orchestres qui popularisent cette musique. Le Japon, dont on oublie souvent à quel point il était ouvert sur le monde, est lui aussi rapidement touché par ce phénomène musical, qui n’est pas porté que par des musiciens américains : de nombreux Philippins rayonnent dans toute l’Asie, ainsi que des Européens (français, allemands, russes notamment).
L’Amérique du Sud n’est pas en reste, Rio, Sao Paulo, Buenos Aires accueillent des orchestres au milieu des années 1920, seule l’Afrique n’est touchée qu’un peu plus tard. On est ainsi frappé par la rapidité avec laquelle cette musique, apparue quelques années plus tôt seulement, s’est diffusée dans le monde entier, en liaison avec la guerre et les armées américaines, la colonisation, le progrès technique – puisque les maisons de disques américaines exportent les albums dans le monde entier – et la fascination pour la modernité. À cet égard, les Années folles ressemblent beaucoup à notre monde.
Bibliographie
Ludovic Tournès, Américanisation, Une histoire mondiale, XVIIIe-XXIe siècle, Fayard, 2020.
Coco Chanel
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