« Belle Époque », vraiment ? Cette expression s'est imposée en 1940 pour qualifier avec un soupçon de nostalgie les dernières années du XIXe siècle et les quinze premières du XXe siècle, avant la Première Guerre mondiale (note).
L'époque mérite-t-elle son nom ? Sans doute si l'on considère l'effervescence artistique, intellectuelle et scientifique qui agitait le pays et, dans des proportions diverses, le reste de l'Europe. « Le monde a plus changé entre 1880 et 1914 que depuis les Romains, » aurait alors dit ou écrit Charles Péguy.
Cette effervescence était le fait d'une bourgeoisie opulente, qui vivait de ses rentes, jouissait intensément des progrès et des créations culturelles de son temps et voyageait beaucoup - sans passeport -. Cette « classe de loisir » était forte d'un million de personnes environ sur 40 millions d'habitants. Mais en dépit d'une économie qui avait repris sa croissance après une longue dépression (1873-1892), les autres Français supportaient encore des conditions de vie précaires, aggravées par l'incertitude du lendemain.
Relative pauvreté, misère morale
Le monde ouvrier est sorti de la misère et bénéficie de quelques lois sociales comme le repos dominical (1907) ou les retraites ouvrières (1910) mais il supporte encore des journées de travail éprouvantes dans la crainte du chômage. Dans beaucoup de campagnes, rien n'a vraiment changé depuis l'Ancien Régime. Dans les régions périphériques, la population use encore du patois ou de la langue traditionnelle (breton, languedocien, gascon, basque...).
L'alcoolisme progresse comme jamais, favorisé par la loi du 17 juillet 1880 qui instaure la liberté de commerce des débits de boisson. On en vient à compter un million de « bouilleurs de cru » (paysans habilités à distiller l'alcool à partir de fruits). Cela va de pair avec une recrudescence de la violence.
Il n'empêche que les Français jouissent aussi d'une démocratie solide. Ils se flattent même d'avoir la seule République du continent européen (à part la Suisse). Les institutions républicaines, l'enseignement laïque et également les chemins de fer ont considérablement renforcé la cohésion nationale et le sentiment d'appartenance à une patrie commune.
Bien qu'affectés par une natalité très faible, les Français ne craignent pas, pour la gloire de la Nation, d'aller coloniser les dernières contrées « sans maître », en Afrique et en Asie. C'est une forme de revanche sur la cruelle défaite de 1870-1871, face aux Prussiens, qui leur a valu de perdre l'Alsace-Lorraine... Par-dessus tout, ils cultivent avec quelque raison le sentiment d'être à la pointe de la civilisation...
Victor Hugo (mort en 1885), auteur universel sans équivalent dans son siècle, est encore vivant dans tous les esprits, de même que Louis Pasteur, mort en 1895, le savant le plus populaire de tous les temps. Enfin, le pays est loin d'avoir épuisé sa sève créatrice comme le montrent les réalisations de la « Belle Époque ».
Les deux capitales qui illustrent le mieux la « Belle Époque », sa foi dans le progrès et son amour de la vie, sont Paris et Vienne, qui toutes deux ont été humiliées une génération plus tôt par les armées prussiennes...
Ne dirait-on pas que la défaite militaire, en détournant pour un temps les grands peuples de la guerre, les conduit à se dépenser dans les oeuvres de l'esprit ? On a déjà observé ce phénomène avec les traités de Westphalie, en 1648, qui, en privant les Allemands de toute ambition politique pendant un siècle et demi, leur ont laissé le loisir de produire Bach, Mozart, Beethoven...
Paris à l'avant-garde artistique
L'architecture et l'art sont sensibles au bouleversement des techniques, des idées et des moeurs. Paris, plus encore que Vienne et les autres capitales européennes, fait figure d'avant-garde en ces domaines.
En 1886, un article de Jean Moréas dans Le Figaro, Le Manifeste du symbolisme, révolutionne la poésie et tourne le dos au naturalisme d'Émile Zola.
Dans la peinture, Henri de Toulouse-Lautrec, peintre des cabarets et des bordels de Montmartre, donne ses lettres de noblesse à un média nouveau : l'affiche publicitaire.
La construction en 1892 à Bruxelles de l'hôtel Tassel, une oeuvre de l'architecte belge Victor Horta, inaugure l'« Art nouveau » : emploi de verre, d'acier et de matériaux colorés, volutes et lignes incurvées, décor végétal. Un peu plus tard, en 1894, l'« Art nouveau » atteint la peinture à travers l'artiste graveur tchèque Alfons Mucha, établi à Paris.
Appelé Jugendstil dans les pays germaniques ou encore Liberty en Angleterre, l'Art nouveau va dès lors se diffuser très vite dans toute l'Europe. À Paris, outre Alfons Mucha, il séduit de nombreux artistes comme l'architecte Hector Guimard, célèbre pour ses entrées de métro. À Nancy, c'est l'ébéniste Louis Majorelle et ses élèves. À Barcelone, c'est Antonio Gaudi, le constructeur de la « Sagrada Familia ». À Vienne, le peintre Gustav Klimt, initiateur du mouvement Sécession...
Le tournant du siècle prend des airs d'apothéose. À Paris se tient une nouvelle Exposition universelle. Et quelle exposition !
On construit pour l'occasion le pont Alexandre III, le Grand Palais et le Petit Palais ainsi que les gares d'Orsay, des Invalides et de Lyon et la première ligne du métro parisien (Porte Maillot-Porte de Vincennes). Les frères Lumière, qui ont inventé le cinéma cinq ans plus tôt, présentent leurs films sur écran géant. La même année se déroulent dans le bois de Vincennes les IIe Jeux Olympiques de l'ère moderne après ceux d'Athènes !...
En 1908 s'éteint l'« Art nouveau ». Ce courant artistique est le dernier qui ait eu une diffusion européenne !
Les artistes reviennent brutalement à la ligne droite. C'est le « cubisme » et les débuts de l'abstraction, illustrés par Georges Braque et Pablo Picasso. Ce dernier, originaire d'Andalousie, a été attiré à Montparnasse par la réputation sans pareille de la « Ville-Lumière » comme beaucoup d'autres artistes européens de sa génération, que l'on réunira plus tard sous l'appellation : « École de Paris ». Parmi eux Marc Chagall, Amadeo Modigliani... Ils vont prolonger le rayonnement de la France après la Grande Guerre.
Sciences et industries : la décennie prodigieuse
C'est dans une relative discrétion que le baron Pierre de Coubertin fonde à la Sorbonne en 1894 le comité international olympique. Sa mission est de restaurer les célèbres Jeux antiques. Cette manifestation, à ses débuts, n'a rien de son caractère populaire actuel. Ne s'y intéressent que les jeunes gens de bonne famille, épris de sport et d'hygiène.
À la même époque d'ailleurs, dans les beaux quartiers de Paris et des autres capitales, on voit de plus en plus de personnes distinguées s'essayer aux joies du vélocipède, une invention du Second Empire, et de son rejeton, la bicyclette. Le premier Tour de France cycliste se déroule dans la bonne humeur et l'improvisation en juillet 1903...
Dans le domaine scientifique, l'heure n'est pas à la relâche. En 1888, Louis Pasteur, fort de sa popularité, collecte assez d'argent pour fonder l'Institut qui porte son nom, le premier centre de recherche scientifique.
La République française entre dans son Âge d'Or avec l'Exposition universelle de 1889, qui célèbre le centenaire de la Révolution et se signale par l'érection de la Tour Eiffel, plus haute tour jamais encore construite et chef d'oeuvre de l'atelier de Gustave Eiffel.
L'année suivante, en 1890, un industriel du nom de Clément Ader a fait un saut de puce à bord d'une machine à moteur. C'est l'acte de naissance de l'aviation. Moins de vingt ans plus tard, en 1909, un autre ingénieur français, Louis Blériot, traverse la Manche en avion, démontrant l'utilité de ce drôle d'engin.
Pierre et Marie Curie partagent avec Henri Becquerel le Prix Nobel de physique 1903, pour la découverte de la radioactivité. Marie Curie, Polonaise immigrée en France, obtiendra un deuxième Prix Nobel en 1911 !
La IIIe République doit surmonter plusieurs crises avant de pouvoir enfin triompher. C'est d'abord le boulangisme, un mouvement antiparlementaire né du scandale financier de Panama. C'est aussi, comme dans le reste de l'Occident, une flambée d'attentats anarchistes. C'est enfin et surtout l'Affaire Dreyfus, qui manifeste de façon quelque peu paradoxale la vigueur de la démocratie française. N'est-il pas en effet remarquable que la Nation ait pu se remettre en cause et se déchirer au nom du droit et pour l'honneur d'un petit officier juif ?...
Premiers nuages
Les premiers nuages surviennent au milieu de la décennie, en 1905 : accès de fièvre liés à la séparation des Églises et de l'État, catastrophe de la mine de Courrières et répression policière, rivalité franco-allemande au Maroc...
Cette année 1905, année critique, année charnière, le régime tsariste est ébranlé par une manifestation révolutionnaire et une défaite humiliante face au Japon.
À Zurich, cependant, un jeune savant anonyme, Albert Einstein, publie sa théorie de la relativité. L'humanité change d'ère sans que l'on s'en rende compte.
En 1909, à Bologne et Paris, des avantgardistes annoncent rien moins que la destruction du vieux monde avec leur Manifeste du futurisme. Ils ne croient pas si bien dire.
À l'avant-veille de la catastrophe, le 14 novembre 1913, Marcel Proust publie le premier tome d'une oeuvre qu'il intitulera : À la recherche du temps perdu. Faut-il voir dans ce titre un clin d'oeil du Destin ?
Jeunesse de la IIIe République
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