« Selon que vous serez puissant ou misérable – Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». Jean de La Fontaine n’a pas été le premier, ni le dernier, à critiquer la justice. Si la justice comme sentiment moral est sans doute innée chez l’humain, la Justice comme institution, avec ses textes et ses procédures complexes, remonte elle-même à l’Antiquité.
Mais c’est seulement au Moyen Âge, en particulier à l’époque de Saint Louis, qu’elle a pris la forme que nous lui connaissons, avec ses défauts mais aussi et surtout ses qualités, n’en déplaise à La Fontaine.
La redécouverte des apports antérieurs
Rome a inventé le droit, non pas le simple fait d’entretenir des relations juridiques (contracter, posséder, punir…), mais bien le fait de nommer, de catégoriser et de théoriser les rapports entre les hommes, en somme d’en faire une science, un objet d’études et d’analyses.
L’adage ubi societas, ibi jus (« Quand il y a une société, il y a un droit ») convient d’ailleurs que chaque société se crée son corps de règles. Les jurisconsultes romains ont été les premiers à essayer de les comprendre pour les améliorer.
Ils nous ont laissé un immense héritage, notamment grâce aux vastes compilations de Justinien, empereur du VIe siècle, à partir desquelles seront fondées les universités médiévales (Bologne, Orléans…) et qui irriguent encore nos propres codes.
Dans cet acquis immense, la justice, comme institution, tient une place relativement mince, les grands jurisconsultes étant davantage professeurs de droit ou éventuellement avocats que juges. Et ces derniers étant souvent à Rome des particuliers qui arbitraient en dernier ressort, avant que l’Empire n’imposât ses juges, puis ses gouverneurs dans les provinces conquises.
De la même façon, dans l’Antiquité tardive, que les historiens anglo-saxons appellent encore dark ages, les institutions judiciaires ne sont pas au premier plan pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’accent est mis sur les fameuses lois germaniques : la loi salique des Francs, les lois des Burgondes ou des Wisigoths. Selon le principe de personnalité des lois, le juge se devait d’interroger le justiciable sur son ethnie d’origine pour lui appliquer son droit. Mais surtout, le juge n’était pas spécialisé.
Il s’agissait sous les Mérovingiens et les Carolingiens du comes civitatis, du comte qui n’était à ce stade qu’un agent du roi, envoyé dans une circonscription de taille comparable à nos départements pour représenter l’autorité dans l’ensemble de ses attributs : certes judiciaire, mais surtout militaire et fiscal. D’aucuns ont donc décrit ces comtes plutôt comme des préfigurations de nos préfets actuels.
La période suivante dite du bas Moyen Âge, elle aussi trop souvent méprisée, n’est pas si sombre et anarchique qu’on le croit. Toutefois, avec le processus par lequel ces mêmes comtes sont devenus indépendants, du fait de l’affaiblissement d’un pouvoir monarchique incapable de maintenir une autorité centrale, la fameuse féodalité (dico) ne fut certes pas propice à une justice rationnelle et professionnelle.
Ses principes sont hérités des mœurs germaniques, hormis une totale décentralisation de l’autorité et donc des inégalités d’une seigneurie à l’autre, notamment la justice par ordalie : cette procédure irrationnelle et très symbolique postule que c’est Dieu qui est censé guider la main du juge et des justiciables. Le plaignant et souvent le coupable ou l’innocent sont donc soumis à des épreuves physiques destinées à démontrer leur bonne foi. Ils peuvent parfois faire appel à des champions pour accomplir ces épreuves à leur place !
Il est toutefois une évolution d’importance datant de cette époque et liée à la hiérarchie féodale : en dehors de la protection des vassaux et des paysans, l’autorité féodale repose sur la justice, prérogative éminente de puissance du seigneur sur son ressort, à l’image des fourches, symbole de haute justice, et du droit de condamner les criminels à mort. Au sommet de la hiérarchie, le roi, à qui l’on reconnaît un ministerium regis depuis les Carolingiens, c’est-à-dire une mission de paix et de justice, se doit donc plus encore que tous ses barons d’avoir des tribunaux et cours de justice opérants.
Saint Louis et les prémices de la magistrature moderne
C’est vers le XIIIe siècle que nous voyons poindre réellement les prémices de la justice telle qu’on la connaît aujourd’hui. La royauté des derniers Capétiens en est à l’origine, mais elle doit beaucoup à deux institutions.
L’Église tout d’abord, qui, en plus de soutenir la légitimité royale, fournit d’intenses réflexions théologiques, avec par exemple saint Thomas d’Aquin, mais aussi juridiques, avec le Décret de Gratien (mi-XIIe siècle), et les décrétales des papes peu à peu codifiées dans ce qu’on nommera Corpus juris canonici.
En matière de justice, l’Église, qui, paradoxalement, était hostile aux ordalies et au « jugement de Dieu », va créer la procédure inquisitoire (dico) au début du XIIIe siècle. La rupture est d’importance et de grande portée.
La justice germanique et même en partie romaine reposait en effet sur l’accusatoire, c’est-à-dire que le tribunal devait être saisi par une partie pour se mettre en ordre de marche. Le juge avait alors le rôle sommaire de trancher entre deux positions opposées. Les inconvénients étaient le risque de dénonciation calomnieuse ou surtout d’impunité au profit de ceux dont la fama (« réputation »)était inattaquable.
À l’inverse, donner une place centrale à l’enquête (inquisitio), désormais rationnelle et appuyée sur les preuves, témoignages ou pièces écrites, permet de mieux réaliser un autre adage romain : « Il est de l’intérêt de la chose publique qu’aucun crime ne reste impuni ».
La révolution de l’inquisitoire passe aussi par le culte de l’aveu qui irrigue encore notre culture judiciaire. Michel Foucault a bien montré en effet que le concile de Latran en 1215, qui favorise aussi la confession auriculaire, prône une justice des âmes autant que des corps.
L’effet pervers en sera le développement, plutôt après le XVe siècle, de la torture, qui, avec l’Inquisition espagnole, achève de donner une triste image à ce type de procédure. C’est prendre à tort les abus d’une pratique pour la règle. Nos juges d’instruction, certes créés formellement par Napoléon, sont les héritiers directs des juges-enquêteurs médiévaux.
L’Église apporte enfin une certaine éthique de la défense des plus faibles et démunis. Et cela vaut particulièrement en justice, les veuves ont par exemple différents privilèges de juridiction et les clercs eux-mêmes évidemment bénéficient du privilège du for, c’est-à-dire qu’ils ont le droit de n’être jugés que par les tribunaux ecclésiastiques.
La professionnalisation médiévale de la justice ne passe pas seulement par les juges. Elle voit aussi apparaître la fonction d’avocat.
Yves Hélory, saint patron des professions de justice – un pardon lui est encore consacré à Tréguier tous les ans le 19 mai – fait figure de premier promoteur du métier d’avocat. Mais la pratique ne relève pas que des clercs, les coutumiers tels les Établissements de Saint Louis recommandent la pratique, que l’on appellerait aujourd’hui d’avocat « commis d’office » aux indigents.
Le métier s’organise et est tôt encadré par le roi autour de règles telles la prestation de serment et donc la création de listes d’avocats assermentés (ordonnance de 1344) et le principe de la gratuité des services. Ce dernier reste théorique, la rétribution d’un bienfait est tolérée, mais encore aujourd’hui l’on verse des honoraires et non un salaire à nos défenseurs. La chose est importante pour assoir l’indépendance de l’avocat, il doit avant tout servir le droit et n’être pas le mercenaire de son client. Dès la fin du Moyen Âge, la profession s’organise en corporation (dico) ; ce sont les fameux barreaux avec à leur tête le bâtonnier, qui tient son nom d’une statue de saint Nicolas tenant un bâton dans la chapelle du Palais de justice de Paris.
L’autre institution majeure qui accompagne la création de la justice au Moyen Âge est l'apparition de l’Université. Elle n’est pas sans lien évidemment avec l’Église qui est à l’origine de ces communautés d’enseignement. Les étudiants, d’autre part, deviennent clercs mais sans vraiment rentrer dans les ordres.
Le phénomène va bien au-delà de cette seule impulsion religieuse et les rois, qui en perçoivent l’utilité, s’y intéressent de très près. Dès la fin du XIIe siècle, le personnel, dans l’entourage du roi, est régulièrement issu des bancs des universités : celles de droit d’Italie ou du Sud de la France ou celle de théologie de Paris, où un collège pour soutenir les étudiants pauvres est créé par un certain Robert de Sorbon, chapelain de Louis IX, ce patronyme ayant le succès que l’on sait jusqu’à nos jours.
Dès le milieu du XIIIe siècle, sous le règne de Saint Louis, plus d’un tiers des quelques deux cents juges qui statuent régulièrement à la cour sont des « maîtres » c’est-à-dire diplômés des universités et beaucoup sont docteurs, parfois in utroque jure, c’est-à-dire à la fois en droit romain et en droit canon, certains sont même aussi professeurs. Concrètement, ils vont contribuer à la technicité et la sophistication des arrêts du Parlement. La procédure dite romano-canonique est en effet particulièrement savante et fonde une grande partie de nos droits.
Philippe le Bel promulgue une ordonnance en 1312 pour officialiser l’université d’Orléans. Il y affirme que le droit romain n’a pas à s’appliquer en tant que tel en France, mais néanmoins qu’il contribue à former « l’intelligence de la raison ».
Les universitaires ne s’en tiennent pas à une simple glose des textes antiques. Ils innovent et beaucoup de préceptes réputés romains viennent plus souvent d’eux en réalité. C’est par exemple le cas de la définition juridique de la propriété reposant sur l’usus, abusus et fructus (le droit d’utiliser la chose, de s’en séparer et d’en tirer les fruits), qui n’existe pas comme telle à Rome.
En justice, l’influence du droit féodal permet ainsi l’apparition des actions possessoires, dites en « nouvelle dessaisine » qui permettent d’agir contre les troubles en matière de propriété, surtout immobilières. Apparaissent alors des procédures et principes aussi variés que l’expertise, y compris médicale, la mise sous séquestre, la descente sur les lieux, la non-rétroactivité des lois… La liste n’est pas exhaustive et d’ailleurs encore largement à enrichir. On est bien loin d’une caricature de Moyen Âge qui verrait régner la loi du plus fort !
Dans cet environnement, la traditionnelle curia regis, la Cour du roi, qui constitue l’entourage du monarque avec les fonctions les plus vastes à l’origine, va petit à petit se spécialiser. Une formation se charge en particulier de la justice à partir du milieu du XIIIe siècle. On l'appellera bientôt Parlement, tout simplement l’endroit où l’on parlemente.
Cette nouvelle institution se fixe à Paris sur l’île de la Cité, près de la Sainte Chapelle, récemment inaugurée, alors que la curia regis a été longtemps itinérante. Elle est constituée d’un personnel stable, de plus en plus nombreux et rémunéré directement par le roi : les « maîtres de la Cour du roi » (le magister en latin, ce qui nous a donné aujourd’hui magistrat) qui sont donc souvent des universitaires, mais en tout cas des techniciens du droit, car les affaires qui se présentent à eux sont de plus en plus complexes.
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C.M. (23-05-2021 10:49:20)
Amis hérodotiques, bonjour, Sensiblement à la même époque, en Espagne, le Grand Inquisiteur le cardinal Cisneros, demande, dans les «Constituciones»* d'instruire les procès d'inquisition pour vérifie... Lire la suite