L'Histoire s'écrit au présent. À chaque époque, nous regardons le passé avec nos préoccupations du moment et dans le souci de justifier nos orientations éthiques et politiques. Ainsi en est-il du regard porté sur la décadence de l'empire romain.
Au Siècle des Lumières, le très voltairien Edward Gibbon a naturellement voulu voir dans le christianisme le principal responsable de la chute de Rome. Au siècle suivant, dans une Europe impérialiste confrontée à des peuples « attardés », c'est la pression barbare qui est apparue comme le facteur principal. Au XXe siècle, en marge du conflit entre le capitalisme et le marxisme, on a plutôt privilégié la crise économique et sociale. Enfin, faut-il s'en étonner ? en notre XXIe siècle tourmenté par la menace climatique, un historien américain, Kyle Harper, incrimine une éruption volcanique en Islande suivie d'une épidémie de peste au milieu du VIe siècle, sous le règne de Justinien.
Toutes ces explications ont leur part de vérité mais aucune ne saurait bien évidemment tout expliquer à elle seule...
17 mars 180 : mort de l'empereur Marc-Aurèle
Fin du Siècle d'Or des Antonins, début du Bas Empire.
Septembre 270 : avènement d'Aurélien, premier des empereurs illyriens
Rome est ceinturée de remparts.
13 juin 313 : Constantin promulgue l'édit de Milan et légalise le christianisme.
9 août 378 : l'empereur Valens est battu et tué par les Wisigoths, à l'issue de la bataille d'Andrinople.
17 juin 395 : mort de Théodose 1er, dernier empereur romain
Après lui, l'Orient et l'Occident romains ne referont plus leur unité.
31 décembre 406 : les Barbares en armes franchissent le Rhin.
24 août 410 : sac de Rome par Alaric.
27 décembre 537 : l'empereur d'Orient Justinien inaugure Sainte-Sophie
À la fois une fin, celle de l'Antiquité païenne, et un commencement, celle de l'Orient byzantin.
Décadence? Vous avez dit décadence?
La chute de l'empire romain inspire les historiens depuis qu'en 1734, Charles de Montesquieu publia un premier essai : Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Le philosophe analyse avec finesse l'évolution de Rome, la perte d'esprit civique dans les classes supérieures, le despotisme qui annihile l'esprit républicain, l'entretien de plus en plus coûteux de l'armée etc.
Une génération plus tard, dans une époque dominée par l'anticléricalisme militant, le voltairien Edward Gibbon montre moins de subtilité.
Son père l'ayant envoyé en Suisse pour le guérir de sa conversion au catholicisme, il revient à la religion anglicane et surtout acquiert une culture encyclopédique qui l'amène à écrire une monumentale histoire de Rome : Le déclin et la chute de l'Empire romain (1776). C'est une réflexion bien dans l'esprit du temps qui lui vaut un beau succès en librairie.
L'auteur aborde son sujet avec autant d'érudition que de flegme. « L'Histoire n'est au fond guère plus que le registre des crimes et des folies de l'humanité », écrit-il.
Il fait porter la responsabilité du déclin de Rome sur le triomphe du christianisme et la diffusion du monachisme :
« On consacrait sans scrupule aux usages de la charité ou de la dévotion une grande partie des richesses du public et des particuliers ; et la paye des soldats était prodiguée à une multitude oisive des deux sexes, qui n'avait d'autres vertus que celles de l'abstinence et de la chasteté » (Histoire de la décadence et de la chute de l'empire romain, 1776).
À la suite de Gibbon, le XIXe siècle voit affleurer dans les milieux intellectuels et artistiques l'appréhension d'une décadence des mœurs. C'est ce que reflète en 1847 le succès de la grande toile de Thomas Couture : Les Romains de la décadence, saluée comme un chef-d’œuvre. Un cénacle littéraire est plus tard qualifié de Décadents (Octave Mirbeau, Jules Barbey d'Aurevilly, Auguste de Villiers de l'Isle-Adam...), dans un parallèle avec ces Romains de pacotille.
En 1919, après la Première Guerre mondiale, Paul Valéry écrit dans La Crise de l'Esprit :
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d'empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées (...). Tout ne s'est pas perdu mais tout s'est senti périr. Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l'Europe (...) », avec là aussi une référence implicite à Rome.
Trois ans plus tard, l'Allemand Oswald Spengler publie Le Déclin de l'Occident, une volumineuse réflexion d'actualité qui fait référence au sort tragique de l'empire romain et établit un parallèle avec le précédent conflit qui a brisé net l'essor de l'Europe.
En 1947, l'historien André Piganiol analyse la chute de l'empire romain d'après ce qu'il a vu de la France et de sa civilisation, qui frôlèrent la mort clinique suite à l'invasion de la Wehrmacht. Rétrospectivement, il frémit à la pensée de ce qu'il serait advenu de la France si les Germains l'avaient une nouvelle fois emporté :
« Le Bas-Empire est habituellement considéré comme le type même d’une époque de décadence (…) Il est trop commode de prétendre qu’à l’arrivée des barbares dans l’empire tout était mort, c’était un corps épuisé, un cadavre étendu dans son sang (…) La civilisation romaine n’est pas morte de sa belle mort.
Elle a été assassinée » (L'Empire chrétien, 1947).
Au milieu du XXe siècle, de 1934 à 1961, le grand historien britannique Arnold J. Toynbee publie une Étude de l'Histoire (A study of History) en douze volumes qui ramène l'Histoire universelle à un écheveau de civilisations qui naissent, croissent et meurent.
Et que croyez-vous qu'il découvre ? Que son époque dominée par le face-à-face entre les démocraties occidentales et les régimes totalitaires d'Allemagne et surtout d'URSS compte une « civilisation occidentale » qui réunit comme par hasard l'Europe occidentale et le Nouveau Monde et une « civilisation orthodoxe » qui réunit les pays du bloc communiste et quelques autres.
Avec la fin de la guerre froide et l'irruption de la Grande Crise européenne, changement de perspective. L'Europe et l'Amérique du Nord tombent de leur piédestal et se voient concurrencées avec succès par la Chine et l'Extrême-Orient. Ils connaissent aussi des vagues d'immigration sans précédent dans l'histoire humaine. La bienséance et l'obligation de faire bonne figure conduisent les historiens à revoir leur copie : le déclin de Rome et les grandes invasions ne sont plus perçues comme des catastrophes mais comme des renaissances !
Dans Le Monde de l'Antiquité tardive (1971), l'historien irlandais Peter Brown remet au goût du jour le concept allemand d'Antiquité tardive, plus convenable que celui de Bas-Empire, pour désigner les derniers siècles de l'empire d'Occident. Il étend même ce concept du IIIe au VIIIe siècle, de Caracalla à Charles Martel, et fait valoir que cette époque s'est accompagnée d'innovations notables dans les techniques et la pensée politique !
Peter Brown et ses disciples minorent parallèlement l'effondrement des conditions de vie dans cette longue période et évoquent non plus le « déclin » ou la « chute » de l'empire romain mais sa « transformation » ou son « accommodement ». Ce dernier mot, employé par le Canadien Walter Goffart en 1980, est une façon de rassurer les Occidentaux qui pourraient s'inquiéter des phénomènes en cours en ce XXIe siècle, notamment le départ vers l'Asie de leur savoir-faire industriel et l'arrivée massive de populations démunies sur les rives de la Méditerranée...
L'historien français Henri-Irénée Marrou reprend le concept d'Antiquité tardive dans un essai posthume : Décadence romaine ou antiquité tardive ? IIIe-IVe siècle (1977) mais le limite sagement aux deux siècles précédant les grandes invasions du Ve siècle.
Il montre que, de fait, ces deux siècles ont été à l'origine de nombreuses innovations techniques et intellectuelles : le vêtement cousu, le livre relié, le moulin à eau et le moulin à vent, le néo-platonicisme et les Pères de l'Église, etc.
Cette Antiquité tardive se prolonge bien au-delà du IVe siècle à Byzance. « Quelle grandeur manifeste cette romanité orientale ! Ainsi dans l'art : prenons comme symbole Sainte-Sophie. Après tout, il n'y a pas tant de monuments qu'on puisse, comme celui-là, situer au même niveau de perfection que le Parthénon ou Notre-Dame de Chartres ».
Ces innovations ne s'épanouirent pleinement que six siècles plus tard, aux alentours de l'An Mil, après que l'Occident eût retrouvé une certaine stabilité avec la fin des invasions.
Les Barbares ont bien existé
Aujourd'hui, l'archéologue britannique Bryan Ward-Perkins dénonce l'irénisme de Peter Brown et de ses disciples dans un essai décapant : La chute de Rome, Fin d'une civilisation (Oxford, 2005, traduction française : Alma, 2014). Il remet les pendules à l'heure... et les Barbares à leur place.
« Dans la majeure partie de l'Orient méditerranéen et dans certaines parties de l'Occident, des fouilles et des prospections ont permis de conclure à l'existence d'une économie florissante de l'Empire tardif ». Cette prospérité permet d'entretenir une armée professionnelle qui comprend pas moins de 600 000 soldats.
Mais les conditions relativement clémentes de la vie, en Occident, au IVe siècle, se dégradent considérablement au cours de la première décennie du Ve. « Du fait des invasions, c'est évident », souligne Bryan Ward-Perkins. Il a beau jeu de rappeler aussi les chroniques du Ve siècle, celui d'Alaric, de Saint Augustin, d'Attila et de Clovis. Elles mettent en évidence la violence des rapports entre Barbares et Romains dans la partie occidentale de l'Empire.
L'Orient romain échappe à ce mauvais sort, malgré la sévère défaite de l'empereur Valens face aux Goths, devant Andrinople, en 378. « Question de chance... et peut-être aussi de meilleure gestion politique ».
Et l'archéologue de conclure : « Les Romains, avant la chute, étaient aussi convaincus que nous le sommes, nous aujourd'hui, que leur monde resterait pour l'essentiel, tel qu'il était. Ils avaient tort. À nous de ne pas répéter leur erreur et de ne pas nous bercer d'une fallacieuse assurance ».
Arnold Toynbee, s'inspirant de l'historien arabe Ibn Khaldoun (1332-1406), voyait dans la mort de l'empire romain et de toutes les grandes civilisations la conjonction entre l'assaut des « prolétaires extérieurs » - les Barbares - et la défection des « prolétaires intérieurs »... On croirait lire La France périphérique de Christophe Guilluy (Flammarion 2014). Géographe classé à gauche, Christophe Guilluy montre comment les classes dirigeantes actuelles ont conclu une alliance paradoxale avec les populations immigrées cependant que les classes populaires ont été reléguées dans les zones périurbaines. Sans évoquer l'Histoire et la chute de Rome, il apporte ainsi sa contribution au « déclinisme ». L'historien français Gabriel Martinez-Gros, spécialiste d'Ibn Khaldoun, a de son côté remis au jour la thèse d'Arnold Toynbee dans un essai en tous points remarquable : Brève histoire des empires, comment ils surgissent, comment ils s'effondrent (Seuil, 2014). Il explique comment les « Empires », à commencer par l'empire romain, ont assuré leur pérennité en désarmant leurs sujets pour mieux les pressurer et en utilisant le produit des impôts pour recruter des troupes parmi les guerriers qui nomadisent aux frontières...
L'Antiquité tardive
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Nicolas (10-11-2014 16:50:52)
Ne perdons pas de vue ce que disait Toynbee sur la capacité à relever les défis de son temps. Est-ce que nous n'avons pas nous occidentaux à nous interroger sur notre mode de vie et notre capacitÃ... Lire la suite
Michel (24-10-2014 15:02:13)
Pour info : Arnold Toynbee est un grand historien britannique et pas américain.
Verdoux (21-10-2014 18:56:22)
je critique le terme d'invasion barbare. Par exemple en 378 les wisigoths étaient dans le territoire de l'empire et ce sont les conditions de vie dans lequel les maintenez les romains qui sera la cau... Lire la suite