Depuis la crise économique de 2008, l'Histoire a pris un tournant brutal.
L'Europe a quitté l'avant-scène et ses peuples se demandent s'ils ont encore un avenir. Les États-Unis s'inquiètent de perdre leur domination sur le monde. La Chine se réveille...
Pour nous éclairer sur le sens de ces événements, leurs tenants et leurs aboutissants, nous nous sommes tournés vers des personnalités connues pour leur sagacité.
Jean Monnet nous a parlé de la construction européenne, Adam Smith des thèses libérales et néolibérales, Alexis de Tocqueville et Jacques Bainville de l'avenir des démocraties occidentales.
Enfin, le très renommé John Maynard Keynes s'est exprimé avec virulence sur les dérives du libre-échange et les faveurs faites aux rentiers...
Bien entendu, tous ces propos n’engagent que leurs auteurs. Ils n’ont d’autre but que de nous inviter à réfléchir sur ce que nous prépare l'Histoire.
- Lord John [John Maynard Keynes a été anobli en 1942, devenant le 1er baron de Tilton].
My Lord, je suis honoré et surpris que vous acceptiez de converser avec moi, connaissant votre aversion pour les Français et votre prétention à ne fréquenter que la high society :
Je ne veux pas que le satané Bainville vous embrume le cerveau avec ses divagations politiques. Et je veux corriger le portrait malséant que votre confrère Joseph Savès a fait de moi. Certes, j'aime le luxe et je vis sans préjugés d'aucune sorte. J'aime la philosophie, l'opéra, les artistes et les ballerines... Néanmoins, je tiens à demeurer dans la postérité comme l'économiste qui a exposé au grand jour tous les maux de nos démocraties post-industrielles.
- Tout à fait d'accord. Revenons donc sur votre ?uvre capitale. Vous avez publié en 1930 Un traité sur la monnaie et surtout en 1936 une Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie qui ont mis à mal l'économie classique de vos compatriotes Adam Smith, David Ricardo et Alfred Marshall :
Smith était Écossais et pas Anglais, mais passons... La théorie classique postule un équilibre naturel entre les dépenses, les revenus et l'emploi, ce que votre compatriote Jean-Baptiste Say appelait la « loi des débouchés ». Elle présente le plein emploi comme le fruit d'un équilibre naturel entre la demande de travail, qui croît à mesure que le salaire proposé augmente, et l'offre de travail qui, elle, décroît à mesure que le salaire augmente ; l'équilibre se situe au point de rencontre des deux courbes. De la même façon, elle postule un équilibre naturel entre la production et consommation selon la formule : « l'offre crée sa propre demande ». Ainsi, on a pu dire que l'industriel Henry Ford, en payant correctement ses ouvriers, les rendait aptes à acheter les voitures qu'ils produisaient... et à assurer des débouchés à son entreprise !
Selon la théorie classique, il ne saurait donc y avoir ni chômage de masse ni surproduction (note). Mais comme vous le savez, ce postulat optimiste a été sérieusement remis en question par le krach de 1929. J'y ai vu la confirmation de mes intuitions et me suis hâté de publier celles-ci... tout en spéculant moi-même sur les désordres monétaires, hé, hé. J'ai travaillé en particulier sur l'épargne et l'investissement et j'ai montré que ceux-ci dépendent certes du taux d'intérêt, autrement dit de la rémunération que les détenteurs de capitaux exigent pour épargner et reporter à plus tard leurs dépenses, mais aussi de la propension à consommer et de l'efficacité marginale du capital.
En d'autres termes, contrairement à mes prédécesseurs David Ricardo et Jean-Baptiste Say, qui voyaient l'épargne comme une opportunité d'investissement, je la vois avant tout comme une menace pour l'emploi (note)... L'un de mes distingués compatriotes, Mandeville, a très bien illustré la chose dans la Fable des Abeilles, vices privés, bénéfices publics qui montre les dangers d'une trop grande propension à épargner et thésauriser (note).
- Mais alors, que préconisez-vous quand le système économique tend vers le chômage de masse et la mévente ? Faut-il mettre en ?uvre l'« euthanasie du rentier » comme vous l'avez écrit en marge de la Théorie générale ?
Je vois que l'expression a toujours du succès ! Plus sérieusement, je préconise dans mon ouvrage de « prendre des mesures énergiques, comme un changement de répartition du revenu, qui stimulerait la propension à consommer ! » Cela veut dire que l'État, grand régulateur de l'économie, doit se substituer à tous ceux qui dédaignent de dépenser leur revenu et préfèrent laisser leur argent dormir entre deux piles de draps ou sous forme d'obligations d'État ou de livrets d'épargne. Il doit lui-même alimenter les circuits d'échanges par la dépense publique, fut-ce au prix d'un déficit budgétaire momentané, sachant que la relance de l'activité va ensuite accroître les recettes fiscales et permettre à l'État de rembourser sa dette.
Quand j'ai expliqué cela en 1936, Roosevelt et Hitler ne m'avaient pas attendu pour mettre ma recette en pratique en relançant les travaux publics et les industries d'armement. Après la Seconde Guerre mondiale et mon malheureux accident cardiaque qui a laissé le monde orphelin, c'est encore ma recette qui a été mise en ?uvre pour la reconstruction de l'Europe occidentale, sous la forme du plan Marshall : 13 milliards de dollars de prêts ou de dons sous forme d'argent ou de biens d'équipement, tracteurs etc. Et ça a marché !
- Sans aucun doute et c'est tout à votre honneur. Mais enfin, je vous vois mal demander aujourd'hui à nos dirigeants de construire des infrastructures dont nous n'avons que faire ou de relancer la course aux armements, simplement pour sortir d'une croissance atone et du chômage de masse...
Savez-vous que j'aurais bien aimé vivre en votre siècle ? C'est qu'il n'y a plus grand monde aujourd'hui pour reprocher aux gens de ma qualité de vivre comme bon leur semble. Tout est désormais permis et tout peut s'acheter... Enfin, pour en revenir à notre discussion, ma théorie est plus que jamais d'actualité même si les gouvernants agissent selon son exact contraire. Pourquoi a-t-il fallu qu'ils se rallient aux thèses du prophète de Chicago ?
- Vous voulez sans doute parler de Milton Friedmann ?
Bien entendu ! Comme vous le savez, ce professeur qui est à l'origine du néolibéralisme a inspiré au président Reagan une formule à l'opposé de tout ce que je crois : « L'État n'est pas la solution à nos problèmes... L'État est le problème ». Friedmann a tout centré sur la politique monétaire et placé l'actionnaire au centre de l'entreprise. Mais il a tout simplement oublié que l'actionnaire, à la différence des salariés et des cadres, est un nomade et se fiche des entreprises où il place son argent. Son objectif est d'engranger au plus vite un profit maximum et de ramasser sa mise avant d'aller dépouiller une autre proie.
C'est donc en conformité avec ses thèses que les dirigeants occidentaux se sont convertis à la religion du libre-échange, non pas simplement pour acheter ailleurs ce qu'on ne peut pas produire chez soi mais pour augmenter les profits au détriment des salaires. L'importation à bas prix de textiles de Chine ou de viande du Brésil a de fait permis aux salariés européens et aux bénéficiaires d'allocations sociales de se satisfaire plus facilement de la modicité de leurs revenus.
C'est une réminiscence de la thèse libre-échangiste de Ricardo, exposée en 1815 : faciliter l'importation de blés bon marché d'Amérique, quitte à sacrifier l'agriculture anglaise, pour que les ouvriers puissent plus facilement se satisfaire de leurs salaires de misère ; c'est ainsi que les industriels anglais ont pu exporter partout dans le monde leurs produits. Mais ce qui a fonctionné au XIXe siècle en Angleterre ne peut plus fonctionner en Europe en votre siècle car vos entreprises industrielles sont de moins en moins en situation d'exporter du fait de la concurrence exacerbée des pays émergents d'Asie. Finalement, les seuls bénéficiaires du libre-échange sont les industriels qui ont pu délocaliser leur production dans ces pays et bien sûr les importateurs.
Dans la Théorie générale, je cite le propos d'un marchand anglais du XVIIe siècle, Gerard de Malynes, qui dénonce avec une singulière clairvoyance les abus du libre-échange : « Le commerce ne se développe pas lorsque les marchandises sont très bon marché car la faiblesse des prix résulte de la modicité de la demande et de la rareté de la monnaies qui font le bon marché des choses ; c'est au contraire lorsqu'il y a abondance de monnaie et que les marchandises étant demandées deviennent plus chères, que le commerce se développe » (Malynes, 1622).
- Le libre-échange a-t-il un lien avec la faiblesse de la croissance européenne ?
Un lien indirect qui nous ramène au début de notre discussion. Si vos dirigeants accordent leurs faveurs aux rentiers et à la recherche du profit, plutôt qu'à l'innovation et à la solidarité, c'est en raison de votre propension à thésauriser et épargner ! Celle-ci s'accroît irrésistiblement depuis 1974 du fait du vieillissement de la population, par la baisse du nombre de naissances et l'arrivée à l'âge de la retraite des générations nombreuses nées durant les « Trente Glorieuses » (1944-1974). Leurs parents, qui avaient une vingtaine d'années à la Libération, ont relevé l'Europe par leur appétence à consommer et aussi par leur dynamisme, poussés qu'ils étaient par la nécessité d'élever correctement leurs enfants (près de trois en moyenne par couple). L'argent n'avait pas alors le temps de se reposer. Il était sitôt gagné sitôt dépensé ou investi dans la construction d'un logement.
Le temps a passé, les enfants du baby-boom, de cigales sont devenus fourmis. Ils se sont satisfaits de familles réduites, rarement plus de deux enfants, ils ont enfin atteint l'âge de la retraite avec une pension et des rentes souvent confortables, supérieures en tout cas à leurs besoins. Même en multipliant les voyages aux antipodes, ces retraités n'arrivent pas à tout dépenser. Alors, ils placent leur argent en obligations pour combler les déficits de l'État et des organismes sociaux...
Paradoxe du serpent qui se mord la queue, ces déficits sont dus en bonne partie au financement des retraites de ces mêmes personnes ! Mais pas seulement. Les pouvoirs publics doivent aussi aider les retraités pauvres et les jeunes privés d'emploi par la faute du libre-échange. À l'adresse de ceux-ci, faute de mieux, ils multiplient les emplois administratifs, emplois de complaisance, emplois aidés... quitte à augmenter encore l'endettement public. Cela vaut toujours mieux que l'invasion des Champs-Élysées et de l'avenue Montaigne par des Gilets jaunes.
- Mon cher Lord, je vous sais gré de m'avoir accordé cet entretien. Mais enfin, comment sortiriez-vous de cette impasse ?
Ainsi que je vous l'ai dit précédemment : en prenant l'argent à ceux qui se montrent inaptes à le dépenser et en le redistribuant à ceux qui sont mieux à même de le dépenser et l'investir ! Plutôt donc que l'État ne s'endette auprès des retraités aisés pour financer leurs pensions de retraite et secourir les victimes de la mondialisation, il vaut mieux qu'il s'endette auprès de ces mêmes personnes pour soutenir les personnes dans le besoin, à commencer par les jeunes ménages en peine de s'installer, d'élever et éduquer leurs enfants. Le pays y gagnerait doublement, en revigorant immédiatement les circuits d'échanges et en préparant l'avenir avec des jeunes générations plus nombreuses, confiantes et mieux formées.
Bien entendu, il ne s'agit pas que les bénéficiaires utilisent leur supplément de revenu pour augmenter leurs achats de maillots chinois ou de biftec brésilien dans les grandes surfaces qui en font commerce. Il est essentiel que cette redistribution nourrisse les circuits d'échanges intérieurs et redonne du tonus aux agriculteurs et industriels nationaux, ce qui signifie d'en finir avec l'idéologie néolibérale et libre-échangiste et d'en revenir à un protectionnisme raisonnable. C'est tout le bonh...
Crédit épuisé, la communication est coupée ! Keynes retourne dans l'au-delà...
Vos réactions à cet article
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jeanR (23-07-2019 13:56:30)
j'ai aimé l'article juillet 2019 sur Keynes : pertinent, clair, avec lien vers autres auteurs