28 mai 2023

Erdoğan et Poutine, jumeaux en politique

28 mai 2023. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a démenti les médias occidentaux (ou du moins français) qui, tous ou à peu près, prenant leurs désirs pour la réalité, avaient parié sur sa défaite électorale. La victoire de son parti aux législatives du 14 mai et sa probable réélection à la présidence ce dimanche-ci vont aggraver l’isolement de l’Union européenne, déjà confrontée à la guerre avec son frère jumeau en politique, le président russe Vladimir Poutine.

Recep Tayyip Erdoğan (né le 26 février 1954 à Beyoğlu, Istanbul) et Vladimir Poutine (né le 7 octobre 1952 à Léningrad)Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan affichent des personnalités et des parcours d’une troublante similitude. De la même génération et de la même classe moyenne, le premier est né le 7 octobre 1952 à Leningrad (anciennement Saint-Pétersbourg), le deuxième le 26 février 1954 à Istanbul (anciennement Constantinople). Après des études sans éclat particulier, l’un et l’autre vont bâtir leur carrière dans l’ancienne capitale impériale de leur pays et l’on peut y voir les prémices de leur ambition politique.

Ils sont arrivés au sommet de l’État quasiment en même temps (2000 pour le premier, 2002 pour le second), forts de leur charisme et de leur énergie. Élus et réélus une première fois dans des conditions tout à fait démocratiques, ils n’ont eu de cesse ensuite de renforcer leur autorité pour faire face aux oppositions puissantes qu’ils ont réveillées à l’intérieur et plus encore à l’extérieur de leur pays.

L’un et l’autre, en effet, semblent avoir ambitionné très tôt de restaurer la grandeur des deux grands empires dont la Russie et la Turquie sont les héritières : l’empire des tsars et l’empire ottoman.

Russie et Turquie : une longue décrépitude

Les empires russe et turc se sont affrontés pendant cinq siècles de part et d’autre de la mer Noire. Ils ont explosé l’un et l’autre à l’issue de la Première Guerre mondiale sous les coups infligés par les démocraties occidentales avant de se rétablir dans la douleur, au terme de terribles guerres civiles qui perdureront jusqu’en 1923.

Les Grecs dans le premier cas et les Ukrainiens occidentaux dans le second seront au cœur des combats contre le nouvel État instauré qui par Lénine et Staline, qui par Moustafa Kémal, le « Père des Turcs » (Kémal Atatürk).

Dans les années 1980, après deux décennies de « glaciation » sous la direction de Leonid Brejnev, l’URSS, héritière de l’empire russe, va entrer dans une longue période d’instabilité, de récession… tout comme sa sœur ennemie, la Turquie.

Celle-ci, à la mort d’Atatürk, en 1938, a été reprise en main par son dauphin Ismet Inönü, qui a veillé à rester en-dehors de la Seconde Guerre mondiale. Mais au plus fort de la guerre froide, Washington a convaincu tant la Turquie que sa rivale la Grèce d’entrer dans l’Alliance Atlantique-nord, l’OTAN. Ce fut chose faite le 18 février 1952.

Dès lors, bien que très pauvre et très peu occidentale, malgré les efforts d’Atatürk, la Turquie allait servir de base avancée américaine face à l’ogre soviétique. En 1962, le Pentagone ayant installé sur son sol des bases de missiles nucléaires, Moscou répliquait par des bases similaires à Cuba, ce qui allait provoquer la plus grave crise de la guerre froide.

Faisant du combat contre Moscou sa priorité absolue, Washington se montre peu regardant sur la nature démocratique de ses alliés du front méditerranéen : Portugal, Espagne, Grèce… et Turquie. Malgré les faveurs de Washington, celle-ci sombre dans une alternance de coups d’État militaires, de périodes parlementaires et de guerres civiles.

Le 27 mai 1960, l’armée intervient une première fois par souci de préserver l’héritage kémaliste et en premier lieu la laïcité. Elle renverse le Premier ministre Menderes, édicte une nouvelle Constitution et ramène Inönü au pouvoir le 9 juillet 1961.

Battu en 1965, Inönü cède la direction du gouvernement à Süleyman Demirel qui est à son tour chassé du pouvoir par l’armée le 12 mars 1971.

Aux élections du 14 octobre 1973, le très kémaliste Bülent Ecevit accède au pouvoir. Il va s’attirer une grande popularité en envoyant l’armée s’emparer du nord de Chypre le 16 juillet 1974. Il prend prétexte de ce que la veille, des putschistes cypriotes avaient prétendu réaliser le rattachement de Chypre à la Grèce (Enosis).

Près d’un demi-siècle après, Chypre est toujours divisée entre une République de Chypre (hellénophone) et une République turque de Chypre du nord, reconnue seulement par la Turquie qui a renforcé son peuplement turcophone par l’installation de plusieurs dizaines de milliers de colons anatoliens.

Cette conquête, notons-le, bafoue les conventions internationales au moins tout autant que l’agression de l’Ukraine par la Russie en 2014-2022. Elle ne va pas pour autant empêcher les Occidentaux de normaliser leurs relations avec la Turquie comme si de rien n’était.

Les militaires turcs reviennent au pouvoir du 12 septembre 1980 au 13 décembre 1983. Là-dessus, le nouveau Premier ministre Turgut Özal doit faire face au retour de la « question kurde » le 15 août 1984 avec le déclenchement de la lutte armée par Abdullah Öcalan, fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). La guerre civile va faire plusieurs dizaines de milliers de morts jusqu’à nos jours, Erdoğan poursuivant les rebelles kurdes jusqu’en Syrie et en Irak et dans leur exil parisien.

Cette guerre sale n’aura rien à envier en matière d’atrocités à celle que livreront le président russe Boris Eltsine et son successeur Vladimir Poutine aux indépendantistes tchétchènes. Mais quand elle survient, la guerre froide est entrée dans sa dernière phase. L’Armée rouge s’épuise en Afghanistan et en Pologne, le syndicat Solidarnosc défie le gouvernement communiste. Autant dire que les Occidentaux songent moins que jamais à tancer les Turcs car leurs urgences sont ailleurs.

En 1999, Süleyman Demirel, devenu président de la République, dépose la candidature officielle de la Turquie à l’Union européenne. Cette demande est avalisée sans barguigne en 2003, alors même qu’Erdoğan accède à la tête du gouvernement turc.

Atouts et risques d’une stratégie d’équilibre

C’est le 27 mars 1994 que Recep Tayyip Erdoğan sort de l’anonymat en se faisant élire à la mairie d’Istanbul. Il se présente comme un islamiste modéré déterminé à lutter avant tout contre la corruption. Mais le 21 avril 1998, il est déchu de son mandat et va effectuer quatre mois de prison sous l’inculpation d'incitation à la haine pour avoir cité en meeting un poète nationaliste : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ».

À sa sortie de prison, en juillet 1999, il renonce à défier les militaires sur la question religieuse et fonde un nouveau parti, le Parti de la Justice et du Développement (AKP) en cachant ses options islamistes. N’en pouvant plus d’une classe politique qui mène le pays au chaos, les électeurs lui accordent le 3 novembre 2002 la majorité absolue à la Grande Assemblée nationale et le 14 mars 2003, Erdoğan devient Premier ministre.

Vladimir Poutine aura quant à lui échappé à la case prison. Officier du renseignement en Allemagne à la chute du Mur de Berlin, il devient ensuite à Saint-Pétersbourg le conseiller aux affaires internationales du premier maire élu démocratiquement, Anatoli Sobtchak. Son sens manœuvrier lui vaut d’être appelé à Moscou en 1996 et en juillet 1998, il prend la tête du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie, le FSB, qui a succédé au KGB de sinistre mémoire. Le 9 août 1999 enfin, alors qu’il est encore totalement inconnu du public, le président Boris Eltsine, usé par l’alcool, la corruption de son entourage et sa propre impéritie, lui confie la direction du gouvernement.

Poutine accède d’un coup à la notoriété internationale en exprimant publiquement sa détermination à « buter les terroristes [tchétchène] jusque dans les chiottes ». Aussi, après la démission par surprise de Boris Eltsine le 31 décembre 1999, c’est sans trop de difficulté qu’il sera élu à la présidence de la Fédération de Russie le 26 mars 2000.

Avec énergie et efficacité, il va écraser les Tchétchènes mais aussi et surtout mettre au pas les oligarques (multimilliardaires enrichis par le pillage de l’ex-URSS), redresser l’économie nationale et ramener la Russie dans le concert des nations, ce qui lui vaudra en mars 2004 une réélection très confortable.

Erdoğan relance lui aussi l’économie du pays dans un cadre libéral. Comme Poutine, il tolère les tricheries des possédants et notamment des groupes du BTP à la condition expresse qu’ils lui soient dévoués. Portées par une conjoncture internationale favorable, la Russie et la Turquie connaissent l’une et l’autre une phase de modernisation accélérée dans cette première décennie du XXIe siècle.

Les deux dirigeants ont alors bonne presse dans l’opinion occidentale. Les libéraux européens s’obstinent à voir en Erdoğan le représentant d’un islam démocrate qui serait la copie conforme de la démocratie chrétienne ; quant à Poutine, il multiplie les gestes de bonne volonté à l’égard des Européens et de l’OTAN, y compris en aidant les Américains en Afghanistan.

Mais l’un et l’autre cultivent le même dessein : refaire de leur pays respectif le pôle dominant de leur région comme dans les siècles anciens et pour cela, ils n’ont de cesse de jouer de la situation charnière de leur État, entre l’Europe, le bassin méditerranéen et l’Asie profonde.

Dans un premier temps, l’un et l’autre jouent la carte européenne : discours au Bundestag de Vladimir Poutine le ; abolition de la peine de mort en Turquie par souci de conciliation avec les valeurs européennes, etc. Mais très vite, le naturel reprend le dessus.

Au printemps 2008, invité au sommet de l’OTAN, Vladimir Poutine manifeste son irritation quand les Occidentaux appellent la Géorgie et l’Ukraine à rejoindre l’alliance et qui plus est entérinent l’indépendance unilatérale du Kosovo, sur le dos de son alliée serbe. À l’été 2008, il remet brutalement au pas la Géorgie et dès lors porte la plus grande attention à renforcer son armée.

Trois ans plus tard, en 2011, il prend le parti de soutenir Bachar el-Assad, président-dictateur de la Syrie, alliée traditionnelle de la Russie. Le monde doit savoir que la Russie, à la différence des États-Unis, ne lâche jamais ses amis quoi qu’ils fassent !

Il prend la mouche enfin quand les manifestants de Kiev, activement encouragés par les Américains, obtiennent le renvoi du président pro-russe de l’Ukraine.

Convaincu qu’il n’a rien à attendre de l’Ouest, il relance l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui réunit depuis 2001 la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan. Elle s'élargira à l'Inde et au Pakistan en 2016, puis à l'Iran en 2021, jusqu'à rassembler près de la moitié de l’humanité.

Le régime turc connaît lui aussi un premier tournant en 2008. La croissance économique se tasse brutalement suite à la « crise des subprimes » ; par ailleurs, le parti du Premier ministre, l'AKP, se voit condamné pour « activités antilaïques » et il n’échappe à l’interdiction par la Cour constitutionnelle que par la voix d’un juge.

Erdoğan entend l’avertissement. Avec l’accession à la présidence de la République de son fidèle Abdullah Gül, il met la main sur le système judiciaire et en profite pour mettre au pas l’armée et multiplier les arrestations sous des inculpations diverses et variées.

Il ne veut pas risquer un quatrième coup d’État de la part des militaires restés fidèles au kémalisme. Justement, ce coup d’État surviendra le 15 juillet 2016 mais il échouera piteusement et se soldera par un ultime nettoyage de l’armée.

En attendant, sa diplomatie va prendre un tour résolument offensif dans la foulée du « printemps arabe ». Tandis qu’il se flattait précédemment d’avoir tissé des liens paisibles avec tous ses voisins, Russie et Grèce comprises, voilà qu’il va se les mettre quasiment tous à dos quand l’OTAN va l’amener à combattre Bachar al-Assad. Mais très vite, il va retourner la situation à son avantage jusqu’à lancer le 20 janvier 2018 une brutale offensive contre les forces kurdes installées à Afrine et les exterminer, en dépit du soutien que ceux-ci ont apporté aux Occidentaux dans la guerre contre Daesh.

Comme Poutine, Erdogan est un pragmatique qui s’adapte aux réalités du moment sans perdre de vue son objectif ultime. Il ne fait pas de sentiments mais ne connaît que ses intérêts.

En juin 2010, il défie Israël en envoyant un cargo « humanitaire » forcer le blocus de Gaza. La marine israélienne intervient et l’affaire se solde par la mort de plusieurs Turcs. Très vite à aussi, Erdoğan comprend qu’il a mieux à faire et va se réconcilier avec Israël jusqu’à entamer des manœuvres militaires conjointes au nom de la Realpolitik.

De la même façon, après l’assassinat par les services secrets saoudiens du journaliste Jamal Kashoggi, le 2 octobre 2018 dans l’ambassade d’Arabie à Ankara, il va très vite passer l’éponge et nouer d’excellentes relations avec le régime saoudien.

Le 28 août 2014, à la faveur d’une révision constitutionnelle, Erdoğan se fait élire à la présidence de la République et supprime le poste de Premier ministre, jugé trop encombrant. Il ne cache plus dès lors sa nostalgie de la grandeur ottomane, jusque dans les uniformes chamarrés de la garde d’honneur de son palais d’Ankara. En juillet 2020, il prend la décision ô combien symbolique de rendre Saint-Sophie au culte musulman.

Voilà vingt ans donc que Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan mènent chacun de leur côté une entreprise de restauration impériale. Reconnaissons-leur de partager beaucoup de points communs dont l’exécration de l’Occident et de ses valeurs démocratiques.

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2023-05-29 09:35:46

Voir les 9 commentaires sur cet article

Norby (01-06-2023 10:47:19)

De toutes façons, compte tenu des erreurs sur la Libye,l'Irak,il vaut mieux que ce soit Erdogan qui gagne,car il tient bien les islamistes.le challenger, lui aurait certainement ouvert la porte ... Lire la suite

MACIAS Philippe (31-05-2023 15:55:53)

En résumé; les deux autocrates ont le même objectif; recréer les empires ottoman pour l'un soviétique pour l'autre. Tous deux ont pour modèle des dirigeants autoritaires 'Kemal) voire dictateur... Lire la suite

Yuki (31-05-2023 09:14:11)

"Les médias occidentaux (ou du moins français) qui, tous ou à peu près, prenant leurs désirs pour la réalité, avaient parié sur sa défaite électorale". Sur quel faits se base cette phrase ... Lire la suite

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