L'Histoire universelle et les textes anciens dont la Bible abondent en récits d'exterminations et massacres de masse. Mais les Européens, à l'apogée de leur puissance, au XIXe siècle, avaient nourri l'espoir d'y échapper enfin.
Dans son ouvrage posthume De la guerre (1832), Clausewitz réduit la guerre à « la continuation de la politique par d’autres moyens ». Cette célèbre formule s'applique assez bien aux Temps modernes, de la fin du XVIe siècle au début du XIXe, quand les États européens en venaient à s'affronter, armée contre armée, après avoir épuisé tous les recours de la diplomatie.
Le XXe siècle a changé la donne avec l'émergence de la guerre totale, de la guerre d'extermination et de la guerre asymétrique. Dans Le siècle des génocides (Armand Colin, 2004), Bernard Bruneteau définit même ce siècle comme celui qui a vu se multiplier en Europe et dans le reste du monde un crime d'une dimension sans pareille, le génocide. Il se garde cependant de mettre dans le même sac génocides, crimes contre l'humanité, massacres de masse, atrocités des guerres coloniales, crimes de guerre... Appliquons-nous à bien définir ces concepts.
Après un siècle de guerres d'extermination et guerres asymétriques, la guerre d'Ukraine, qui a vu la Russie attaquer sa voisine le 24 février 2022, nous ramène à la guerre selon Clausewitz.
Cette guerre, dont nous n'avons pas fini de subir les conséquences, est l'aboutissement d'une tension croissante entre deux puissances impérialistes, les États-Unis et la Russie, l'une désireuse de placer toute l'Europe sous sa protection, l'autre animée par une conception extensive de sa sécurité. Il s'en est suivi un affrontement plutôt conventionnel entre une armée russe de 150000 hommes et une armée ukrainienne de 250 000 hommes équipés et formés par l'OTAN, le bras armé des États-Unis.
Au terme d'un mois de conflit et alors que s'amorçent à Istanbul les négociations de paix entre les belligérants, les pertes seraient similaires des deux côtés, de l'ordre de plusieurs milliers de soldats. Les civils victimes des bombardements ont été évalués à 1100 environ par l'ONU à la fin mars, un nombre qui va s'avérer, hélas, très en-dessous de la réalité. Le conflit se signale aussi par le grand nombre de réfugiés de guerre, essentiellement des femmes et des enfants qui ont gagné les pays limitrophes en cultivant l'espoir de retrouver un jour prochain leurs foyers. Début avril, la guerre a pris un nouveau tour avec la découverte à Boutcha et dans d'autres villages de la région de Kiev de plusieurs centaines de civils probablement assassinés par les Russes avant leur retrait de la région...
Aux origines de la violence du XXe siècle
Jusqu'à la Grande Guerre (1914-1918), l'Europe avait connu de nombreuses guerres entre États, réduites pour l'essentiel à des affrontements entre militaires. Il s'agissait à chaque fois pour les belligérants de prendre des gages avant de s'asseoir à la table des négociations. Un changement s'amorce avec la Première Guerre mondiale, plus meurtrière que toutes les précédentes : l'Allemagne vaincue se voit sommée de signer un traité de paix à la rédaction duquel elle n'a pas participé (on mesure le chemin parcouru en un siècle quand on songe à la manière dont la France, après la chute de Napoléon, a participé au congrès de Vienne).
Ce conflit, en atteignant un seuil de violence sans précédent en Europe, a également contribué à chambouler les consciences. « Lieu de l'hécatombe et de la terreur la plus insupportable, la bataille des années 1914-1918 a rendu banale la disparition de millions d'hommes (...). Le consentement à la mort de masse est indissociable de la désacralisation subite de la vie humaine », note Bernard Bruneteau.
C'est ainsi que l'on arrive à la Seconde Guerre mondiale avec des victimes civiles plus nombreuses que les victimes militaires, une caractéristique que l'on retrouve dans les guerres civiles ou religieuses, certaines guerres coloniales ou encore les conquêtes mongoles. En 1945, sitôt après la destruction du IIIe Reich, les vainqueurs se montrèrent déterminés à juger les représentants du IIIe Reich, coupables d'avoir déclenché le plus épouvantable conflit qui soit, du moins en Europe. C'est une première dans l'histoire des relations internationales car, jusque-là, il était habituel que toute guerre se termine par des négociations de paix.
Le crime contre l'humanité
L'accord de Londres du 8 août 1945 établit donc les statuts du Tribunal militaire international de Nuremberg, qui doit juger les criminels nazis. Il invoque à leur propos trois chefs d'inculpation conventionnels et quelque peu arbitraires : complot (quels gouvernants n'ont jamais comploté d'une manière ou d'une autre ?), crime contre la paix (toute guerre est en soi un crime contre la paix), crimes de guerre (aucun belligérant n'y échappe à vrai dire : exécutions sommaires, viols, bombardements de villes, etc.).
Mais les juristes de Londres ajoutent à ces chefs d'inculpation le « crime contre l'humanité ». C'est la première utilisation de ce concept. Son invention revient à... Robespierre qui avait déclaré le 3 décembre 1792 au procès de Louis XVI ! « Je demande que la Convention nationale le déclare [le roi] dès ce moment traître à la nation française, criminel envers l'humanité... ». L'accord de Londres définit le crime contre l'humanité de façon très extensive comme « l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toutes les populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux » (article 4).
La conséquence juridique fondamentale et exclusive du crime contre l'humanité est d'être imprescriptible : ses auteurs peuvent être poursuivis jusqu'au dernier jour de leur vie. Il s'agit d'une entorse à un principe juridique immémorial, la prescription : au-delà d'un certain délai, la justice s'interdit de poursuivre un délinquant ou un criminel. L'imprescriptibilité se doit d'être maniée avec précaution pour ne pas jeter les coupables dans le désespoir absolu. C'est pourquoi la définition du crime contre l'humanité a été d'abord restreinte au cadre de la Seconde Guerre mondiale et de ses origines.
En 1973, une convention internationale a étendu le concept de crime contre l'humanité à l'apartheid (ségrégation raciale en Afrique du Sud) mais c'est seulement après le génocide du Rwanda et les guerres de Yougoslavie qu'il sera étendu à tous les conflits. L'établissement de la Cour Pénale Internationale en 1998 autorisera enfin la poursuite des auteurs de crimes contre l'humanité autres que les nazis.
Le génocide
Parmi tous les crimes reprochés au IIIe Reich, il y avait bien sûr l'extermination des Juifs d'Europe. De 1941 à 1945, en plein conflit, les menées antisémites des nazis ont conduit à la mise à mort méthodique de six millions d'êtres humains en vue d'éradiquer du continent européen un groupe honni, les personnes juives ou d'origine juive. Cette mise à mort s'est effectuée de diverses façons, par des exécutions sommaires, par la famine et par gazage dans des camps d'extermination situés pour la plupart en Pologne (Auschwitz-Birkenau, Treblinka...). On la distingue de la répression plus conventionnelle des opposants au régime nazi, qui a conduit ceux-ci dans des camps de concentration et de travail forcé en Allemagne même (Buchenwald, Dachau, Mauthausen...).
C'est seulement le 11 décembre 1946, après qu'ont débuté les procès de Nuremberg, lors de la première session de l'Assemblée générale des Nations Unies, qu'a été reconnue la spécificité de ce « crime sans nom » (l'expression est de Churchill). Le professeur de droit international Raphael Lemkin le qualifie de « génocide », à partir du grec genos, race, avec le suffixe latin -cide désignant le meurtre.
Par sa résolution 96, l'ONU définit le génocide comme « un déni du droit à la vie des groupes humains », que ces « groupes raciaux, religieux, politiques et autres, aient été détruits entièrement ou en partie ». Le génocide ainsi défini entre dans la catégorie des crimes contre l'humanité.
Le concept s'est appliqué rétrospectivement au massacre des Arméniens (1915) et des Juifs d'Europe (1941-1945) puis aux massacres plus récents des Cambodgiens (1975) et des Tutsis (1994). Le massacre des Hereros (1904) et celui des Ukrainiens (1932) sont parfois aussi rangés dans cette catégorie.
Mais l'allusion au fait politique a déplu à l'URSS qui avait beaucoup à se reprocher en ce domaine. Aussi la définition a-t-elle été édulcorée dans l'article II de la Convention des Nations Unies du 9 décembre 1948 qui a défini comme génocide « des actes commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ».
L'exclusion du fait politique fait encore débat parmi les spécialistes car elle conduit à exclure par exemple la famine en Ukraine, en 1932, et le massacre des Hutus modérés du génocide des Tutsis, en 1994, et elle fait fi d'un constat évident selon l'historien Bernard Bruneteau : « les génocides commis contre des groupes raciaux, ethniques ou religieux le sont toujours à la suite de conflits et à partir de considérations idéologico-politiques ». Lui-même accorde sa préférence à la définition du génocide par Frank Chalk et Kurt Jonasshon : « Le génocide est une forme de massacre de masse unilatéral par lequel un État ou une autre autorité a l'intention de détruire un groupe, ce groupe et ses membres étant définis par le perpétrateur » (note).
Qu'il s'agisse de la Shoah ou des autres crimes de masse du dernier siècle, la souffrance des victimes est la même. La Shoah n'en conserve pas moins un aspect exceptionnel par son caractère systématique.
Ainsi, si les nazis ont bien conçu un projet d'extermination de tous les Juifs d'Europe, on n'observe rien de tel concernant les homosexuels ou encore les tziganes. Ces groupes ont été victimes d'exclusion et de déportations mais jamais de façon systématique. Les tziganes, par exemple, ont été traités différemment selon qu'ils étaient sédentaires ou nomades et certains ont même pu servir dans l'armée allemande, la Wehrmacht.
D'autre part, lors de l'extermination des Arméniens d'Asie mineure par les Turcs, les Arméniens de la capitale, Istamboul, ont pu continuer à vaquer à leurs activités, à l'exception de 400 notables exécutés au premier jour du génocide. De même ont été épargnés les Arméniens de Jérusalem et du Proche-Orient.
CPI, crimes contre l'humanité et crimes de guerre
Le 17 juillet 1998 survient un coup de tonnerre avec la publication du Statut de Rome qui établit la Cour Pénale Internationale (CPI). Cette institution dont le siège est à La Haye (Pays-Bas) se donne pour mission de juger les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité, les génocides et les agressions.
L'article 7 du Statut de Rome range parmi les crimes contre l'humanité les actes ci-après commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique contre une population civile :
• meurtre,
• extermination,
• réduction en esclavage,
• déportation ou transfert forcé de population,
• emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international,
• torture,
• viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée et toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable,
• persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d'ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste, ou en fonction d'autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour,
• apartheid,
• autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé physique ou mentale (source : AIDH).
De l'avis de certains juristes, cette énumération – en particulier son dernier terme - rend la notion de crime contre l'humanité extensibles à presque tous les crimes, avec, par voie de conséquence, le risque de rendre inopérant le principe de prescription. Cette dérive juridique se retrouve dans l'article 8 du Statut de Rome qui définit également de façon très extensive les crimes de guerre susceptibles de valoir des poursuites devant la CPI :
Selon cet article 8 :
La Cour a compétence à l'égard des crimes de guerre, en particulier lorsque cescrimes s'inscrivent dans le cadre d'un plan ou d'une politique ou lorsqu'ils font partied'une série de crimes analogues commis sur une grande échelle.
Aux fins du Statut, on entend par « crimes de guerre » les infractions graves aux Conventions de Genève du 12 août 1949, à savoir l'un quelconque des actes ci-après lorsqu'ils visent des personnes ou des biens protégés par les dispositions des Conventions de Genève :
• L'homicide intentionnel,
• La torture ou les traitements inhumains, y compris les expériences biologiques,
• Le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter gravement atteinte à l'intégrité physique ou à la santé,
• La destruction et l'appropriation de biens, non justifiées par desnécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire,
• Le fait de contraindre un prisonnier de guerre ou une personne protégée à servir dans les forces d'une puissance ennemie,
• Le fait de priver intentionnellement un prisonnier de guerre ou toute autre personne protégée de son droit d'être jugé régulièrement et impartialement,
• La déportation ou le transfert illégal ou la détention illégale,
• La prise d'otages.
Depuis lors, plusieurs auteurs de massacres de masse ont été poursuivis par la CPI ou des tribunaux nationaux pour des crimes de guerre, de génocide et contre l'humanité. Parmi eux : 1) des Rwandais coupables de participation au génocide des Tutsis, 2) le président du Soudan Omar Al-Bachir pour ses méfaits au Darfour en 2004, 3) l'ancien dictateur guatémaltèque Rios Montt condamné à 80 ans de prison pour les sévices des escadrons de la mort contre la paysannerie maya, 4) d'anciens Khmers rouges pour leur participation au génocide du Cambodge, 5) enfin des collaborateurs de Saddam Hussein pendus pour leurs actions contre les Kurdes d'Irak.
Au terme de ce parcours, l'historien Bernard Bruneteau nous met lui-même en garde contre une double dérive :
• La première, ultra-restrictive, voit dans l'Holocauste (l'extermination des Juifs) le seul véritable génocide ; elle établit par exemple une différence entre la prétendue « rationalité » des crimes staliniens, commis au nom d'un idéal honorable, et l'absolue « irrationalité » des crimes nazis,
• La seconde, extensive, conduit à qualifier de génocide, crime contre l'humanité ou crime de guerre tous les méfaits d'une certaine ampleur, y compris les opérations de guerre ordinaires, au risque d'enlever toute pertinence à ces concepts.
Batailles navales
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Voir les 5 commentaires sur cet article
Christian (19-05-2022 04:41:37)
La bataille de Marioupol, qui est sans doute en train de s'achever avec la destruction quasi complète de la ville et la reddition des derniers combattants d'Azovstal, me fait penser à celle de Bir H... Lire la suite
Christian (06-04-2022 02:54:09)
Lapsus tristement révélateur de l'ambassadeur russe Vassily Nebenzia à l'ONU : "Les cadavres qui gisent dans les rues, ils n'existaient pas avant que les troupes russes n'arrivent… Euh ne partent... Lire la suite
yves (03-04-2022 19:33:51)
Finalement , la guerre qui est faite à l'Ukraine ne serait que la conséquence de l'affrontement de deux impérialismes , renvoyés ainsi dos à dos . Il y a du vrai dans cela, mais ce qui se passe a... Lire la suite