Le commerce international est né du besoin de chaque pays de se procurer les biens qu'il n'était pas en mesure de produire. Très rentable, il a permis aux grands États modernes d’asseoir leur puissance en usant du protectionnisme... Avec la libéralisation actuelle des échanges, nous sommes entrés dans un monde nouveau où l'objectif n'est plus d'acheter ailleurs ce dont on ne dispose pas chez soi mais seulement de minimiser les coûts de production par les délocalisations dans les pays à bas salaires.
Place à l'Histoire et à l'exposé des faits. Suivons les commerçants autour des mers et voyons comment ils ont unifié le monde. Nous examinerons dans une deuxième partie comment l'idéologie du libre-échange a pris le dessus et nous soulignerons en dernière partie les faux-semblants de la « troisième mondialisation », en voie de s'achever aujourd'hui.
La liberté des échanges, une réalité maritime
Au commencement, les marchands ne se formalisaient pas ! Ils franchissaient comme ils pouvaient les plaines et les montagnes, les fleuves et les mers, les déserts également.
Dans les passages obligés, gué, col ou entrée de ville, ils payaient un péage ou un octroi au maître du lieu. C'est comme cela que les montagnards suisses ont assuré leur fortune dès le XIIIe siècle, en taxant les commerçants flamands et italiens qui empruntaient le fameux « pont du Diable », dans le défilé du Saint-Gothard. C'est comme cela aussi, grâce à leur emplacement sur un gué, que se sont développées beaucoup de villes au Moyen Âge.
Il n'y a guère qu'un espace sans obstacle au commerce : l'espace maritime. Pas de péages et seulement le risque des pirates et des tempêtes ! Dès l'Antiquité, les audacieux en usent pour le transport des marchandises sur de longues distances, vendant ici à prix d'or ce qui est produit là-bas à bas prix.
Le commerce dans la mer Méditerranée fait dès avant l'An Mil la fortune des Vénitiens et autres marchands italiens. Au nord, dans la mer Baltique, les Allemands se lancent à leur tour à l'aventure. Ils fondent des escales prospères, réunies au sein d'une Hanse ou ligue hanséatique.
À l'ouest, dans les bouches du Rhin et de l'Escaut, au milieu d'éléments hostiles et de terres infertiles, les hommes cherchent leur survie dans le travail de la laine dont ils vont devenir des spécialistes appréciés dans toute l'Europe.
Ces Hollandais vont quérir leur matière première en bateau sur la rive d'en face, en Angleterre. À la jonction entre la Baltique, la Méditerranée, le Rhin et l'Angleterre, ils ne tardent pas à devenir des intermédiaires incontournables... et enviés.
Toute leur richesse étant fondée sur le commerce international, les Hollandais deviennent des apôtres inlassables de la liberté de circulation et d'échanges.
Dès 1608, la puissante Compagnie des Indes orientales (VOC) mandate Hugo Grotius pour lui donner une base légale. Le juriste argumente que le traité de Tordesillas, signé par l’Espagne et le Portugal en 1494 afin de s’arroger le monopole sur le commerce maritime mondial, est illégal.
La règle sera désormais le libre-échange pour tout le monde... sauf pour les Hollandais. Ces derniers, on va le voir, vont se garder de l'appliquer quand il s'agit de leur commerce colonial. Pour eux comme pour tout peuple raisonnable, l'intérêt national l'emporte toujours sur la théorie et l'idéologie.
Le protectionnisme, une réalité anglaise
Le concept de protection douanière est né en Angleterre qui, comme chacun sait, est une île et où il est aisé à son souverain d'en surveiller les entrées et les sorties. Sa principale ressource d'exportation au Moyen Âge est la laine de ses moutons, vendue aux artisans des Flandres pour être apprêtée, teinte et tissée.
Très tôt, les souverains anglais ont compris qu'ils auraient davantage de rentrées fiscales si leurs sujets prenaient la peine de tisser eux-mêmes la laine plutôt que de la vendre brute sur le Continent. C'est ainsi qu'au milieu du XIVe siècle, le roi Édouard IV interdit l'importation de draps étrangers. Cela ne lui est pas difficile, il lui suffit de bloquer les ports. Ce protectionnisme avant l'heure fait des mécontents : les tisserands néerlandais. Mais il permet à l'Angleterre de se doter d'une industrie textile qui va rapidement damer le pion à ses concurrentes et, au XVIIe siècle, exporter des draps fins jusqu'en Russie.
Les Anglais n'en restent pas là. À partir d'Elizabeth 1ère, au XVIe siècle, et jusqu'à la veille de la Révolution française, le protectionnisme prend un tour plus systématique. Il va devenir la règle de conduite de tous les gouvernants avec pour résultat de rattraper les Provinces-Unies néerlandaises, d'amorcer la révolution industrielle et de hisser la modeste Angleterre au premier rang des grandes puissances européennes et mondiales.
La reine Elizabeth interdit l'importation de différents articles en métaux et cuirs ouvragés tout en encourageant la venue de forgerons allemands pour en enseigner la fabrication à ses sujets.
Jacques 1er et Charles 1er poursuivent dans la même voie : protection de l'industrie textile nationale par des mesures douanières, accueil à bras ouverts d'artisans qualifiés chassés d'Espagne et de France par la répression religieuse. Un peu plus tard, le tsar Pierre le Grand agira de même en Russie pour créer une industrie nationale, source de puissance et de recettes fiscales (note).
Le meilleur revient à Cromwell. Le dictateur, qui a dirigé la seule expérience républicaine qu'ait connue l'Angleterre, promulgue en 1651 un Acte de Navigation mémorable. Il réserve aux navires et aux équipages anglais le droit d'entrer dans les ports de Grande-Bretagne. C'est du « lourd » ! Si lourd que les Hollandais, premiers visés, prennent la mouche. Il s'ensuit deux guerres en 1652 et 1665, suivies d'une paix de compromis (on est entre gens civilisés).
L'Angleterre et les Provinces-Unies, qui sont aussi les deux principales nations maritimes du moment, concluent avec la Suède une Triple-Alliance contre les prétentions hégémoniques du roi de France Louis XIV. Il s'ensuit un déclin irréversible des Provinces-Unies tandis que l'Angleterre devient grâce à sa flotte une puissance d'envergure planétaire.
Elle s'engage dès la fin du XVIIe siècle dans le commerce avec les Indes orientales. Le sous-continent, riche de cent cinquante millions d'hommes et d'une civilisation très ancienne, possède et de loin la plus belle industrie textile du monde comme en atteste encore aujourd'hui le vocabulaire (indiennes, calicot, madras, cachemire...). L'Angleterre ne se laisse pas démonter par cette puissance industrielle. Elle réalise d'énormes profits en vendant les cotonnades indiennes sur le continent européen mais en interdit la vente sur son île pour protéger ses propres industriels (note)
Il ne s'agit que de mesures pragmatiques. Personne ne parle encore protectionnisme ou libre-échange.
Le concept en vogue au XVIIe siècle dans les cercles dirigeants européens est le « mercantilisme ». Des gens comme Colbert, ministre de Louis XIV, sont convaincus que la puissance d'un État se mesure à la quantité de numéraire en circulation, pièces d'or et d'argent. L'objectif d'un bon gouvernement est donc de limiter les sorties de métaux précieux, autrement dit les motifs d'achats à l'étranger et surtout les achats de produits de luxe (sucre, café...).
Pour cela, d'une part, on maintient les revenus des classes populaires aussi bas que possible afin de leur éviter de coupables tentations ; d'autre part, on développe des colonies à sucre et à café pour offrir aux classes supérieures les petits plaisirs dont elles ne sauraient se passer.
D'où le soutien actif de l'État à l'industrie du luxe (Gobelins, Saint-Gobain, Sèvres...) et à la construction navale. D'où également les « compagnies à charte » subventionnées par la puissance publique pour créer des colonies à plantations et les approvisionner en main-d'oeuvre servile. C'est afin de ne plus avoir à acheter du sucre ou du café aux producteurs orientaux que l'on va donc chercher des esclaves en Afrique pour les transférer dans le Nouveau Monde (note).
Bien entendu, les Anglais ne restent pas insensibles à ce discours. À la suite des Hollandais et avant les Français, ils fondent leur propre Compagnie des Indes occidentales. Toutes ces compagnies sont à capitaux privés mais disposent de généreux privilèges fiscaux grâce à la protection de leur gouvernement.
Elles ne se font pas de cadeaux. La VOC néerlandaise se révèle la plus dure en affaires. Elle protège ses sources d'approvisionnement en Asie du Sud-Est avec ses propres navires de guerre. Au Japon, pour mériter la confiance du shogun, elle lui apporte son soutien armé dans le massacre des catholiques de Nagasaki. L'argent n'a pas de religion.
Le libre-échange, une idée anglaise
Tout change au Siècle des Lumières, au moins dans les têtes. Les Français, toujours en avance d'une idée, enterrent le mercantilisme. Au milieu du XVIIIe siècle, une pléiade de grands esprits réunis autour de François Quesnay (1694-1774), médecin de Louis XV, jettent les bases du libéralisme économique avant que les Anglais ne s'y rallient et s'en fassent les promoteurs...
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Voir les 10 commentaires sur cet article
Rémy Volpi (23-11-2022 13:36:50)
Excellent article. Pour autant, lecteur de Fernand Braudel, je n'adhère pas à l'idée que les nations aient joué un rôle central dans le développement de l'économie. L'histoire du second millén... Lire la suite
Benoit de BIEN (11-11-2016 12:02:30)
Merci et bravo pour cette contribution. Personnellement j'y ai appris beaucoup et pu (encore une fois) vérifier que l'HISTOIRE est un trésor d'enseignements pour l'avenir.
Boutté (11-11-2016 09:51:34)
Une fois de plus l'Europe est victime des Lumières, au plan économique cette fois .