2 décembre 2005 : professeur à l'Université de Bretagne-Sud (Lorient), Olivier Grenouilleau nous a offert avec Traites négrières (Gallimard, 2004) un condensé passionnant de toutes les recherches historiques sur le sujet.
Olivier Grenouilleau s'inscrit dans la démarche globaliste avec cet ouvrage qui porte d'ailleurs en sous-titre Essai d'histoire globale.
L'historien s'est donné pour ambition de rapprocher et confronter tous les travaux concernant les traites négrières à travers le monde en vue d'« oeuvrer à une décentralisation de l'histoire du monde ». Le résultat est un livre de 700 pages indispensable pour qui veut comprendre les traites négrières, l'un des aspects les plus sombres de l'esclavage.
Olivier Grenouilleau rapproche deux phénomènes trop longtemps dissociés : la traite atlantique, pratiquée par les Occidentaux, et les traites orientales, pratiquées par les ressortissants des pays musulmans.
« La traite atlantique, la plus 'célèbre' et la moins mal connue des traites d'exportation, ne se développe vraiment qu'à partir du XVIIe siècle, près de mille ans après l'essor des traites orientales qui, plus précoces et plus durables, alimentèrent le monde musulman, jouant d'un point de vue quantitatif un rôle plus important que le sien », observe-t-il en introduction.
Premières traites négrières
L'exploitation de captifs noirs par les peuples du bassin méditerranéen n'est pas une nouveauté moderne. On en relève de premières traces dans l'Égypte pharaonique d'il y a 4000 ans puis plus tard chez les Grecs et les Romains. Elle va être relancée par l'islam pour une raison en premier lieu religieuse : « en pays d'Islam, seuls sont esclaves les enfants d'esclaves et les personnes capturées à la guerre. Des personnes libres ne peuvent être asservies, pas plus que les enfants abandonnés, selon une politique courante dans les civilisations antiques », souligne l'historien. D'où le recours au gisement subsaharien.
Cela commence avec un fameux traité conclu en 652 entre des Nubiens et l'émir d'Assouan, pour la livraison chaque année d'un quota de 360 captifs à ce dernier en échange de marchandises diverses. Rapidement, les habitants du monde islamique en arrivent à assimiler les Noirs à des esclaves et, pour justifier le rapprochement entre l'infériorité juridique et la couleur de peau, ils font appel à la fameuse malédiction de Cham.
La traite atlantique
Les Européens découvrent les traites négrières au XVe siècle, à la faveur de leurs premiers contacts avec les commerçants musulmans, sur les marchés d'Afrique du Nord. L'exploration des côtes africaines par les navigateurs portugais amènent ceux-ci à acheter quelques captifs avec les chefs coutumiers de rencontre. Quand les Portugais implantent les premières plantations sucrières sur le littoral du golfe de Guinée puis au Portugal même, c'est sans se poser trop de questions qu'ils y embauchent des esclaves noirs achetés au Maroc ou en Guinée.
Les premiers esclaves noirs débarquent dans les Antilles dès 1500, en provenance non d'Afrique mais de la péninsule ibérique : il s'agit d'une délocalisation avant l'heure ! Les Noirs ne sont pas les seules victimes de ce trafic. Aux XVe et XVIe siècle, il arrive aux Italiens et Espagnols de réduire en servitude des captifs « schismatiques », autrement dit des chrétiens orthodoxes originaires des Balkans ou de Russie. De sorte que l'on « pouvait toujours trouver vers 1600 des esclaves grecs et slaves... à Cuba » !
Notons aussi que les premiers travailleurs employés en nombre sur les plantations du Nouveau Monde furent non pas des Africains mais des Européens engagés sous contrat. Ces pauvres hères, dans l'espoir de se faire une nouvelle existence, s'engageaient à servir un planteur pendant trois à sept ans en échange du voyage et d'un lopin de terre à la fin de leur contrat. Bien peu arrivaient de fait au terme de leur contrat, morts d'épuisement avant terme. C'est seulement à la fin du XVIIe siècle que le vivier des « engagés sous contrat » s'épuisant, le travail des plantations revint presque exclusivement aux esclaves africains.
À l'encontre des idées reçues, Olivier Grenouilleau montre que le développement aux XVIe et XVIIe siècle du système des plantations dans le Nouveau Monde n'avait rien d'inéluctable. Ce système fondé sur une main-d'oeuvre servile et destiné à pourvoir les classes supérieures d'Europe en produits de luxe (sucre, tabac, cacao, café...) est la conséquence d'un choix politique.
Avant de s'épanouir en Amérique, le système des plantations s'est développé dans le monde méditerranéen, en pays d'islam comme en terres chrétiennes. Dès le XIIe siècle, des plantations sucrières se sont ainsi multipliées dans les États latins fondés par les croisés en Orient. Cette économie sucrière s'est ensuite peu à peu déportée vers l'ouest, jusqu'à atteindre les Antilles et le continent américain. Après un lent démarrage au XVIe siècle, cette économie de plantation connaît un rapide essor. Mais c'est au prix de grands et coûteux investissements.
« La solution adoptée aux Amériques semble d'autant plus surprenante que les efforts considérables qui furent consentis servirent, finalement, à produire en grande quantité des choses non essentielles, comme du sucre, du café ou du cacao, au prix de la vie de nombreux esclaves, tandis que nombre d'Européens continuèrent pendant longtemps à souffrir de disettes périodiques », dénonce l'historien.
Ce commerce aberrant n'a donc pu se développer que grâce à la protection initialement accordée, et ensuite jamais refusée, de l'État... Cette protection prend au XVIIe siècle la forme de compagnies « à charte » ou « à privilège ». Il s'agit de groupements de marchands et d'investisseurs privés qui s'engagent auprès du monarque à mettre en valeur un territoire en échange d'avantages fiscaux et douaniers.
Pour les élites du XVIIe siècle, pénétrées par la pensée mercantiliste, la richesse d'un État se mesure à ses réserves d'or. En développant les compagnies à charte, les monarques se donnent donc pour objectif de limiter les importations de produits de luxe et les fuites de métaux précieux... Le système des plantations et la traite négrière qui lui est associée débouchent-ils au moins sur de juteux profits ? Rien n'est moins sûr. Se fondant sur les travaux d'historiens anglais, Olivier Grenouilleau rappelle que « la traite anglaise, apparemment la plus profitable de toutes, n'a, en moyenne annuelle, jamais rapporté guère plus de 10% » (soit bien moins que le taux de 15% auxquelles s'astreignent nos actuelles multinationales !).
Le mercantilisme cède la place à la fin du siècle des Lumières (XVIIIe siècle) à l'idéologie libérale d'Adam Smith, qui prône la libre entreprise sous la protection d'un État garant de la morale et du droit (rien à voir avec le « néolibéralisme » contemporain, qui revendique l'extinction de l'État). C'est aussi le moment où l'on remet en question l'esclavage et l'économie de plantation mais les deux phénomènes, s'ils sont concomitants, ne sont pas nécessairement liés, comme le montre Olivier Grenouilleau dans ses développements sur l'histoire des abolitionnismes.
L'historien conclut son enquête par la place des traites négrières dans l'histoire de l'Occident et, bien entendu, de l'Afrique.
Après la publication de son livre, Olivier (Pétré-)Grenouilleau a tenu dans le Journal du Dimanche (12 juin 2005) des propos qui lui ont valu une plainte d'un collectif antillais pour négation d'un crime contre l'humanité, plainte plus tard retirée du fait de l'indignation d'un collectif d'historiens contre cette tentative de censure.
Voici un extrait de ses propos au JDD : « Il faut d'abord dire que le caractère abominable de la traite n'est pas corrélé aux chiffres. Le fait que la traite orientale — en direction de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient — ait affecté plus de gens ne doit nullement conduire à minimiser celle de l'Europe et des Amériques. En revanche, je suis surpris que certains soient scandalisés que l'on ose parler des traites non occidentales. Toutes les victimes sont honorables et je ne vois pas pourquoi il faudrait en oublier certaines. La traite transatlantique est quantitativement la moins importante : 11 millions d'esclaves sont partis d'Afrique vers les Amériques ou les îles de l'Atlantique entre 1450 et 1869 et 9,6 millions y sont arrivés. Les traites que je préfère appeler “orientales” plutôt que musulmanes — parce que le Coran n'exprime aucun préjugé de race ou de couleur — ont concerné environ 17 millions d'Africains noirs entre 650 et 1920.
Quant à la traite intrafricaine, un historien américain, Patrick Manning, estime qu'elle représente l'équivalent de 50 % de tous les déportés hors d'Afrique noire, donc la moitié de 28 millions. C'est probablement plus. Ainsi un des meilleurs spécialistes de l'histoire de l'Afrique précoloniale, Martin Klein, explique-t-il que, vers 1900, rien que dans l'Afrique-Occidentale française, on comptait plus de 7 millions d'esclaves. Aussi n'est-il sans doute pas exagéré de dire qu'il y en eut peut-être plus de 14 millions, pour le continent, sur une durée de treize siècles. »
Sur la qualification de crime contre l'humanité introduite par la loi Taubira, l'historien répond : « C'est aussi le problème de la loi Taubira qui considère la traite des Noirs par les Européens comme un 'crime contre l’humanité', incluant de ce fait une comparaison avec la Shoah. Les traites négrières ne sont pas des génocides.
La traite n'avait pas pour but d'exterminer un peuple. L'esclave était un bien qui avait une valeur marchande qu'on voulait faire travailler le plus possible. Le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents. Il n'y a pas d’échelle de Richter des souffrances. »
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Aucune réaction disponible