Pratiquée depuis l'Antiquité, la « restitution » des monuments détruits par les hommes ou abîmés par le temps suscite un intérêt croissant dans le monde, du Japon au Mali en passant par l'Allemagne. Elle n'en fait pas moins l'objet de vives controverses en France.
En 2016, deux projets ont bénéficié d'une ample couverture médiatique : la « restitution » des antiquités de Palmyre et, plus localement, celle de la flèche de la basilique Saint-Denis. L'incendie de Notre-Dame le 15 avril 2019 vient de raviver les débat. Un point complet sur cette question s'impose.
Important : glissez avec la souris sur les illustrations pour lire les légendes et, s'il y a lieu, cliquez pour voir les agrandissements avec leurs variantes.
La restitution, outil de préservation des symboles
La destruction des monuments de Palmyre a attiré sur l’État Islamique une notoriété sinistre, proportionnée à la célébrité des ouvrages visés.
L’émotion a culminé au mois d’août 2015, lorsque furent dynamités le temple de Baalshamin, celui de Bêl, sept tours-tombeaux, l’arc triomphal et de nombreuses colonnes.
Elle se propagea dans le monde entier et l’hypothèse de reconstruire les monuments détruits fut immédiatement avancée. Depuis lors, elle fait l’objet d’un projet international conduit par l’UNESCO.
Le cas de la flèche de Saint-Denis est sensiblement différent. Construite à la fin du XIIe siècle, elle a figuré jusqu’au début du XIXe parmi les ouvrages les plus spectaculaires d’Île-de-France.
Déstabilisée par sa vétusté et la foudre, puis par plusieurs tempêtes, elle fut démontée en 1846 et 1847 en vue d'être à nouveau assemblée avec des mortiers neufs qui garantiraient la solidité de l’ouvrage.
Mais une querelle technique puis le souhait qu’eut Eugène Viollet-le-Duc de reconstruire intégralement le massif occidental de la basilique retardèrent le chantier au point que la flèche et la tour qui la supportait restèrent au sol.
Depuis un siècle et demi, leur absence sur l’édifice et dans le paysage urbain est considérée comme une perte identitaire et la municipalité porte le projet de les remonter à partir de la documentation et des nombreuses pierres conservées.
Le projet bouscule les habitudes patrimoniales, mais il a reçu le soutien du président de la République, de grands historiens de l’art et de très nombreux élus.
Un vocabulaire à préciser
Les mots ont des fortunes variables et celui de restitution connaît actuellement une vogue particulière. Qu’il s’agisse de restitution territoriale après un conflit, de restitution d’un texte à moitié perdu ou de restitution d’œuvres spoliées, le terme s’attache systématiquement au fait de rendre quelque chose d’injustement enlevé.
Restitution architecturale : la définition du mot donnée par le Littré consiste à « rétablir dans son état premier, original, ce qui a subi des altérations ».
Dans l’imaginaire collectif, la restitution est étroitement liée depuis le XIXe siècle au travail de Viollet-le-Duc, qui n’hésitait pas à modifier les monuments pour atteindre « un état complet qui peut n’avoir jamais existé ».
Son intervention dans la nef de la basilique de Vézelay illustre son approche : il détruisit trois des quatre voûtes d’ogives datant du XIVe siècle pour restituer un état roman idéal. Par la suite, l’évolution des idées a banni cette forme de restitution où la part d’invention dominait le rétablissement d’un état historique.
Aujourd’hui, en opposition à Viollet-le-Duc, les chartes internationales comme celle de Venise (1964) imposent des restitutions historiquement étayées et les projets doivent se baser sur un travail précis de documentation et d’analyse.
Reconstruction : ce terme désigne l’« action de reconstruire un édifice, un ouvrage d'art », sans référence à son état initial. Une reconstruction peut donc revêtir un aspect complètement nouveau. Elle peut également reprendre un modèle ou un style ancien, sans toutefois s’y conformer exactement.
Ainsi, la cathédrale d’Orléans, démolie en 1568 par les huguenots lors des guerres de religion fut reconstruite selon un dessin gothique à partir de 1601, sans que son architecture ait suivi un projet antérieur que chacun ignorait.
Dans la pratique, l’utilisation des deux termes varie aussi selon la temporalité de l’action. Une reconstruction est souvent immédiate. Inversement, une restitution fait l’objet d’une démarche raisonnée et parfois plus tardive.
Restauration : toujours selon le Littré, elle consiste dans la « remise en état d'une œuvre artistique, d'un monument ancien, en essayant de respecter l'état primitif, le style ». Contrairement à la restitution, radicale, il s’agit d’une intervention limitée sur un objet qui existe encore.
Cette notion a également connu une évolution : au XIXe siècle, elle désignait l’ensemble des interventions sur un objet patrimonial, incluant les restitutions dont la définition s’est affinée par la suite. Actuellement, elle se rapproche de la notion de conservation, mais dès qu’on examine le détail des travaux, les limites conceptuelles entre conservation et restauration deviennent difficiles à cerner.
Les restitutions entre réalité et virtualité
Outre la réfection matérielle d’une construction perdue, la restitution d’un ouvrage peut être graphique, numérique et se matérialiser sous une forme très contemporaine. Déjà à la Renaissance, Raphaël proposait au pape Léon X des restitutions dessinées qui auraient apporté aux architectes et érudits une connaissance juste de l’architecture antique.
Les textes explicatifs devaient être accompagnés de plans, coupes et élévations des monuments restitués selon une méthode de relevé et d’analyse dont l’auteur justifiait la rigueur.
Au XIXe siècle, cette pratique connut un grand essor grâce aux séjours académiques en Italie. Les architectes devaient exposer à leur retour les dessins des monuments les plus remarquables, qui les représentaient dans leur état de ruine et rendus dans leur splendeur originelle.
Depuis lors, les photos-montages et les premières images numériques ont développé les évocations d’ouvrages disparus, mais compte tenu de l’écart entre réalité et virtualité, s’agit-il encore de restitutions ?
Depuis les années 1990, les restitutions proposées par les outils informatiques se sont à leur tour développées. Elles sont devenues un véritable outil de communication à l'adresse des touristes sous la forme de « réalité augmentée ». Elles sont également une aide pour la recherche et la sauvegarde du patrimoine.
En 2012, les universités de Harvard et d’Oxford ont lancé, en collaboration avec l’UNESCO, le « Million Image Database Program », qui consiste à modéliser les sites moyen-orientaux par le biais de photos touristiques, par l’utilisation d’appareils photo spéciaux et par la compilation des publications archéologiques existantes. Son objectif est la restitution des sites détruits grâce à la technologie de l’impression 3D.
Après les démolitions de 2015, un essai a concerné l’arc de triomphe de Palmyre dont une première version, réalisée en marbre égyptien et à une échelle réduite, a été présentée à Londres, à New York puis à Dubaï en 2016.
Aussi évocatrices soient-elles, ces tentatives de restitution relèvent de la transposition des ouvrages anciens, mais elles sont loin de la réalité vécue du monument dans son contexte.
De même, et contrairement à une idée reçue, la substitution virtuelle d’un ouvrage n’apaise pas l’envie de le retrouver en vrai, mais au contraire, exacerbe celle-ci. Il en est ainsi de l’avatar du Pavillon de Barcelone, construit par Ludwig Mies van der Rohe pour l’exposition de 1929, ensuite détruit, puis reconstruit entre 1983 et 1986 après être devenu une icône de l’architecture moderne.
Les restitutions s'appliquent aussi aux arts décoratifs
Au-delà de l’architecture, le principe de restitution matérielle d’une œuvre peut concerner beaucoup d’ouvrages.
Dans la plupart des guides, les jardins de Vaux-le-Vicomte sont présentés comme une œuvre authentique d’André Le Nôtre.
Pourtant, au début du XIXe siècle, ils furent transformés en parc paysager « à l’anglaise » et tous les parterres furent remplacés par une vaste pelouse vallonnée.
À partir de 1841, le château bénéficia d’une importante restauration et ses propriétaires décidèrent de rendre aux jardins leurs dispositions du XVIIe siècle. Même si ce travail fut très approximatif, il rentrait dans la logique d’une restitution des dispositions anciennes du domaine.
De même, les places publiques ont évolué pour s’adapter aux usages contemporains. En 2001, à l’occasion du 250e anniversaire de la place Stanislas, à Nancy, la municipalité décida de lui redonner sa configuration originelle connue par un tableau de 1760 et les comptes du chantier. Selon une stricte méthode de restitution, la place a retrouvé son dégagement, son nivellement et son dessin de pavement du XVIIIe siècle.
De leur côté, et contrairement à la réputation d’authenticité matérielle qu’ils avancent, les musées et châteaux-musées développent également des restitutions. Vers 1950, le château de Versailles ne présentait que des pièces vides qui furent remeublées par plusieurs générations de conservateurs pour permettre aux visiteurs d’appréhender l’usage et la hiérarchie des espaces intérieurs du palais.
Parmi quelques œuvres réellement anciennes, le mobilier de la salle du trône et le lit de la chambre de Louis XVI font actuellement l’objet d’une restitution intégralement neuve et plutôt convaincante, comparable à celle menée depuis quarante ans au château royal de Varsovie.
En Russie, la chambre d’ambre du palais de Tsarskoïe-Selo était considérée au XVIIIe siècle comme la huitième merveille du monde. Disparue durant la Seconde Guerre mondiale, elle fut patiemment restituée par les autorités soviétiques et de nouveau présentée au public en 2003.
Les œuvres d’art elles-mêmes peuvent faire l’objet de restitutions. Mis au jour vers 1625, le marbre antique connu sous le nom de « faune Barberini » avait subi les vicissitudes du temps.
Le Bernin fut chargé de restituer une partie du rocher sur lequel il était allongé, sa jambe droite, ainsi qu’une partie des mains et de la tête.
En 1811, un travail analogue fut confié à Bertel Thorvaldsen pour compléter les sculptures des frontons du temple d’Alphaïa, à Égine, lorsqu’elles furent acquises pour la Glyptothèque de Munich. Ces adjonctions furent conservées jusque dans les années 1960, où elles furent supprimées pour rendre aux œuvres leur pureté antique.
À cette occasion, elles perdirent une large part de leur histoire et de leur notoriété, et il est vraisemblable qu’une « dérestauration » aussi drastique ne se ferait plus aujourd’hui.
Pour le patrimoine scientifique et technique, la notion de restitution apparaît même comme une composante primordiale de la compréhension des œuvres. Bien que l’Angleterre conserve plus de quatre cents locomotives à vapeur, une « Tornado » de modèle Peppercorn Class A1 fut refaite entre 1994 et 2008 d’après les plans d’origine, car les quarante neuf modèles qui subsistaient jusqu’en 1966 avaient tous été détruits.
Circulant sur le réseau ferré britannique, cette restitution a permis de compléter la collection des modèles les plus aboutis de la technologie ferroviaire.
Restituer : un besoin identitaire depuis deux millénaires
De l’objet à petite échelle jusqu’aux grands monuments ou espaces publics, la restitution répond à un processus complexe. La notion de continuité mémorielle y est prédominante et s’exprime par le comblement d’une lacune laissée par la disparition d’un ouvrage ayant eu une valeur artistique, symbolique, historique ou architecturale particulière.
L’acte même de restituer peut également présenter une portée identitaire et répondre à une véritable actualité sociétale.
Le Temple du Ciel, à Pékin, inscrit depuis 1998 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et présenté comme un chef d’œuvre de l’architecture Ming, a été en fait intégralement restitué après son incendie de 1889.
En Occident, l’évocation de quelques précédents permet aussi d’éclairer un comportement qui jalonne l’histoire de l’architecture et qui est abusivement réduit à la notion de pastiche.
La restitution la plus ancienne et sans doute l’une des plus spectaculaires remonte à l’Antiquité. Au IIIe siècle après J.-C., l’empereur Septime Sévère parcourut l’Égypte jusqu’aux frontières de l’Éthiopie. Lors de ce voyage, Dion Cassius rapporte qu’il « dépensa sans utilité de grosses sommes pour restaurer ou reconstruire des monuments que d’autres avaient bâtis ».
À Louxor, il ordonna la restitution de toute la partie supérieure de l’un des colosses de Memnon, qui s’était effondrée en 27 avant J.-C. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer cette restauration, notamment la lutte entre le paganisme et le christianisme, mais les colosses de Memnon ne faisaient plus l’objet du moindre culte depuis au moins mille ans.
Septime Sévère s’est donc principalement attaché à rétablir la silhouette monumentale d’un ouvrage qui était célèbre dans tout le monde romain et qui attirait de nombreux visiteurs. Dans ce sens, cette restitution est un des témoignages les plus anciens de la prise en charge officielle du patrimoine monumental comme objet de mémoire et comme attraction touristique.
Par la suite, contrairement à une légende inventée par Viollet-le-Duc selon laquelle chaque époque aurait construit selon l’architecture de son temps, d’importants bâtiments médiévaux comme la basilique Sainte-Marie du Trastevere ont été élevés selon des formes archaïsantes où l’on peine à faire la part entre continuité, recréation ou restitution d’une architecture ancienne, en l’occurrence celle de la Rome antique.
Lorsque la tour nord de la cathédrale de Bourges s’effondra en emportant une partie de la nef en 1506, elle fut reconstruite selon une architecture nouvelle, mais les travées intérieures furent intégralement restituées dans leur état du XIIIe siècle.
À la même époque, toute l’architecture de la Renaissance peut être interprétée comme une tentative passionnée de restitution de l’architecture antique, mais il faut attendre l’époque moderne pour qu’un corpus de textes utilise clairement le mot au sens où nous l’entendons aujourd’hui.
Au XVIIe siècle, quand la cathédrale d’Uzès fut ruinée par les guerres de religion, elle fut rebâtie sous une forme neuve, mais la tour romane qui en était le symbole – la tour Fenestrelle – fut remontée sur toute sa hauteur avec ses fenêtres géminées médiévales, développant ainsi une véritable restitution du monument ancien.
Dans un contexte plus apaisé, la tour ornée de hauts pignons médiévaux qui couronnait la croisée du transept de la cathédrale de Strasbourg a aussi suscité un projet de restitution après l’incendie de 1759.
Par la suite, les projets de restitutions se multiplièrent aux XIXe et XXe siècles. Après le rattachement de l’Alsace à l’empire allemand, en 1871, l’empereur Guillaume II voulut affirmer la germanité de la région en ordonnant la réfection du château du Haut-Kœnigsbourg. L’édifice étant ruiné, les travaux commencèrent par des fouilles archéologiques au cours desquelles chaque objet trouvé fut répertorié, localisé et conservé.
Comme à Marienburg au même moment et au nord de l’empire, ces éléments servirent à élaborer une véritable reconstitution du château, qui minimisa la part d’interprétation. Celle-ci se manifesta toutefois dans les décors, comme à travers le fonctionnement du moulin à vent actionné au moyen d’un moteur, mais elle répondait néanmoins à un véritable objectif de restitution.
En 1902, l’effondrement du campanile Saint-Marc de Venise aurait pu se traduire par une construction nouvelle qui se serait inscrite dans l’histoire séculaire du monument.
Toutefois, sa haute silhouette figurait sur les principales représentations anciennes de la ville et en constituait presque le symbole.
Cette valeur de mémoire s’imposa lors du débat qui préluda aux travaux, et elle fut défendue avec énergie par le Belge Charles Bulls, qui fut le principal promoteur d’une restitution scrupuleuse du monument. Le campanile fut donc remonté « com’era, dov’era », « comme il était, où il était », avec l’accord général de la population.
Les guerres mondiales ont exacerbé la demande de restitutions
Les restitutions ne sont donc pas une invention des XIXe et XXe siècles. Si elles se sont développées à cette époque, c'est du fait de plus grandes capacités techniques et d'une meilleure connaissance des monuments anciens. C'est aussi en raison des deux guerres mondiales qui ont dévasté des villes entières.
Au lendemain de ces conflits, trois points de vue s’affrontèrent. Un premier proposa de conserver le souvenir du drame en gardant les monuments ruinés. Un autre, au nom du progrès, prôna une reconstruction oublieuse du passé et portée par une architecture nouvelle (voir Le Havre et Royan).
Enfin, et soutenu par une large opinion publique, un troisième réclama la restitution des principaux monuments et sites disparus. La perte des bâtiments et paysages urbains auxquels chacun était attaché était ressentie comme une blessure qu’il fallait réparer. Dans ce sens, leur restitution apparut comme un moyen de cicatriser le traumatisme de la guerre, de retrouver une identité propre et une mémoire collective.
C’est selon ce parti que furent reconstruites, notamment, la ville d’Ypres après la Première Guerre mondiale, et celle de Varsovie après la Seconde. Au-delà de sa forme urbaine, Ypres rebâtit intégralement sa halle aux draps, refaite en réemployant quelques pierres anciennes dans ses soubassements. La tour de ville, également remontée selon ses dispositions médiévales, est désormais protégée au titre du patrimoine mondial de l’UNESCO, parmi les beffrois de Belgique et de France.
À Varsovie, la reconstruction de la ville fut entreprise dès 1945, dans une véritable unanimité nationale. Elle fut suivie par la restitution complète du château royal, avec son ameublement et ses décors, et elle se poursuit encore de nos jours, même si les ouvrages actuels n’ont pas la même qualité que ceux refaits après la guerre.
C’est pour rendre hommage à cette volonté de mémoire et à un effort qui fut alors sans équivalent en Europe que le centre historique de Varsovie a été classé au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1980, avec toutes les archives de sa reconstruction.
Plus récemment, après l’indépendance de l’Ukraine en 1990, les nouvelles autorités voulurent la reconstruction du monastère de Saint-Michel-au-Dôme-d’Or qui dominait la ville de Kiev, après avoir été démoli durant la période soviétique. Le monument, désormais restitué dans toute sa splendeur baroque, illustre plus que toute autre déclaration ou forme politique une identité nationale retrouvée.
Au même moment, le musicien Ludwig Güttler lança l’Appel de Dresde visant à reconstruire la Frauenkirche, à Berlin.
Cette grande église, achevée en 1743, s’était effondrée à la suite des bombardements de la Seconde Guerre mondiale et ses ruines avaient été laissées intactes pendant quarante-cinq ans, en souvenir du conflit.
Le projet, tout d’abord dépourvu de soutien politique, suscita un véritable enthousiasme international qui permit de réunir les fonds nécessaires, et le monument restitué fut inauguré en 2005, après quatorze ans de travaux.
Toutes ses parties détruites furent refaites à l’identique en réemployant les quelques pierres anciennes qui subsistaient, discernables par leur couleur plus foncées. À l’intérieur, les décors furent également reconstitués, hormis l’orgue qui fut remplacé par un instrument neuf capable de jouer aussi bien le répertoire ancien que moderne.
En Croatie, le pont de Mostar fut démoli en 1993 lors de la guerre de Bosnie. Deux projets de reconstruction furent étudiés : l’un proposant une écriture contemporaine inspirée de l’ouvrage disparu, l’autre restituant le pont dans ses dispositions et matériaux d’origine. La population locale participa à la décision et le choix se porta sur la restitution du pont ancien.
À Venise, le théâtre de la Fenice connut plusieurs incendies (de là son nom, qui signifie en français « phénix »). En 1996, un nouveau feu détruisit la salle et une grande partie du bâtiment. Dans un pays très engagé dans l’interprétation contemporaine des monuments anciens, le projet retenu consista pourtant en une restitution complète du théâtre et de ses décors intérieurs, réalisée de 2001 à 2003.
Aujourd’hui encore, le mouvement se poursuit : les huit mausolées de Tombouctou datant du XIIIe au XVIIe siècle, démolis par les jihadistes en 2012, viennent d’être restitués dans leur architecture et fonction originelles. Le projet avait été initié par l’UNESCO, notamment pour concrétiser la paix et la reconstruction du pays.
Enfin, le château royal de Berlin, pivot de la composition urbaine depuis le XVIIIe siècle et volontairement détruit après la Seconde Guerre mondiale, est en cours de restitution depuis 2013. Le projet retenu reste toutefois un compromis, car seuls ont été restitués la cour intérieure, trois des quatre façades baroques et le dôme.
À travers ces multiples exemples, la restitution monumentale jalonne toute l’histoire de l’architecture mondiale, même si elle reste en France peu fréquente, voire marginale.
Elle fait dans l'hexagone l’objet de polémiques récurrentes comme lors de la restitution du délicieux hôtel de Beauvais, à Paris, en 2004. Plus récemment, la restitution de la grille du château de Versailles a occupé les gazettes pendant plusieurs saisons.
Détruite après la Révolution, la grille qui partageait la cour d’honneur en deux espaces distincts fut restituée entre 2005 et 2008 à partir de dessins anciens. La nouvelle grille permet de retrouver l’aspect hiérarchisé du château et contribue à la compréhension de son architecture, comme à son fonctionnement actuel. La polémique qui s’ensuivit mobilisa partisans et détracteurs mais n’eut toutefois aucune conséquence face aux conservateurs du domaine et à une opinion publique qui accueillit favorablement le projet.
Pour comprendre de telles polémiques, un détour par les principales doctrines de la restauration du patrimoine apparaît nécessaire.
Alors que le patrimoine monumental avait été entretenu pendant des siècles sans service spécialisé et en reconduisant peu ou prou les dispositions anciennes des ouvrages, les destructions de la Révolution et les profondes mutations sociales du début de l’ère industrielle entraînèrent une prise de conscience nouvelle.
Des voix s’élevèrent contre la disparition de monuments insignes, notamment Victor Hugo qui relança le goût de ses contemporains pour le Moyen Âge et le patrimoine avec Notre-Dame de Paris et publia Guerre aux démolisseurs ! en 1834.
En 1825, il avait rédigé un premier pamphlet sur le même thème, avec Charles Nodier. Ce dernier était considéré comme le chef de file des romantiques et contribuait à la publication des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, qui était destiné à faire découvrir le patrimoine des provinces françaises.
Cette mobilisation intellectuelle se traduisit administrativement par la création de la Commission des Monuments historiques, en 1837. Les premières réflexions sur la restauration patrimoniale en découlèrent.
Après que l’architecte Félix Duban ait tenté vainement de développer une méthode de restauration très conservatrice au château de Blois, Eugène Viollet-le-Duc préconisa des interventions plus fondamentales, qui allèrent jusqu’à réinventer des parties entières de monuments, comme il le fit à Saint-Sernin de Toulouse et au château de Pierrefonds.
Pris par son élan, Viollet-le-Duc n’hésita pas à détruire des parties anciennes et solides de monuments pour les remplacer par des ouvrages qu’il jugeait plus adaptés, et il théorisa son action dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française.
Dès la fin du XIXe siècle, un tel débordement n’était plus d’actualité, mais il entraîna des réactions violentes, comme celles du critique d'art anglais John Ruskin, qui affirma préférer un édifice ruiné plutôt que faussé par une mauvaise restauration. En France même, les excès de Viollet-le-Duc eurent pour effet de fermer les conservateurs du patrimoine à toute idée de restitution.
Succédant à ces premiers penseurs et porté par une sincère volonté de conservation, Camillo Boito développa une pensée plus dialectique. À la suite de Ruskin, il accorda à l’authenticité matérielle une valeur primordiale, mais comme Viollet-le-Duc, il affirma la légitimité de la restauration, même si elle ne devait être réalisée qu’en dernière extrémité, lorsque tous les moyens de conservation avaient échoué.
Il introduisit également l’idée qu’une intervention sur des vestiges archéologiques devait être visible, pour éviter toute confusion entre les ouvrages neufs et anciens. Ces notions furent reprises en 1931 par la Charte d’Athènes pour la Restauration des Monuments historiques. C'est le premier document international concernant la restauration des monuments anciens (note).
En 1964, la Charte de Venise la compléta, même si plusieurs de ses affirmations continuaient de faire débat. Le texte reconnaissait l’intérêt de restituer des ouvrages disparus, s’ils étaient correctement documentés, mais il s’inscrivait dans la logique moderniste des années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale : alors que l’article 12 préconisait le remplacement des parties manquantes selon « une intégration harmonieuse à l’ensemble, tout en se distinguant des parties originales », ce texte surinterprété entraîna un véritable renversement des objectifs de la restauration, les interventions nouvelles finirent par prendre le pas sur les ouvrages anciens qu’elles devaient préserver.
Les pays les plus touchés par la guerre, comme l’Union soviétique, l’Allemagne et la Pologne, n’acceptèrent pas un document qui niait à ce point les blessures dont ils venaient d’être victimes. Ils souhaitaient pouvoir reconstruire leur territoire, villes et monuments « com’era, dov’era » afin de retrouver leur histoire et leur identité injustement détruits et effacés. En 1982, la Déclaration de Dresde accepta et même encouragea la reconstruction des monuments détruits par des faits de guerre.
Rédigée principalement par des Occidentaux, la charte se voulait universelle mais s’inscrivait dans une logique néo-coloniale en ne considérant pas les différences culturelles.
Les Japonais, qui avaient comme tradition de reconstruire à l’identique, tous les vingt ans depuis le VIIIe siècle, un des sanctuaires les plus sacrés du pays, le temple d’Isé, jugèrent à leur tour la Charte de Venise inadaptée. La notion d’authenticité de matière, essentielle aux yeux des européens et dans la Charte de Venise, ne convenait pas à la reconstruction régulière d’un monument, dont l’une des finalités était la transmission des savoir-faires d’une génération à l’autre.
En 1994, le Document de Nara ouvrit une interprétation plus large et plus nuancée de la notion d’authenticité en intégrant notamment la notion d’authenticité de la forme.
Enfin, la Déclaration de Paris, en 2011, redonna aux savoir-faire traditionnels de la restauration une place de premier plan. La Charte de Venise fut donc considérablement renouvelée et enrichie par de nombreux textes additionnels.
Toutefois, en France, le souvenir des interventions abusives de Viollet-le-Duc, encore très présent, empêcha qu'ils soient pris en considération.
Encouragée par les restrictions budgétaires du ministère de la Culture, une surinterprétation de la Charte de Venise finit même par prévaloir, récusant pour des raisons presque morales toute restitution et imposant un traitement contemporain des ouvrages restaurés.
Craignons qu'à trop combattre les restitutions, on en vienne à détruire le lien affectif entre la communauté nationale et son patrimoine, au point de compromettre la conservation de celui-ci.
• 20 mai 2015 : les derniers jours de Palmyre ?
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Voir les 5 commentaires sur cet article
GOERIG Bernard (28-02-2024 13:43:43)
si demain on trouve une Bugatti rarissime mais avec une roue qui traîne au fond du garage, on va restaurer cette roue, la remettre à sa place et messe la belle dans un Musée ( par ex à Mulhouse ..... Lire la suite
JP Saels (21-02-2017 07:01:24)
Article très intéressant, j'aurais apprécié l'évocation de la reconstruction de la Grand-Place de Bruxelles après son bombardement par les troupes françaises.
JP
Remo 24 (31-01-2017 16:10:26)
Oui,restituer avec le matériau in situ et à l'identique.