La crise que vit la France en ce mois de mars 2023 paraît inédite à bien des égards, à preuve le report sine die du voyage officiel du roi Charles III, dont les autorités françaises s’avouent incapables de garantir la sécurité. Pareille humiliation est sans équivalent dans les annales de la diplomatie.
Après le passage en force de la loi sur les retraites par le recours au 49.3 puis le rejet de la motion de censure le 20 mars, le président Macron s’est voulu plus intransigeant que jamais dans son entretien télévisé du 22 mars. À ce jour, nul ne sait comment et quand le pays retrouvera la sérénité.
Que pèse cette crise par rapport à toutes celles qui ont jalonné le cours de la Ve République ? C’est ce que nous nous proposons d’entrevoir.
13 mai 1958 : naissance dans la douleur
La Cinquième République est née dans la douleur il y a 65 ans. Son fondateur, le général de Gaulle (67 ans) a profité des difficultés de la Quatrième République en Algérie pour revenir au pouvoir après douze ans de « traversée du désert ». Est-ce à dire pour autant que le régime antérieur avait démérité ? Pas vraiment de l’avis de Jean-François Revel (L’Absolutisme inefficace, 1992).
Ce régime parlementaire formait des majorités de circonstance face à chaque défi que devait affronter le pays. Avec 24 gouvernements en douze ans, souvent avec les mêmes hommes qui changeaient de ministère d’une fois à l’autre, la IVe République a ainsi fondé la Sécurité Sociale, relancé l’industrie, modernisé l’agriculture, inauguré la construction européenne, donné l’atome à la France, dégagé le pays du bourbier indochinois, etc.
Il a connu aussi de graves déconvenues : grèves massives dans l’industrie du charbon qui était à cette époque le poumon de l’économie, fiasco humiliant de l’expédition de Suez et surtout incapacité à régler la question algérienne.
Fort de son immense prestige, le général de Gaulle a imposé un régime présidentiel selon ses vœux, à l’abri des renversements de gouvernement. Il s’est entouré de collaborateurs talentueux et dont beaucoup avaient forgé leur caractère dans la Résistance.
D’emblée, il a redressé l’économie avec la mise en application du plan Pinay-Rueff. Il a aussi engagé la fermeture progressive des mines de charbon avec le plan Jeanneney.
Les premières années de la présidence gaullienne ont toutefois été rudes du fait de la crise algérienne : attentats en tous genres, nuit tragique du 17-Octobre 1961, etc. Du 1er mars au 4 avril 1963, les mineurs du Nord-Pas-de-Calais ont aussi fait grève et le gouvernement, pour la première fois, a cédé en octroyant les augmentations de salaires réclamées.
4 octobre 1962 : première motion de censure
Ayant enfin soldé la question coloniale, le général de Gaulle tire profit de l’émotion consécutive à l’attentat raté du Petit-Clamart contre sa personne pour annoncer à la télévision, le 20 septembre 1962, la tenue d'un référendum sur l'élection du Président de la République au suffrage universel direct et non plus par un collège électoral.
Il se fonde pour cela sur l'article 11 de la Constitution qui lui permet de se passer de l’accord du Parlement : « Le Président de la République (…) peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics,… »
Si l’élection présidentielle au suffrage universel nous paraît évidente aujourd’hui, elle ne l’était pas à l’époque car le seul président élu de la sorte fut un certain Louis-Napoléon Bonaparte qui commit ensuite un coup d’État et renversa la République.
Au Congrès du parti radical, le 30 septembre 1962, le président du Sénat Gaston Monnerville voit dans ce référendum rien moins qu’une « forfaiture ». Le 2 octobre, à l’Assemblée nationale, Paul Reynaud, celui-là même qui avait appelé de Gaulle au gouvernement aux heures sombres de mai 1940, déclare à l’attention du Premier ministre Georges Pompidou : « C'est notre honneur de parlementaire qui est en cause (...) allez dire à l'Élysée que cette assemblée n'est pas assez dégénérée pour renier la République ».
Une motion de censure est adoptée dans la nuit avec 280 suffrages, la majorité requise étant de 241. Georges Pompidou, s’étant vu refuser la confiance de l’Assemblée, remet la démission de son gouvernement au président de la République le lendemain 6 octobre, conformément à la Constitution…
Là-dessus, le référendum a lieu le 28 octobre 1962. Les citoyens, à l’encontre des parlementaires, n’ont pas de prévention contre le suffrage universel. Ils sont aussi redevables à de Gaulle d’avoir redressé le pays. Le « oui » l’emporte donc avec 62,25% des suffrages exprimés.
Les élections législatives des 18 et 25 novembre suivants voient le succès de l’UNR-UDT, le parti gaulliste, qui remporte pratiquement la majorité absolue avec 233 sièges. Le 28 novembre, le président de Gaulle accepte enfin la démission de Georges Pompidou et dans la foulée, demande à celui-ci de reformer un gouvernement ! Non sans malice, il va donc présenter au Parlement un gouvernement identique en tous points au précédent.
Ainsi la première motion de censure de la Ve République et la seule adoptée à ce jour aura-t-elle conduit le président de la République à renforcer son autorité ! Mais il est vrai que ce président n’était pas n’importe qui et il avait déjà de vrais succès à son actif.
« Le général de Gaulle est désormais maître du jeu, au zénith de sa popularité et a les mains libres pour exercer l’action de son choix jusqu’à la prochaine grande échéance électorale, l’élection présidentielle de décembre 1965, » écrivent Serge Berstein et Pierre Milza (Histoire de la France au XXe siècle, Perrin). On entre alors dans « les belles années de la République gaullienne (1962-1968) ».
30 mai 1968 : deuxième dissolution de l’Assemblée
En 1968, tout semble aller pour le mieux dans la France des « Trente Glorieuses » (230 000 chômeurs environ, dix fois moins qu’aujourd’hui). Mais c’est sans compter sur la génération née après la guerre qui « a besoin de secouer ce monde ancien dans lequel on l’a élevé qui vit dans le culte de résistance, de la mort, et des commémorations », selon l’historienne Frédérique Neau-Dufour.
La France s'est beaucoup rajeunie à la faveur du baby-boom de l'après-guerre. Elle compte 500 000 étudiants. C'est cinq fois moins qu'aujourd'hui mais trois fois plus qu'en 1958, dix ans plus tôt !
Le 15 mars 1968, le rédacteur-en-chef du Monde Pierre Viansson-Ponté écrit de façon prémonitoire : « Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c'est l'ennui. Les Français s'ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde, la guerre du Vietnam les émeut, certes, mais elle ne les touche pas vraiment. (…)La jeunesse s'ennuie. Les étudiants manifestent, bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Egypte, en Allemagne, en Pologne même. Les étudiants français se préoccupent, eux, de savoir si les filles de Nanterre et d'Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons, conception malgré tout limitée des droits de l'homme. Quant aux jeunes ouvriers, ils cherchent du travail et n'en trouvent pas (sic). » Ce propos en rappelle un autre : c’est le député Alphonse de Lamartine qui n’en peut plus de la quiétude de la France louis-philipparde et lance à la tribune de l'Assemblée, le 10 janvier 1839 : « La France est une nation qui s'ennuie ! »
Là-dessus surviennent les « événements » de Mai-68. Les étudiants descendent en masse dans la rue. Ils sont rejoints le 13 mai 1968 par les syndicats ouvriers qui lancent une grève générale. Le 19 mai 1968, à la sortie du conseil des ministres, le général de Gaulle lance aux journalistes : « La réforme, oui ! La chienlit, non ! » Mais le vieil homme est fatigué et quelque peu dépassé par les événements.
Le Premier ministre prend l’initiative. Le 27 mai, il conclut avec les syndicats ouvriers les négociations de Grenelle, les plus importantes et les plus fructueuses depuis le Front populaire de 1936 : le salaire minimum est rehaussé de 35% et les ouvriers reprennent le travail.
Après une escapade à Baden-Baden (Allemagne), dans une base militaire française, de Gaulle se résout à reprendre la main et, le 30 mai 1968, s’étant laissé convaincre par Georges Pompidou, il annonce solennellement à la télévision : « Je dissous, aujourd’hui, l’Assemblée nationale ». Le jour même, un demi-million de ses partisans descendent les Champs-Élysées.
Les élections législatives des 23 et 30 juin 1968 entraînent un raz-de-marée gaulliste à l’Assemblée. Le parti présidentiel, l’UDR, obtient à lui seul la majorité absolue avec 294 sièges. La gauche parlementaire est réduite à 91 sièges.
Faut-il s’en étonner ? Les manifestations étudiantes n’ont eu aucun écho réel dans le pays. Elles ont mis aux prises des fils de bourgeois (les étudiants) et des fils d’ouvriers et de paysans (les CRS). Les filles, est-il besoin de le préciser, n’avaient pas voix au chapitre, pas plus dans les milieux étudiants que dans le reste de la société. Les syndicats ouvriers ont profité de l’occasion pour obtenir de substantiels avantages sans pour autant se solidariser des étudiants. Le pays profond a donc accueilli avec soulagement la fin de la récréation.
Par la suite, la vie politique française a suivi son cours au diapason du reste de l’Europe et du monde : démission de De Gaulle, élection à la présidence de Pompidou, Giscard d’Estaing puis Mitterrand ; chocs pétroliers de 1973 et 1978, ralentissement de l’économie, explosion du chômage, effondrement de la fécondité et première vague d’immigration familiale.
14 juillet 1984 : retrait de la loi sur l’enseignement privé
En mars 1983, après une rafale de réformes sociales sous l’égide du président Mitterrand, le Premier ministre Pierre Mauroy dévalue le franc et annonce un sévère plan de rigueur. La fête est finie avec plus de deux millions de chômeurs. La France socialiste rentre dans le rang et se convertit au néolibéralisme (dico) et au capitalisme financier dont l’homme d’affaires Bernard Tapie sera le vibrionnant symbole.
La crise va naître où on ne l’attendait pas : dans l’enseignement. Le ministre de l’Éducation nationale Alain Savary a entrepris de longues négociations avec les responsables de l’enseignement catholique en vue de créer un « grand service public unifié et laïque de l’éducation nationale ». Les familles de l’enseignement catholique craignent de n’avoir plus de recours possible contre l’échec scolaire de leurs enfants. Il s’ensuit de nombreuses manifestations. Jusqu’à 800 000 personnes rien qu’à Versailles le 4 mars 1984 !
Alain Savary n’en démord pas. Au terme d’un ultime compromis avec l’enseignement privé, il obtient que l’Assemblée vote sa loi le 22 mai 1984. La querelle scolaire semble enterrée. Mais cette victoire ne suffit pas aux dirigeants du parti socialiste qui font pression sur le Premier ministre Pierre Mauroy pour ajouter deux amendements du député André Laignel au texte avant le vote du Sénat. C’en est trop pour l’opposition et pour le ministre lui-même qui s’estime désavoué.
Là-dessus surviennent les élections européennes du 17 juin 1984. L’impopularité des socialistes et du président se traduit par une raclée de la liste conduite par la majorité : 33% des suffrages exprimés (21% pour les socialistes et 11% pour les communistes, en chute libre). La liste d’opposition conduite par Simone Veil recueille 44% des voix. Et pour la première fois émerge la liste d’extrême-droite du Front national, conduite par Jean-Marie Le Pen, avec 11% des voix.
La semaine suivante, le 24 juin, les défenseurs de l’école libre mobilisent un à deux millions de personnes à Paris où quatre cortèges convergent vers la Bastille. Prenant acte du divorce entre le peuple et le pouvoir, le président Mitterrand annonce le retrait de la loi le 14 juillet 1984 à la télévision. Alain Savary remet aussitôt sa démission. Il est suivi par Pierre Mauroy trois jours plus tard. Mitterrand confie à Laurent Fabius, un social-libéral bon teint, le soin de former le nouveau gouvernement. C’est la fin des illusions nées de l’alternance de mai 1981.
Conscient de l’impopularité du parti socialiste, Mitterrand introduit un scrutin à la proportionnelle aux élections législatives suivantes, le 16 mars 1986, afin de diviser au maximum ses adversaires. L’opposition de droite conduite par Jacques Chirac obtient de ce fait la majorité des 577 sièges, mais avec seulement une voix d'avance, soit 290 sièges. Le parti présidentiel n’obtient que 212 sièges et, fait inédit, le Front national fait son entrée au Parlement avec 35 élus !
5 décembre 1986 : le drame que l'on craint par-dessus tout
Suite à cet échec relatif, François Mitterrand appelle le chef de l’opposition Jacques Chirac à former le gouvernement. C’est la première « cohabitation » entre deux têtes de l’exécutif de bords opposés.
D’emblée, le Premier ministre et son équipe prennent le contrepied de toutes les mesures précédentes... En novembre 1986, le secrétaire d’État aux Universités Alain Devaquet présente un projet de loi relatif aux libertés des universités. Il est prévu que les établissements « déterminent librement les formations qu'ils dispensent et les diplômes qu'ils délivrent » et fixent les conditions de passage d'un cycle à l'autre. Au sein des universités, cette loi fait débat. À Paris-Dauphine, par exemple, la moitié des étudiants l’approuvent et une majorité sont opposés à la grève d’après Le Monde du 4 décembre.
Mais la gauche et les syndicats étudiants et lycéens y voient une forme de sélection et une remise en cause du libre accès des bacheliers à l’enseignement supérieur. De façon prévisible, les manifestations se succèdent pendant plusieurs semaines dans toute la France.
Le drame survient dans le Quartier latin, à Paris, rue Monsieur le Prince. Le soir du 5 décembre 1986, un jeune étudiant de 22 ans, Malik Oussekine, est poursuivi jusque dans un hall d’immeuble par une brigade de « voltigeurs », des policiers qui circulent à deux sur des motos, l’un conduisant l’engin, l’autre agitant sa matraque. Jeté à terre et frappé, l’étudiant, qui souffre d’insuffisance respiratoire, ne tarde pas à suffoquer. Il meurt sur le chemin de l’hôpital. L’émotion est immense et dès le lendemain, Alain Devaquet retire son projet de loi et remet sa démission.
Le président Mitterrand, tapi à l’Élysée, joue sur du velours en faisant savoir qu’il comprend l’émotion de la jeunesse. Jouant des erreurs tactiques et des maladresses de son Premier ministre, il va le rendre impopulaire au point de retourner l’opinion en sa faveur.
Depuis lors, dans une société devenue allergique à la violence - ce dont nul ne se plaindra -, les gouvernants craignent plus que tout le drame qui viendrait endeuiller une manifestation, spécialement lorsque la victime est un étudiant ou un lycéen...
15 décembre 1988 : Michel Rocard dégaine le 49.3
Mitterrand est nettement réélu le 8 mai 1988 avec 54% des voix. Deux jours plus tard, cédant aux instances de l’opinion, il appelle à la tête du gouvernement son plus cher ennemi, Michel Rocard et dissout aussitôt l’Assemblée nationale. Les élections des 5 et 12 juin 1988 reviennent au scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Malgré cela, avec 275 sièges, le parti socialiste ne retrouve pas tout à fait la majorité absolue.
Le Premier ministre, à la différence du président, est un social-démocrate de conviction, qui ne craint pas d’afficher des choix courageux, par exemple sur l’immigration (citation). Dès le 26 juin 1988, il témoigne de son savoir-faire en ramenant le calme en Nouvelle-Calédonie avec les accords de Matignon. Sa popularité dépasse très largement l’électorat socialiste, ce qui lui permettra de former sans trop de mal des majorités de circonstance à l’Assemblée ou de forcer le vote des députés en usant du fameux article 49 alinéa 3 de la Constitution.
C’est le 15 décembre 1988 que Michel Rocard engage pour la première fois la responsabilité de son gouvernement en recourant au 49.3 dans le cadre du projet de loi créant le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA, aujourd’hui Arcom). « Malgré la richesse des échanges auxquels ce débat a donné lieu, des raisons, qui ne sont probablement pas absolument toutes liées à l'audiovisuel, ont conduit divers groupes à adopter une position de refus. Et les voilà qui convergent. J’entends donc que chacun prenne ses responsabilités, à commencer par moi, les miennes, » déclare-t-il avec esprit à la tribune.
Les députés s’en tiennent là et se gardent de déposer une motion de censure. Pas question de demander la démission du gouvernement. Ils savent que l’enjeu n’en vaut pas la peine et que l’opinion ne les suivrait pas.
De la sorte, Michel Rocard va engager la responsabilité de son gouvernement 28 fois en trente mois, que ce soit pour abréger les débats ou surmonter un blocage législatif. Il y recourra douze fois sur le vote du budget, mais aussi trois fois sur le seul projet de loi de programmation militaire 1990-1993, un record ! Il y recourra aussi pour faire adopter la réforme du statut de Renault en dépit des deux mille amendements déposés par le parti communiste.
Cinq motions de censure seront au total déposées contre lui mais aucune ne sera adoptée.
15 novembre 1995 : à bas les régimes spéciaux de retraite !
François Mitterrand, jaloux de la popularité de son Premier ministre, le congédie sèchement le 15 mai 1991 et pour faire passer la pilule auprès de l'opinion, nomme une femme à Matignon : Édith Cresson. C'est une première mais le choix est calamiteux. De maladresse en maladresse, la Première ministre doit être remplacée au bout d'un an par Pierre Bérégovoy, homme de conviction et d'honneur qui, lâché par les siens, se suicidera le 2 mai 1993, au lendemain d'une défaite socialiste aux législatives. Débute une deuxième cohabitation avec, à Matignon, cette fois, le très sérieux Édouard Balladur, l'un des lieutenants de Chirac.
Balladur met en oeuvre la politique de rigueur exigée par le traité de Maastricht. Aux présidentielles de 1995, il fait figure de grand favori (comme François Fillon en 2017) mais par une succession d'impondérables, c'est Jacques Chirac qui est élu le 17 mai 1995 face à Lionel Jospin.
Le nouveau président et son Premier ministre Alain Juppé hésitent sur la politique à tenir, entre le gaullisme populaire de Philippe Séguin, qui est une forme de souverainisme (dico), et le néolibéralisme maastrichien d'Alain Madelin. À l'automne, c'est le second qui l'emporte avec des décisions à l'opposé des promesses électorales de Jacques Chirac sur la réduction de la « fracture sociale » : gel des traitements des fonctionnaires, suppression des régimes spéciaux de retraite et adoption d'ordonnances en vue de placer le système de santé sous le contrôle direct du gouvernement et d'en diminuer le coût d'une façon ou d'une autre.
Ce « plan Juppé » est destiné à assainir une bonne fois pour toutes les finances de l'État. Lors de sa présentation à l'Assemblée, le 15 novembre 1995, il est applaudi par la majorité des députés, y compris une partie des socialistes. Il est aussi approuvé, du moins en partie, par les médias de gauche comme Libération et une partie des syndicats, dont la CFDT. Mais les agents des services publics ne l'entendent pas de cette oreille et très vite la rue s'embrase. Le point d'orgue est atteint le 12 décembre 1995 avec près de deux millions de manifestants dans un pays paralysé par la grève des transports. Les citoyens subissent mais soutiennent plus ou moins ces « grèves par procuration ».
« Droit dans ses bottes », le Premier ministre doit finalement abandonner toutes les mesures relatives aux retraites et ne conserve que le volet Sécurité sociale de son plan. La popularité du président est au plus bas six mois à peine après son élection et il ne va plus être en mesure de poursuivre les réformes jusqu'à la dissolution malencontreuse de l'Assemblée nationale, le 21 avril 1997, qui amène une majorité de gauche et entraîne une troisième cohabitation avec Lionel Jospin à Matignon pendant cinq ans !
10 avril 2006 : Dominique de Villepin rengaine le 49.3
Quinze ans après Michel Rocard, le 9 février 2006, Dominique de Villepin, Premier ministre de Jacques Chirac, tente de recourir au 49.3 pour faire passer son projet de loi portant création du contrat première ébauche (CPE) malgré l’obstruction de la gauche parlementaire. Celle-ci conteste dans le CPE la période d’essai de deux ans avec possibilité de licenciement sans motif.
Dès le lendemain, les partis de gauche et l'ensemble des syndicats et organisations lycéennes et syndicales multiplient les manifestations dans tout le pays, dans les métropoles comme dans les petites villes. Malgré un rejet très majoritaire de la loi par l’opinion publique et des manifestations qui n’en finissent pas, le Premier ministre reste ferme et la loi est promulguée le 31 mars 2006.
Mais le président Chirac n’affiche pas la même détermination que lui. Il a été affaibli en 2002 par sa réélection équivoque face à Jean-Marie Le Pen et surtout en 2005 par le rejet du traité constitutionnel et la même année par un accident vasculaire… Pour ne rien arranger, il est ouvertement trahi par son ex-bras droit Nicolas Sarkozy qui, installé au ministère de l’Intérieur et fort de sa popularité, livre une guerre de tranchées au président et à son Premier ministre. Qui plus est, le président garde le souvenir de la mort du jeune Malik Oussekine, vingt ans plus tôt, et craint qu’un nouveau drame de ce type vienne assombrir sa fin de mandat.
Aussi déclare-t-il le jour même, ce 31 mars, à la télévision : « J’ai entendu les inquiétudes qui s'expriment chez de nombreux jeunes et chez leurs parents. Je veux y répondre. C'est pourquoi je demande au gouvernement de préparer immédiatement deux modifications de la loi sur les points qui ont fait débat. La période de deux ans sera réduite à 1 an et en cas de rupture du contrat, le droit du jeune salarié à en connaître les raisons sera inscrit dans la nouvelle loi. »
En conséquence de quoi, le 10 avril 2006, le Premier ministre avale son chapeau et propose au président le « remplacement » du CPE par une augmentation des subventions à l'emploi des jeunes.
Depuis lors, la révision constitutionnelle de 2008 n'a plus permis de recourir au 49.3 plus d’une fois par session parlementaire, hors vote du budget ou projets de loi de financement de la Sécurité sociale... Mais afin de contourner cette restriction qu’Élisabeth Borne, Première ministre d’Emmanuel Macron, a inscrit son projet de réforme des retraites dans le cadre d’une loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023. Ainsi a-t-elle pu le faire passer à l'Assemblée avec le 49.3 !
17 mai 2013 : oui au mariage pour tous
Après le quinquennat tendu de Nicolas Sarkozy et les déboires sexuels du grand favori de l'opposition Dominique Strauss-Kahn, c'est un candidat improbable, François Hollande, secrétaire général du parti socialiste, qui est élu à la présidence de la République le 6 mai 2012. À défaut de s'en prendre à son « véritable adversaire, (...) le monde de la finance » (Le Bourget, 22 janvier 2012), il met en avant d'emblée la légalisation du mariage entre personnes du même sexe. Au lieu que dans d'autres pays européens comme l'Espagne, cette mesure dans l'air du temps est passée dans une quasi-indifférence, il va exacerber le débat avec le concours de sa garde des Sceaux Christiane Taubira.
Le projet de loi est déposé au Parlement le 7 novembre 2012. Il s'inscrit dans la continuité du Pacte civil de solidarité (Pacs) institué par la loi du 15 novembre 1999. Ouvert à tous les couples, celui-ci offre les mêmes droits que le mariage à l'exception de l'héritage et de l'autorité familiale conjointe. Le « mariage pour tous » se propose de lever ces restrictions mais il suscite très vite une levée de boucliers dans les milieux traditionnels qui craignent une confusion des genres masculin-féminin et des rôles du père et de la mère, ainsi qu'une dérive vers la gestation par autrui (GPA) et la merchandisation des bébés.
L'association La Manif pour tous (devenue aujourd'hui le Syndicat de la Famille) réussit à rassembler à Paris, le 24 mars 2013, plus d'un million de personnes entre La Défense et l'Arc de Triomphe. Après le vote de la loi par les députés le 23 avril 2013 et sa promulgation précipitée le 17 mai suivant, un baroud d'honneur conduit près d'un million de personnes à converger dans le calme vers les Invalides. Depuis lors, les choses sont rentrées dans l'ordre. Année après année, sept milles mariages entre couples du même sexe sont célébrés. C'est environ 3% du total des mariages.
18 juin 2013 : les Bonnets rouges appellent à la résistance
À Pontivy, trente chefs d'entreprise dénoncent une nouvelle taxe sur les camions de marchandises. Selon la ministre de l'Environnement Ségolène Royal, soutenue par la majorité PS-Verts du Parlement, cette « écotaxe » a vocation à favoriser des transports plus respectueux de l'environnement. Les petits entrepreneurs, pris à la gorge par la grande distribution et empêchés d'ajuster leurs prix , y voient un risque de faillite.
Il s'ensuit en Bretagne différentes manifestations violemment réprimées. Elles visent les portiques d'écotaxe installés sur les voies rapides et destinés à flasher les camions. Le 28 octobre 2013, lors d'un assaut contre le portique de Pont-de-Buis, des manifestants apparaissent pour la première fois avec des bonnets rouges en référence à une révolte fiscale de leurs aïeux en 1675 ! Bien que violemment honnis par la droite comme par la gauche radicale, de Jean-Luc Mélenchon à José Bové, les « Bonnets rouges » vont poursuivre leur action jusqu'en juin 2014, avant que la ministre de l'Environnement consente à annuler l'écotaxe.
17 novembre 2018 : les Gilets jaunes investissent les ronds-points
Élu le 7 mai 2017 face à Marine Le Pen, Emmanuel Macron se plaît à afficher sa jeunesse et sa modernité. Mais il heurte les classes populaires qui perçoivent à tort ou à raison du mépris dans ses propos. Il se rallie sans trop réfléchir à l'« écologie punitive » prônée par les écologistes des villes. C'est ainsi qu'il fait passer le 15 juin 2018 un décret pour limiter la vitesse à 80 km/h sur les départementales. Sourd à la rumeur qui monte des campagnes, il en rajoute avec une taxe sur le diesel, tout d'un coup accusé d'émettre des particules fines nocives pour les poumons des citadins.
Après avoir été promu par l'État pendant plusieurs décennies pour complaire au groupe PSA, leader mondial de la motorisation diesel, voilà ce carburant voué aux gémonies. Les ruraux de la « France périphérique » se sentent une nouvelle fois floués et, pire, humiliés. Le samedi 17 novembre 2018, rameutés par les réseaux sociaux et prenant de court les autorités et les médias, des centaines de milliers de ces Français occupent les ronds-points en arborant en signe de reconnaissance le gilet jaune de la sécurité routière. Les rassemblements se renouvellent pendant plusieurs mois, de samedi en samedi. Les Gilets jaunes manifestent aussi dans les centres urbains et à Paris, où ils sont débordés par des voyous et des groupuscules d’extrême-gauche ou d’extrême-droite. La police se signale tout à la fois par sa brutalité et son impuissance (peut-être intentionnelle) à empêcher les débordements.
Perdant le soutien de l'opinion du fait de ces débordements, le mouvement s'étiole et se conclut par une tournée théâtrale du président : le Grand Débat. La taxe sur le diesel passe à la trappe. La pandémie du Covid puis la guerre d'Ukraine arrivent sur ces entrefaites.
Trop vite oublieux du passé, ne voilà-t-il pas que le gouvernement impose à compter de 2025 des zones à faibles émissions (ZFE) dans une quarantaine de grandes villes ? Il s'agit d'interdire l'accès des centres urbains aux véhicules diesel ou jugés trop polluants, autrement dit à beaucoup de provinciaux ou banlieusards. L'objectif officiel, encore une fois, est d'épargner les poumons des privilégiés qui vivent dans ces centres (les habitants des zones industrielles comme Fos-sur-Mer ou le couloir rhodanien de la chimie ne sont pas concernés). Mais on peut penser aussi à l'objectif sous-jacent de relancer la consommation en obligeant les particuliers à changer d'automobile. Notons en tout cas que cette mesure ne réduit en rien les émissions de gaz à effet de serre. Elle peut même s'avérer contre-productive si elle conduit à remplacer une voiture ancienne mais bien amortie par un SUV électrique bourré de terres rares, cuivre et autres saletés polluantes et énergivores. Affaire à suivre.
La retraite à 64 ans !
Après l'échec d'Alain Juppé en novembre 1995, le président Sarkozy a pris le risque de réformer à son tour les retraites. Le 15 septembre 2010, après négociation avec les syndicats, son ministre du Travail Éric Woerth fait voter le report de l'âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans.
Dans le droit fil de cette réforme, Marisol Touraine, ministre du Travail sous la présidence de François Hollande, fait voter le 18 décembre 2013 la réforme qui porte son nom : elle allonge d'un trimestre tous les trois ans, de 2020 à 2035, la durée de cotisation pour une retraite à taux plein (172 trimestres ou 43 ans de cotisations en 2035).
Dix ans plus tard, pour le président Macron, il apparaît tout d'un coup urgent et impératif de reprendre le chantier des retraites. Il décide d'accélérer le calendrier de la réforme Touraine puis au fil du temps, le projet se réduit pour l'essentiel à reporter l'âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans.
Colère chez les syndicats qui reprochent au gouvernement l'absence de négociation et chez les députés qui s'indignent d'un vote bloqué par le 49.3. Les citoyens manifestent pour leur part contre un projet dont ils ne voient pas l'urgence et la nécessité quand les services publics et l'industrie partent en vrille. Le ressentiment est palpable dans la foule des manifestants et au-delà.
Jamais jusqu'ici l'exécutif n'avait affronté tout à la fois les syndicats, l'Assemblée nationale et l'opinion publique. Comment se sortira-t-il de cette nasse dans laquelle il s'est lui-même enfermé ? Comment la France, déjà mal en point, se sortira-t-elle de cette énième crise ? Bien malin qui saurait le dire.
Société française
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Voir les 9 commentaires sur cet article
Christian (15-04-2023 06:35:28)
Alors qu'une censure totale de la loi aurait peut-être contribué à ramener un peu de calme dans les esprits et dans la rue, la censure partielle prononcée par le Conseil constitutionnel et la prom... Lire la suite
Jean-Louis (08-04-2023 17:49:23)
Bonjour, je salut la tentative d’exhaustivité, mais je regrette un peu quelques points : - Votre opinion entache légèrement le propos, même s’il est respectable. - Il serait bon aussi de me... Lire la suite
Christian (01-04-2023 09:50:17)
Le Conseil constitutionnel a décidé de prendre son temps pour se prononcer sur la validité de la loi sur la réforme des retraites puisqu’il ne se prononcera que le 14 avril. Pourtant, cette déc... Lire la suite