Coup de poker, pari, ou recherche de renforcement du pouvoir, la dissolution de l’Assemblée nationale présente toujours un risque pour les chefs d’État qui en usent. Car elle s’avère le symptôme d’une crise politique ou institutionnelle. Depuis plus de deux cents ans, elle a été le plus souvent fatale à ceux qui l’ont maniée.
Elle apparaît au début du XIXè siècle pour la première fois dans le senatus-consulte de la Constitution du 16 Thermidor an X (4 août 1802) qui stipule que le Sénat (institution inféodée au Premier Consul, Napoléon Bonaparte), a le pouvoir de dissoudre le Corps législatif et le Tribunat. Mais jamais une telle procédure ne sera déclenchée par le pouvoir napoléonien.
Il faut attendre l’avènement de la Restauration pour qu’intervienne la première dissolution à l’initiative d’un chef de l’État, en l’occurrence Louis XVIII. Selon la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814 qui se veut un texte de compromis entre de nombreux acquis de la Révolution et de l’Empire, et le rétablissement de la monarchie et de la dynastie des Bourbon, la Chambre des députés peut être dissoute par le roi « mais, dans ce cas, il doit en convoquer une nouvelle dans le délai de trois mois. »
La Restauration pionnière de la dissolution
Louis XVIII ne se privera pas de ce droit. D’abord, il dissout la Chambre des représentants élue pendant les Cent-Jours, avant d’organiser un nouveau scrutin visant à constituer une nouvelle chambre des députés.
Le résultat des élections du 14 et 22 août 1815 va au-delà de ses espérances en envoyant siéger une écrasante majorité de royalistes « ultras » (350 sur 400 députés qui veulent définitivement tourner les pages de la Révolution et l’Empire). Louis XVIII qualifie lui-même cette assemblée de « Chambre introuvable » car il la jugeait trop royaliste (un paradoxe !) au détriment de tout débat.
Face à l’intransigeance de cette majorité réactionnaire animée d’un esprit de vengeance, il la dissout le 5 septembre 1816 sous l’influence de son protégé et ministre de la Police Élie Decazes.
C’est dans un climat très tendu que se déroule le scrutin des 25 septembre et du 4 octobre 1816. Ces élections sont victorieuses pour le ministère dont les candidats s’adjugent 150 sièges de modérés et de libéraux contre 100 aux ultras. Louis XVIII et le gouvernement ont réussi à effacer la « Chambre introuvable » de l’année précédente.
Mais la fin de cette première restauration réserve un coup de théâtre : une nouvelle dissolution annoncée le 24 décembre 1823 et l’élection les 26 février et 6 mars 1824 d’une « Chambre retrouvée » selon l’expression de Louis XVIII.
Le roi et son chef du gouvernement Villèle profitent du démantèlement du mouvement d’opposition de la Charbonnerie et de son succès militaire en Espagne pour affermir leur pouvoir. Avec plus de 400 députés la coalition gouvernementale triomphe face aux libéraux.
La droite retrouve des couleurs, c’est l’apogée de Villèle qui restera aux affaires jusqu’en 1827, soit plus longtemps qu'aucun autre chef de gouvernement à l'exception de... Georges Pompidou (encore ne compte-t-on pas les postes de ministre sans portefeuille et ministre des Finances qu'il avait occupés avant cela).
Il sera alors victime d’une dissolution de l’Assemblée qu’il a lui-même préconisée afin de reprendre la main face à des oppositions qui se liguent contre lui. Ce coup de poker manqué se solde par une Chambre ingouvernable, aucune des trois forces politiques qui en émanent ne pouvant gouverner seule. Une préfiguration de la dissolution de 2024 ?
Libéraux et partisans de Villèle obtiennent respectivement 175 sièges, et une « contre opposition » de 70 élus se trouve en position d’arbitre. A cela s’ajoutent des divisions au sein de ces trois forces politiques… Autre conséquence, la déroute de Villèle rejaillit sur le roi qui l’avait soutenu.
Trois ans plus tard, Charles X connaîtra un sort plus funeste à l’issue de deux autres dissolutions qu’il aura imposées. Incarnation royale des ultras qui s’accrochent à un retour à l’Ancien régime, il décide, le 16 mai 1830 de dissoudre la Chambre des députés, après l'adoption d'une Adresse de défiance dirigée contre le ministère du prince de Polignac.
Une nouvelle Chambre est élue, encore plus hostile au gouvernement - l’opposition remporte 274 sièges contre 145 pour le gouvernement. Une véritable humiliation pour Charles X qui s’était impliqué personnellement dans cette bataille électorale.
Le roi, qui a le choix entre se soumettre et persister dans l’affrontement, opte pour la deuxième solution. Il signe alors, en utilisant l'article 14 de la Charte, quatre ordonnances : la première dissout la Chambre des députés à peine élue, la deuxième décide arbitrairement de la date des prochaines élections, la troisième modifie la loi électorale en faveur des riches propriétaires et la quatrième censure la presse.
Ces ordonnances vont déclencher la Révolution de juillet 1830 et l’exil du monarque.
Le coup de force de Louis Napoléon
La charte du 14 août 1830 qui régit le régime de la monarchie de Juillet conserve le droit de dissolution de la chambre des députés par le roi. En revanche, sous la Seconde République, selon la Constitution du 4 novembre 1848, le président de la République ne dispose pas du pouvoir de dissoudre l’Assemblée nationale.
Cet interdit, Louis-Napoléon Bonaparte l’enfreindra lors de se son coup d’État du 2 décembre 1851 visant à le maintenir au pouvoir, et par lequel il dissout l’Assemblée. Pari réussi puisque toute cette opération est légalisée par un plébiscite (21-22 décembre) qui accorde à Louis Napoléon les pleins pouvoirs pour établir une Constitution. Promulguée le 14 janvier 1852, celle-ci instaure le Second Empire et prévoit que le chef de l’État peut dissoudre le Corps législatif.
Près de 30 ans plus tard, intervient la dissolution qui sera rendue célèbre par l’apostrophe de Léon Gambetta au président monarchiste de la Troisième République, Mac-Mahon : « Quand la France aura fait entendre sa voix il faudra se soumettre ou se démettre. » Au terme d’un conflit ouvert le 16 mai 1877 avec le républicain Jules Simon, président du Conseil, Mac-Mahon dissout l’Assemblée, en accord avec le Sénat comme le prévoient alors les institutions.
En dépit de sa résistance, il se résout à quitter le pouvoir le 30 janvier 1879, après de nouveaux succès électoraux de la gauche en 1877, 1878 et 1879. Le soir même Jules Grévy est élu président de la République, par 563 voix sur 705 votants.
Dans un message de remerciement à l'Assemblée nationale, il déclare le 6 février 1879 : « Soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire, je n'entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels. »
Cette interprétation des institutions appelée la « Constitution Grévy » consacre la suprématie parlementaire. Elle consiste à renoncer à faire usage des prérogatives présidentielles fixées par le texte des lois constitutionnelles, notamment celle du pouvoir de dissolution. Cette procédure tombe alors en désuétude, pour ne plus être utilisée sous la IIIe République, par ailleurs fortement marquée par une instabilité ministérielle (104 gouvernements entre 1871 et 1940).
Singularité de notre histoire, il est arrivé une fois que l’Assemblée nationale procède à une forme d’autodissolution, lorsque le 10 juillet 1940, députés et sénateurs votèrent à une écrasante majorité les pleins pouvoirs à Philippe Pétain, contribuant à mettre en place L’État français qui abolit la République.
L’échec d’Edgar Faure
Sous la IVème République, aux gouvernements instables, seul Edgar Faure, président du Conseil s’est risqué à une dissolution de l’Assemblée nationale. En 1955, sentant monter le mécontentement de l’opinion à travers l’agitation des artisans, commerçants et agriculteurs sous l’impulsion de Pierre Poujade, il désire avancer de quelques mois les élections prévues pour juin 1956, mais il tient à ce qu’elles aient lieu selon le système de 1951, alors que nombre de députés souhaitent une réforme électorale majoritaire.
Ce désaccord provoque, à la fin de novembre 1955, sa mise en minorité par l’Assemblée nationale et la chute du gouvernement. Les conditions requises pour la dissolution se trouvant ainsi réunies, le Conseil des ministres décide d’y procéder, le 2 décembre 1955.
Lors des élections du 2 janvier 1956, le centre droit d’Edgar Faure ne parvient pas à contenir la poussée poujadiste et celle du Front républicain de Mendes France, René Coty, président de la République, appelle finalement le socialiste Guy Mollet à Matignon. La dissolution a mal tourné pour Edgar Faure, pourtant réputé pour son expérience politique et son habileté manœuvrière.
De Gaulle, deux dissolutions réussies
Le maître de la dissolution semble être le général de Gaulle sous la Vè République. Il a réussi les deux qu’il a impulsées.
En 1962, il lance la révision de la Constitution pour élire le président de la République au suffrage universel par la procédure du referendum. Cette réforme est contestée, tant sur le fond que sur la forme, dans les rangs mêmes de sa majorité. Dans la nuit du 4 au 5 octobre, une motion de censure est adoptée à la majorité absolue par les députés et renverse le gouvernement Pompidou. Le général de Gaulle réplique immédiatement par la dissolution de l’Assemblée. Les élections législatives des 18 et 25 novembre sont un succès pour lui : les gaullistes réunissent plus de 40% des voix au second tour.
Dans un contexte encore plus difficile, le chef de l’État réussit celle provoquée par mai 68, alors qu'il dispose déjà d'une majorité favorable au gouvernement. Il s'agit là moins de résoudre une crise institutionnelle que politique, en demandant aux citoyens de retourner aux urnes et de renouveler leur confiance dans le gouvernement et par là, dans la personne de Charles de Gaulle. On qualifie cette dissolution de plébiscitaire. Ce qui n’empêchera pas le Général de quitter le pouvoir un an plus tard à la suite de l’échec du referendum sur la régionalisation et le Sénat.
François Mitterrand est sorti également vainqueur de deux dissolutions. En 1981, à la suite de sa victoire présidentielle, il dissout l’Assemblée de droite élue en 1978, afin de gouverner à sa main. Les Français suivent la logique institutionnelle, et lui accordent une majorité confortable de 329 députés.
En 1988, la donne est quelque peu différente, puisque si François Mitterrand est réélu à l’Élysée, il sort de deux années de cohabitation avec Jacques Chirac à Matignon. Il procède donc à une nouvelle dissolution qui se solde par un succès moins éclatant qu’en 1981 puisque si la gauche l’emporte, elle échoue à obtenir la majorité absolue, ne recueillant que 275 députés sur 575.
Chirac se tire une balle dans le pied
La dissolution de 1997 reste sans doute la plus incompréhensible de l’histoire de la Vème République. Élu de justesse à l’Élysée deux ans plus tôt, le 7 mai 1995, Jacques Chirac dispose néanmoins d’une très large majorité à l’Assemblée nationale dont le mandat doit se terminer au printemps 1998. Mais cette majorité est agitée par les dissensions entre chiraquiens et balladuriens (partisans d'Édouard Balladur).
À la suite d'un passage en force de son Premier ministre Alain Juppé sur des ordonnances relatives aux retraites et à la Sécurité sociale, le climat social s'est tendu dès l'automne 1995. Comme quelques députés balladuriens de sa majorité commencent à lui mener la vie dure, le président se laisse convaincre par quelques conseillers, dont Dominique de Villepin, de dissoudre l'Assemblée, avec l'espoir de retrouver une majorité plus resserrée mais plus homogène. Il procède à la dissolution au grand dam de certains de ses proches, comme Philippe Séguin et Pierre Mazeaud, et d’un électorat qui ne perçoit pas l’intérêt d’une telle précipitation à un an de l'échéance normale.
Résultat : la gauche plurielle remporte les législatives des 25 mai et 1er juin 1997 de sorte que Chirac est contraint de nommer le socialiste Lionel Jospin à Matignon, s’infligeant une cohabitation jusqu’en 2002, la plus longue sous la Vème République.
Enfin vient la dissolution annoncée sans préavis par Emmanuel Macron le 9 juin 2024, une heure après la clôture des élections au Parlement européen...
Depuis sa réélection en 2022, le président Macron ne bénéficiait que d’une majorité relative à l’Assemblée nationale et éprouvait de plus en plus difficultés à faire passer ses réformes importantes, d'autant que sa personne était en butte à une hostilité grandissante dans le pays. Il argue d’une « clarification » pour renvoyer les électeurs aux urnes après l’échec cinglant de la liste de son parti Renaissance au scrutin européen et la victoire de la liste du Rassemblement national conduite par Jordan Bardella.
Cette décision, que rien ne laissait présager, trouble plus encore que la précédente l'opinion publique, la classe politique et l'entourage du président. Elle aurait été admise après la crise de l'automne 2023 sur la réforme des retraites ou encore à la rentrée de septembre 2024, lors du vote du budget. Mais à trois semaines de la période estivale et six semaines de l'ouverture des Jeux Olympiques de Paris, elle fait figure de bombe à retardement.
Le résultat des scrutins du 30 juin et du 7 juillet 2024 qui semblent mettre aux prises trois blocs (RN rejoint par quelques forces de LR, le centre droit macroniste, et le Nouveau Front populaire) risque de n’accoucher d’aucune majorité absolue. Et de plonger le président dans les affres d’une dissolution manquée... Avec un double échec pour Macron, qui prétendait en 2017, mettre fin au clivage droite-gauche et consolider l'Union européenne.
Il menace in fine de réduire le paysage politique français à une opposition entre extrême-gauche et extrême-droite et de paralyser les instances européennes : le 28 juin 2024 en effet, le Conseil européen doit désigner le successeur de Ursula von der Leyen à la tête de la Commission ; la présidente sortante a la faveur du président Macron mais est rejetée par une écrasante majorité de citoyens français ; que fera le président dans ce contexte et continuera-t-il de participer au Conseil si son Premier ministre désigné par la future majorité est d'un bord tout à fait opposé au sien, notamment sur les questions européennes ?
Craignons que les différents entre le chef de l'État et la nouvelle majorité parlementaire, notamment sur les enjeux européens, n'en vienne à contraindre le président à « se soumettre ou se démettre », comme avant lui Mac-Mahon.
Société française
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Leurègrav (19-06-2024 16:43:34)
Merci de ces rappels.
Ah s'ils avaient pu prévenir Macron de sa folle décision !
A Rousseau