Algérie : 60 ans d'indépendance (5/6)

Bouteflika, deux décennies crépusculaires

Abdelaziz Bouteflika avait espéré le pouvoir à la mort de Boumédiène fin 1978 et l'avait décliné en 1994 lorsque la proposition lui en avait été faite par le HCE (Haut Comité d'État). De nouveau sollicité après l'annonce de la démission de Liamine Zeroual et assuré du soutien de la hiérarchie militaire ainsi que d'un FLN encore puissant, il se déclare candidat à l'élection présidentielle prévue le 15 avril 1999. Il est l'un des derniers acteurs de la guerre d'indépendance et le dernier à accéder au pouvoir...

Michel Pierre

Histoire de l'Algérie des origines à nos jours, Michel Pierre (Tallandier, avril 2023, 27.5 ?, 704 pages)Après Les années Ben Bella (1962-1965), la Génération Boumédienne (1965-1978) et La fin des chimères révolutionnaires (1978-1988) et La tragédie nationale (1988-1998), voici l'avant-dernier volet de notre série sur l'Algérie moderne ; il est consacré aux deux décennies de pouvoir d'Abdelaziz Bouteflika avant la période actuelle. L'auteur, Michel Pierre, historien spécialiste de l'Algérie, a publié en 2023 une remarquable Histoire de l'Algérie des origines à nos jours (Tallandier). Elle s’adresse aux Algériens comme aux Français qui ont un rapport charnel ou affectif avec ce pays proche par l’Histoire et la géographie.

Le président confronté aux rancoeurs nées de la guerre civile

Avant de quitter définitivement ses fonctions, Liamine Zeroual assure que l'élection présidentielle à venir sera « libre, transparente et crédible » mais il refuse la présence d'observateurs internationaux lors du scrutin. Elle est en tout cas pluraliste avec sept candidats en lice dont quatre sont particulièrement connus des Algériens.

Bouteflika, né le 2 mars 1937 à Oujda (Maroc), apparaît comme le candidat des « décideurs » et bénéficie d'une traitement de faveur à la télévision et dans les médias publics.

Oujda, vues générales.

Face à lui, Aït Ahmed, figure historique entre toutes a surtout une audience forte en Kabylie et à Alger. Ahmed Taleb-Ibrahimi, ancien ministre et conseiller de Boumédiène, représente un courant tout à la fois islamique et national. Mouloud Hamrouche, ancien Premier ministre, exclu du FLN se présente comme un candidat réformateur attaché au rétablissement des libertés individuelles. Trois autres candidats sont de moindre renom.

Le 14 avril, veille du scrutin pour l'ensemble du pays, les six candidats opposés à Bouteflika retirent leurs candidatures en une démarche commune. Dans une déclaration, ils dénoncent les irrégularités déjà en cours au profit de Bouteflika : fraudes massives dans les bureaux itinérants dans le sud du pays et dans les bureaux spéciaux pour les forces de l'ordre où les opérations de vote ont déjà commencées, fausses listes électorales, arrestation de sympathisants etc. Ces six candidats précisent « la non-reconnaissance de la légitimité des résultats » et rappellent leurs représentants « dans les bureaux et centres de vote et dans les commissions de surveillance à tous les niveaux ».

Devenu candidat unique, Bouteflika est élu dès le premier tour avec près de 74% des suffrages, soit près de 7 millions et demi de voix. Ahmed Taleb Ibrahimi obtenant 12, 5% des voix et Aït Ahmed, 3,2% . L'abstention frôle 40 % des inscrits.

Dans un premier temps, le nouveau président, après avoir ironisé sur ses adversaires ayant refusé le combat, adopte un ton réformateur et s'engage à « faire la lessive au sein de l'État », à dynamiser l'économie et surtout à suivre une politique de réconciliation avec la mouvance islamiste agissant hors la loi.

Deux mois après son élection, il présente le projet d'une loi dite « de concorde civile » posant le principe d'une amnistie pour ceux qui déposent les armes mais excluant les auteurs de crimes de sang. Un texte approuvé en septembre suivant par référendum avec un chiffre officiel de 98,64 % d'électeurs ayant répondu par l'affirmative à une question à laquelle il est difficile de répondre par la négative : « Êtes-vous pour ou contre la démarche globale du président de la République en vue de la réalisation de la paix et de la concorde civile ? ».

En janvier 2000, un décret présidentiel portant grâce amnistiante fait sortir de prison des centaines de condamnés et parallèlement des milliers de combattants de l'AIS regagnent la vie civile. Si la violence ne disparaît pas (encore 2 300 tués en 2001), elle diminue en intensité au cours des années suivantes.

L'amnistie voulue par les autorités s'applique aussi aux forces de l'ordre ainsi dédouanées de milliers de disparitions, d'exécutions sommaires, de tortures et d'exactions diverses. En août 2005, un nouveau référendum clôt la démarche par l'adoption d'une « Charte pour la paix et la réconciliation nationale ». Dès lors, en de multiples lieux, victimes et bourreaux amnistiés se doivent de revivre côte à côte sans pouvoir exprimer leur traumatisme et ont obligation de tourner la page au nom de la paix et de la sécurité. Dénuées de tout droit à une plainte officielle, les familles des victimes doivent intérioriser leurs traumatismes, non sans entretenir dans la sphère privée des sentiments de haine et de vengeance.

Abdelaziz Bouteflika en 2008.En début de quinquennat, Bouteflika est aussi confronté à d'autres genres de violence se déroulant en Kabylie qui se surajoutent à une situation encore dangereuse. Le 18 avril 2001, dans les locaux de la brigade de gendarmerie de Beni Douala en Grande Kabylie, un jeune lycéen est abattu d'une rafale d'arme automatique. Le drame s'ajoute à une longue liste de brutalités et d'exactions commises un peu partout par des forces de l'ordre.

Des manifestations violentes et des émeutes éclatent en Kabylie dans un contexte de crise économique et de paupérisation de la population. La répression fait 127 morts et plus de 1500 civils. Le retour à la paix civile est lent et progressif et n'aboutit en janvier 2004 qu'avec des mesures d'apaisement de la part du gouvernement d'Alger.

Ce « Printemps noir » laisse une marque profonde en Kabylie portée par le slogan Ulac Smah Ulac (« pas de pardon » en kabyle) également devenu un chant de revendication souvent accompagné d'autres slogans comme « Pouvoir assassin » et « Liberté Démocratie ».

Une éclaircie économique

Sans qu'il en soit responsable mais du fait d'une demande internationale accrue, le nouveau président bénéficie d'une conjoncture favorable liée à une hausse constante du cours du pétrole qui passe de 12 dollars le baril en décembre 1998 à 147 en juillet 2008 ! Avec une inflation au plus bas depuis des années (officiellement, autour de 5 % par an) le pays se dote de plusieurs programmes de relance de l'économie et d'amélioration de l'agriculture.

De grands travaux sont entrepris, telle une autoroute de plus de 1 200 km reliant la frontière marocaine à l'ouest à celle de la Tunisie à l’est. L'Algérie se couvre de multiples chantiers. Une reprise qui doit beaucoup à des entreprises chinoises de BTP qui remportent de multiples appels d'offre et expatrient des dizaines de milliers de travailleurs chinois.

En 2004, le gouvernement algérien estime que ses initiatives de relance économique ont fait reculer le taux de chômage de près de 30 % en 2000 à 17,7 % en 2004. Pour autant, règne toujours une économie grise prospérant sur la corruption et les passe-droits.

Le temps des retrouvailles

Plus jeune ministre des Affaires étrangères du monde en 1963 à l'âge de 28 ans, Bouteflika reste à ce poste jusqu'en 1979. Bien que parfois dilettante, il en a tiré une solide expérience des relations internationales dont il entend faire usage. Ne serait-ce qu'en tentant une nouvelle relation avec la France sous l'angle des « retrouvailles » et d'une « réconciliation » qu'il appelle de ses vœux. Jacques Chirac, ancien lieutenant en Algérie, élu à la présidence en 1995, le désire tout autant.

En juin 2000, à l'invitation du président français, il effectue une visite d'État à Paris. Honneur rarement accordé, il s'adresse aux députés de l'Assemblée nationale par un discours ouvert et conciliant. Il appelle à « de nouvelles chances […] pour notre coopération si souvent perturbée ou contrariée ». Pour une fois, la colonisation n'est pas vilipendée comme un mal absolu mais comme un processus qui a ouvert l'Algérie à la modernité tout « en portant l'aliénation de l'autochtone à ses limites extrêmes ».

Il évoque aussi l'Église catholique d'Algérie, ses victimes des groupes islamistes et sa « rare abnégation au pire moment de la tourmente ». Le président algérien en appelle même aux pieds-noirs, à ces « ressortissants qui gardent dans leur cœur un attachement pour l'Algérie pour y avoir vécu et enterré leurs morts ». Il souhaite les voir « renouer avec cette terre et ses habitants et y trouver l'accueil que commandent l'amitié et la dignité ».

Quelques mois plus tard, début décembre 2000, Jacques Chirac se rend à Alger en une courte escale afin d'exprimer sa compassion aux centaines de victimes faites par des inondations meurtrières dans le quartier de Bab El Oued. Il y promet « une solidarité concrète et effective » de la France.

Le 6 octobre 2001, la lune de miel entre les deux pays est entachée par le match de football France-Algérie dans un Stade de France bondé où la Marseillaise est copieusement sifflé par un public essentiellement jeune, originaire, du Maghreb et singulièrement d'Algérie. De plus, le match est interrompu à la 76e minute du fait de l'envahissement du terrain par une jeune fille brandissant un drapeau algérien bientôt suivie de dizaines d'autres.

Treize millions de téléspectateurs assistent à un désastre politique bien plus que sportif. Le sondage IPSOS qui suit montre que 56% des Français jugent les incidents graves car témoignant des difficultés d'intégration d'une partie de la population française d'origine musulmane. En résonance avec ce fiasco auquel le président Jacques Chirac n'avait pas assisté, par prescience ou bien informé, il est fort possible que ce soit joué ce soir là la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle du 21 avril 2002, un peu plus de six mois plus tard.

Surmontant cet échec, les dirigeants des deux pays poursuivent les signes de bonne volonté. Dix jours après les événements du stade de France, le président algérien se rend ainsi au 9e sommet de la Francophonie à Beyrouth alors que l'Algérie a toujours refusé d'être membre de l'organisation.

Du 2 au 4 mars 2003, c'est au tour du président français d'effectuer une visite d'État à Alger et à Oran. L'accueil populaire est enthousiaste et comparé par certains à celui reçu par l'Égyptien Nasser en 1963. Il est vrai que bien des groupes de jeunes se rassemblent dans une ambiance bon enfant avec le slogan « Aatina l’visa, Aatina l’visa » (« Donne-nous le visa ! »). La déclaration commune signée par les présidents algérien et français mentionne « la construction d'un avenir partagé » et le « travail de mémoire » dans un esprit de respect mutuel.

Pendant toute cette même année 2003 se déroule une « Année de l'Algérie en France » multipliant les expositions, concerts, conférences, représentations théâtrales, projections de films. Un ensemble d'événements qui tente de donner à voir et à entendre la richesse culturelle et historique de l'Algérie ainsi que ses créations contemporaines.

Alors que ces manifestations battent leur plein en France, l'Algérie est touchée par l'un des forts séisme de son histoire récente. Au soir du 21 mai 2003, un tremblement de terre de magnitude de 6,8 frappe le littoral à l'est d'Alger, entre Zemmouri et Boumerdès. La catastrophe fait 2 300 morts, 10 000 blessés et des dizaines de milliers de sans-abri. Or le bilan humain, le séisme devient le cruel révélateur de maux gangrenant le pays : failles dans l'organisation des secours, ampleur des constructions illicites, corruption généralisée.

Toujours la violence

Nombre de paroles officielles évoquent le retour à l'ordre et aux relations pacifiées entre Algériens. On aime à qualifier le terrorisme de « résiduel » mais il continue de frapper comme ce 5 juillet 2002 où une explosion sur le marché de Mascara fait 13 morts. Des éléments des forces de l'ordre subissent toujours des embuscades meurtrières.

Le GIA a perdu ses principaux cadres et ne cesse de se fractionner. Il voit naître de ses décombres le GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) fondé en 1998 et qui trouve une nouvelle vigueur avec les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. C'est l'occasion pour une frange de ce mouvement de créer en 2007 AQMI (Al-Qaida au Maghreb islamique) affilié à Ben Laden.

Mais pour une majorité de la population, la violence n'est pas uniquement celle des bombes ou des kalachnikovs. Elle est celle de la vie quotidienne, du combat ordinaire pour trouver un travail ou un logement, s'alimenter convenablement, tenter de voyager et espérer une vie meilleure pour ses enfants. Il faut affronter une bureaucratie souvent inefficace, participer d'un système où le bakchich est roi, élaborer des stratégies faites de recommandations et de passe-droits, se défendre des incivilités et des menus larcins, être à l'affut des opportunités offert par un marché informel où l'on peut tout se procurer à condition d'en avoir les moyens.

Le fossé devient béant entre une caste de millionnaires qui déploie des fastes ostentatoires (voitures de luxes, villas grandiloquentes, voyages et séjours à l'étranger). Ces clans ont leurs clients et leurs obligés au gré de liens familiaux, d'appartenance régionale partagée ou de connivence d'affaires. Sur ce terreau prospèrent la corruption et une défense sourcilleuse des privilèges.

La grande partie de la jeunesse qui n'a pas accès à ce monde rêvé se débat pour trouver une place que l'enseignement et la formation peinent à fournir. De plus, le poids des traditions et des interdits religieux pèsent sur les relations entre filles et garçons dont on ne sort que par l'hypocrisie ou la frustration. Avec souvent pour seuls horizons d'expression, les gradins des stades de foot ou la fréquentation des mosquées toujours plus nombreuses. Non sans que prospèrent dans les grandes villes le trafic de drogue, l'alcoolisme et la prostitution, à peine dissimulés derrière un fragile rideau de vertus affichés et de respect des convenances.

Après quelques espoirs issus des premiers temps de son gouvernement, le président Bouteflika perd de sa popularité. On le dit velléitaire et irascible, rancunier et vindicatif, méprisant et infatué de lui-même. Selon le général Khaled Nezzar qui a quitté les allées du pouvoir, il règne en « sultan comme si l'Algérie lui appartenait de droit divin […] Il fait de l'administration un instrument partisan au service de son ambition, il ridiculise la justice et court sans raison diplomatique valable d'un coin à l'autre de la planète, il dilapide l'argent du pays… »

Au printemps 2004, Bouteflika est candidat à sa propre succession face à cinq autres prétendants à la fonction présidentielle. Dix-huit millions d'électeurs sont appelés aux urnes et certains observateurs n'excluent pas un second tour pour départager le sortant de son principal adversaire Ali Benflis soutenu par une majorité du FLN.

Or, avec une participation de 58% des électeurs, Boueflika est élu dès le premier tour avec un score frôlant les 85 % des suffrages exprimés. Certes entaché de fraudes et après une campagne électorale l'ayant outrageusement favorisée, le président sortant a bénéficié d'un soutien populaire lui sachant gré d'avoir rétabli une forme de paix civile même si les sujets de mécontentement ne manquent pas.

Signe des relations privilégiées que Jacques Chirac souhaite voir se poursuivre avec l'Algérie, ce dernier effectue une visite-éclair dite « de travail » à Alger le 15 avril, une semaine après le scrutin, avant même l'annonce officielle des résultats, pour féliciter Bouteflika pour sa « brillante réélection ». Le président français, chaleureusement accueilli par son homologue algérien déclare souhaiter que la Déclaration d'Alger signée à l'issue de sa visite d'État de l'année précédente se transforme en un « traité d'amitié » inspiré du traité de l'Élysée franco-allemand signé en janvier 1963 par le général de Gaulle et le chancelier Adenauer.

Dans son point de presse, Jacques Chirac précise que « La France est plus que jamais aux côtés de l'Algérie dans son important effort de réforme politique, économique, sociale ». Dans le droit fil du refus de la France d'avoir participer à la guerre en Irak aux côtés des États-Unis en février 2003, le président français exprime sa communauté de vue avec l'Algérie sur la nécessité de voir le peuple irakien retrouver au plus vite sa « totale indépendance ». Il précise aussi les« mêmes convictions » des deux pays s'agissant du Proche-Orient avec la nécessaire création d'un « État palestinien viable ».

En Algérie même, et ce depuis la visite du président français l'année précédente, des voix dissonantes expriment cependant leur méfiance vis-à-vis de la France. Ceux qui n'avaient pas apprécié, aux cotés du président Chirac, la présence du ministre des anciens combattants, M. Mekachera, un ancien harki (dico), ne cessent de réclamer à la France qu’elle présente ses excuses. L'Union nationale libre des enfants de chouhada exige ainsi « des excuses aux Algériens pour les crimes de guerre commis » et réclame « des indemnisations pour tout ce que le peuple algérien a subi durant 132 ans ». D'autres personnalités politiques vont dans le même sens et entendent exiger le pardon de la France « pour les crimes commis contre tout le peuple algérien ».

Pour l'heure, en cette première année du second quinquennat de Bouteflika, ce type de revendication n'est pas de mise mais un bel avenir lui est promis. Le temps demeure au beau entre les deux pays et Jacques Chirac multipliaient les gestes symboliques telle l'invitation du président Bouteflika le 15 août 2004 aux cérémonies célébrant le soixantième anniversaire du débarquement en Provence. L'année suivante, le 27 février 2005, l'ambassadeur de France à Alger prononce un discours à l'université de Sétif dans lequel il mentionne la « tragédie inexcusable » des massacres du 8 mai 1945.

Mais au lieu de poursuivre dans cette voie du dialogue, les autorités algériennes prennent prétexte du vote en première lecture par le Parlement français d'une loi du 23 février 2005 (quatre jours avant le discours de Sétif) passée tout d’abord inaperçue. Cette loi « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » vise à améliorer la situation des rapatriés d'origine européenne et des harkis.

Le texte adopté comporte une véritable bombe dans le troisième alinéa de son article 4 qui précise que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ».

En France, cette idée d'un pan d'histoire imposé par le politique et devenant histoire officielle suscite de nombreuses réactions dont celle d'une vingtaine des plus importants historiens français de diverses sensibilités politiques qui rappellent que « dans un État libre, il n'appartient ni au Parlement ni à l'autorité judiciaire de définir la vérité historique ». L'opinion publique, en France, n'y trouve pas matière à polémiquer puisque selon un sondage réalisé le 30 novembre 2005, 65% des personnes interrogées se déclarent favorables à la loi.

Pour sa part, conscient de l'inopportunité d'une telle loi, Jacques Chirac déclare le 9 décembre : « Ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire. L’écriture de l’histoire, c’est l’affaire des historiens ». En vertu de quoi, un décret pris le 15 février 2006 porte abrogation de l'alinéa litigieux.

Pour l'Algérie et le président Bouteflika, c'est trop tard. L'effet de la loi de février 2005 a permis aux courants les plus hostiles à une relation sereine avec la France de dénoncer la duplicité de l'ancien colonisateur qui d'une part s'engage dans un dialogue se voulant apaisé et d'autre part laisse voter une loi présentent la colonisation comme ayant joué un rôle positif.

Le 8 mai, à peine plus de trois mois après le discours de l'ambassadeur de France à Sétif et en cette même ville, pour le cinquantième anniversaire de la répression de 1945, Bouteflika choisit de dénoncer la France avec une violence inaccoutumée en comparant ainsi les fours à chaux utilisés pour incinérer les corps des victimes « aux fours crématoires des nazis ». Il pourfend la conquête et la domination française qui « a adopté la voie de l'extermination et du génocide » . Le 2 juillet, à Tlemcen, il qualifie la loi votée à Paris de « Cécité mentale confinant au négationniste et au révisionnisme ».

Désormais isolé dans un dialogue à sens unique, Jacques Chirac évoque encore, lors du sommet Euromed du 3 décembre 2005, sa volonté d'un traité d'amitié, mais l'élan n'y est plus. En France où le débat sur l'immigration n'a cessé de prendre de l'ampleur depuis les émeutes d'octobre 2005, un tel traité potentiellement porteur d'un nouveau flux migratoire n'intéresse plus grand monde.

En Algérie, où les rancœurs contre l'ancien colonisateur tiennent lieu de dénominateur commun à l'ensemble de la classe politique, l'heure est à l'exigence de repentance comme l'estime la puissante association des anciens moudjahidines qui considère « qu'en l'état actuel des choses et compte tenu de l'obstination de la France à refuser de faire acte de repentance, l'Algérie ne doit pas signer un traité d'amitié avec elle ».

Vers un pouvoir absolu

Après sa réélection triomphale de février 2004, Bouteflika entend gouverner comme il l'entend. Il procède à de profonds changements dans la hiérarchie militaire en sachant s'assurer des appuis nécessaires.

La haute administration est à sa dévotion, les partis politiques sont muselés ou vassaux, la télévision propage la bonne parole même si demeure une liberté de la presse écrite cependant sous surveillance. N'ayant aucune considération pour les journalistes qu'il a un jour comparé à des « commères de hammam » le président algérien méprise ou ignore tout opposition.

Au fil des mois et des années, il s'entoure de ses proches, y compris de ses quatre frères, de fidèles qui lui doivent tout et d'hommes d'affaires qui lui sont dévoués. Le plus emblématique pour cette période demeure Rafik Moumen Khalifa qui, usant d'argent public, fonde une banque, une compagnie d'aviation, devient propriétaire de l'Olympique de Marseille de 2001 à 2005.

Son acquisition de la ville Bagatelle sur les hauteurs de Cannes pour 35 millions d'euros, où il donne des fêtes somptueuses prisées par la Jet Set internationale, reste symbolique de ce moment d'affairisme débridé s'achevant par une banqueroute en 2006 avec un préjudice pour l'État algérien et les petits épargnants estimés à 5 milliards de dollars. Le milliardaire déchu choisit l'exil à Londres avant d'être condamné en 2007 par contumace à la prison à perpétuité (extradé en décembre 2013, il sera condamné à 18 ans de prison ferme en juin 2015).

Mais qu'importe les scandales ! Les élections législatives de 2007 assurent au président Bouteflika le soutien d'une majorité de députés grâce à une « Alliance présidentielle » créée en 2004 rassemblant le FLN, le RND (Rassemblement national démocratique) fondé en son temps par Liamine Zeroual et le MSP (Mouvement de la société pour la paix) représentant une tradition conservatrice islamique.

Signe d'un désintérêt croissant de l'électorat pour des jeux politiques dont il pense ne rien attendre, le taux de participation se fait de plus en plus faible avec à peine 35,6 % des électeurs qui se sont déplacés en 2007. Seul compte pour Bouteflika l'élection présidentielle à venir, en dépit de ses problèmes de santé qui l'ont affaibli et nécessitent une hospitalisation à Paris en décembre 2005.

La Constitution votée en 1996 n'autorisant que deux mandats présidentiels de cinq ans, Bouteflika devrait quitter ses fonctions en 2009 et ne plus pouvoir se représenter. Tenant enfin le pouvoir et s'estimant seul capable de l'exercer (il avait dit de ses prédécesseurs qu'ils n'étaient que des « présidents stagiaires »), il lui faut contourner cet obstacle constitutionnel. Ce qui est réalisé par un vote des deux chambres (APN et Conseil de la nation) réunies en congrès à Alger qui, par 500 voix pour, 21 contre et 8 abstentions lève la limitation à deux des mandats présidentiels.

Le 9 avril 2009, le score obtenu par Bouteflika s'apparente à un plébiscite avec plus de 90% des suffrages exprimés et une participation annoncée à plus de 74%. Une bonne partie du peuple algérien considère avec une forme d'indifférence ces résultats entachés d'irrégularités diverses. Le « dégoûtage », l'un de ses mots sorti du génie linguistique populaire algérien est le sentiment le mieux partagé avec un chômage qui touche une majorité de jeunes n'ayant pour seul horizon qu'une participation aléatoire à une économie grise fait de petits boulots ou de petits trafics.

Reste pour une partie de ces jeunes, l'espoir d'un improbable visa pour un pays de la zone Schengen et prioritairement la France. Les pays du Golfe et le Canada offrent quant à eux des opportunités aux plus diplômés ou aux plus talentueux. D'autres, de plus en plus nombreux, se risquent au départ illégal via la Tunisie afin de gagner l'Italie ou en partant de l'ouest du pays pour rejoindre l'Espagne par mer. Ils sont les « harragas » d'un terme arabe algérien désignant ceux qui « brûlent » leurs papiers afin d'éviter ou de retarder une expulsion en cas d'arrestation.

Lorsqu'éclate début 2011, le « Printemps arabe » qui touche successivement la Tunisie, l'Égypte, la Syrie dans des affrontements dramatiques, beaucoup s'attendent à ce que le mouvement concerne à son tour l'Algérie, son président autocrate, sa classe dirigeante et les clans au pouvoir. Mais c'est ignorer que le pays, sorti épuisé de la décennie noire, n'a nul désir de nouveaux affrontements sanglants.

De plus, non sans habileté, le président algérien profite des réserves de change entretenues par les revenus des hydrocarbures et y puise à foison. Il augmente substantiellement les salaires d'une fonction publique pléthorique de plus de deux millions de salariés. Des prêts aux conditions si avantageuses qu'ils s'apparentent à des dons sont accordées à des jeunes souhaitant créer des micro-entreprises, contribuant ainsi à doter l'Algérie d'un réseau d'agences de location de voitures d'une densité insoupçonnée…

Djamaa El Djazaïr, la troisième plus grande mosquée du monde avec le plus haut minaret du monde, située à Mohammadia (Alger).L'argent public qui, par ailleurs, continue de soutenir le prix des produits de première nécessité, finit par ruisseler et ainsi calmer quelques ardeurs contestatrices. Tel un symbole et alors qu'une partie du monde arabe est encore en pleine effervescence, l'état d'urgence toujours en vigueur depuis mars 1992 est levé en avril 2011 !

Le retour du religieux sous sa forme la plus réactionnaire et la stratégie de réconciliation nationale participent aussi de ce calme relatif même si des émeutes ponctuelles et des bagarres entre supporters de clubs de football ou entre bandes rivales apparaissent comme des exutoires sur fond d'augmentation de la délinquance et de l'incivisme.

La décision de construire à Alger la plus grande mosquée du monde hors les lieux saints d'Arabie Saoudite (plus grande encore que celle de Casablanca) est révélatrice de ce retour en force du religieux. La première pierre est posée fin octobre 2011 pour un chantier pharaonique de près de trois milliards d'euros. Il sera achevé en avril 2019, à la fin de la présidence Bouteflika. Comme l'illustre alors le dessinateur Ali Dilem : « au lieu de construire des hôpitaux, on va prier pour ne pas tomber malade ».

Le mihrab et le dôme de la mosquée.

Du Zaïm à la momie

Le 24 avril 2013, durant la quatrième année de son troisième mandat, le président Bouteflika est atteint d'un AVC suivi d'une nouvelle hospitalisation à Paris de près de 80 jours. Alors qu'en Algérie éclatent de nouveaux scandales de corruption, c'est un président diminué qui reprend les rênes du pouvoir ou plutôt qui laisse à son entourage le soin de l'exercer d'une manière plus ou moins erratique.

Revenu à Alger, il se considère toujours comme un homme providentiel, un dirigeant charismatique, un zaïm comme l'avait été nommé Messali Hadj, Nasser ou Saddam Hussein. Malgré ses problèmes de santé, nul ne va oser contester sa nouvelle candidature en 2014. Personne ne peut s'opposer à un homme dont l'entourage contrôle les relais d'opinion, les médias audiovisuels, les associations et qui bénéficie du soutien des chefs d'entreprise et de tous ceux attachés à la rente pétrolière dans un pays las et dépolitisé.

Pour autant, l'état de santé du candidat Bouteflika ne lui permet pas de tenir le moindre meeting et l'on se rassemble devant des images avec des slogans mécaniquement proférés. Le 17 avril 2014, l'air hagard, poussé en fauteuil roulant, Bouteflika vote dans son quartier d'EL-Biar à Alger. Retransmise à la télévision, la scène est pathétique et suscite pitié et honte ainsi que des sarcasmes tel celui précisant que cette fois, c'est certain Bouteflika sera réélu dans un fauteuil…

De fait, il est réélu avec 81,53 % des suffrages et une participation de 51,7 %. . Une véritable leçon de fraude électorale faite de fichiers électoraux opaques, d'intimidation, de bureaux de vote fictifs, de fausses procurations, de votes achetés, d'urnes bourrées, de soutien de l'administration et de chiffres préfabriqués.

Lors de ce nouveau quinquennat, le président n'apparaît que rarement en poublic, préside les Conseils des ministres qu'en de rares occasions, ne voyage plus et ne reçoit ses interlocuteurs que dans sa résidence médicalisée de Zeralda. Le pays continue de souffrir des mêmes maux quelque peu aggravés par une forte diminution du cours des hydrocarbures. La corruption domine toujours la vie publique que dévoilent quelques scandales impossibles à étouffer.

Pour autant, les courtisans ne cessent d'encenser le président. Le secrétaire général du FLN évoque un homme« au courant de tout et qui gouverne, gère et suit les dossiers et les affaires du pays ». De son côté, le président de l'APN déclare que les prières de Bouteflika sont similaires à celles du prophète Abraham.

Faute de solution de recours, il est encore candidat, cinq ans plus tard. Le Premier ministre affirme que le peuple est heureux de cette décision et le secrétaire général de l'UGTA prévient que la président doit recueillir la majorité absolue aux élections dont le premier tour est prévu pour le 18 avril 2019.

Algériens manifestant contre le pouvoir de Bouteflika (Hirak), Blida, mars 2019.

Le Hirak

Cette fois c'en est trop. Après l'annonce officielle de la nouvelle candidature d'un président momifié, des manifestations se produisent dans toute l'Algérie. Elles sont spontanées et débutent le 22 février 2019 avec pour mot d'ordre silmiya « pacifique ». Chaque vendredi, des dizaines puis des centaines de milliers de manifestants se retrouvent dans les rues. En mars, préféré au terme de thawra, « révolution » s'impose le terme de  hirak « mouvement ».

Les slogans mêlent le français à l'arabe et invitent au « dégagisme », au refus des généraux et d'un pouvoir traditionnellement qualifié d'assassin depuis les manifestations d'octobre 1988. Plus loin dans le passé, sont aussi célébrés des héros de l'indépendance tel Abane Ramdane assassiné par les siens. Comme à l'accoutumée, la France est également voué aux gémonies et dénoncée comme soutien de Bouteflika alors que les autorités françaises suivent avec prudence l'évolution en cours.

Le 4 mars 2019, alors que la vague monte, telle une provocation, la candidature de Bouteflika est maintenue. Son dossier est déposé dans les règles avec même un certificat médical attestant de sa parfaite santé et alors qu'il est secrètement soigné dans un hôpital de Genève. Toujours aussi pacifique, la mobilisation populaire devient irrésistible.

Le 8 mars, les services de sécurité algériens évaluent le nombre total des manifestants à 13 millions, chiffre inouï pour une population de 42 millions d'habitants. Ne pouvant envisager une solution de force, le pouvoir cède. Le 11 mars, poussé par la hiérarchie militaire, le président fait savoir qu'il renonce à un cinquième mandat. Il finit par démissionner le 2 avril. Le président du Conseil de la nation (équivalent du Sénat), deuxième personnage de l'État, assume un intérim dans l'attente d'une nouvelle élection présidentielle.

Après des mois d'une mobilisation qui se poursuit mais s'étiole sans véritable débouché politique clair, le scrutin est fixé au 12 décembre 2019. Cinq candidats sont en lice pour ce premier tour qui voit la victoire, avec 58,13% des votants et une participation de 40 % des inscrits, d'Abdelamadjid Tebboune, 74 ans, haut fonctionnaire de carrière.

Plusieurs fois ministre, il avait été un éphémère Premier ministre de Bouteflika pour quelques mois en 2017. Il se flatte d’avoir été renvoyé pour avoir souhaité s'en prendre à de hautes personnalités corrompues. Le nouveau président promet une nouvelle république, une économie libérée des entraves bureaucratiques, une lutte déterminée contre le chômage et la garantie alimentaire pour tous les Algériens. Par lassitude plutôt que par conviction, l'Algérie entre dans un nouveau chapitre de son histoire.


Publié ou mis à jour le : 2024-08-30 17:41:10

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