Le 19 juin 1965, soit trois ans après son indépendance, l'Algérie connaît un putsch militaire par lequel est renversé le président Ahmed Ben Bella. Le chef charismatique qui a engagé le pays sur les voies tortueuses de l'indépendance et du socialisme est éliminé pour avoir voulu étendre son pouvoir au détriment de ses anciens compagnons de combat.
Présidé par Houari Boumédiène, le Conseil de la Révolution issu du coup d'État donne naissance à un nouveau gouvernement avec des hommes qui lui sont proches, d'autres maintenus à leur poste et de nouvelles personnalités tel le ministre de l'Éducation Ahmed Taleb-Ibrahimi, fils de l'un des fondateurs de l'Association des oulémas musulmans algériens aux cotés de Ben Badis. Une nomination censée rassurer les partisans d'une arabisation rapide de l'enseignement algérien et d'une fidélité à l'héritage arabo-musulman du pays...
Voici le deuxième volet de notre série sur l'Algérie moderne après Les années Ben Bella (1962-1965). Viendront ensuite La fin des chimères révolutionnaires (1978-1988), La tragédie nationale (1988-1998), Les années Bouteflika (1999-2019) et la période actuelle. L'auteur, Michel Pierre, historien spécialiste de l'Algérie, a publié en 2023 une remarquable Histoire de l'Algérie des origines à nos jours (Tallandier). Elle s’adresse aux Algériens comme aux Français qui ont un rapport charnel ou affectif avec ce pays très proche par l’Histoire comme par la géographie.
Taciturne, tenace et intransigeant
Le nouveau dirigeant de l'Algérie est à l'image de son pays. Il est jeune, 33 ans. D'origine rurale pauvre, Mohamed Boukherouba (son nom familial ) est né dans un village près de Guelma. Il a suivi l'école primaire française et l'école coranique. Adolescent lors de la répression des émeutes de mai-juin 1945, il en reste marqué, devient un militant nationaliste adepte de la lutte armée avec d'autant plus de conviction que ses proches ancêtres avaient participé à l'insurrection des Mokrani en 1871.
Étudiant à Constantine en littérature de langue arabe, il milite au MTLD puis poursuit ses études à l'université Zitouna de Tunis et en 1951 à l'université al-Azhar au Caire. Il reçoit aussi à Alexandrie puis dans un camp près du Caire, une instruction militaire. Après le déclenchement de la lutte de libération en novembre 1954, il participe à des actions d'approvisionnement en armes des maquis puis devient en 1957, chef de la wilaya V (Oranie). Il prend alors comme nom de guerre celui de Houari Boumédiène, savant et mystique soufi de Tlemcen du XIIe siècle. Chef de l'État-major général de l'ALN de 1959 à 1962, il accède donc à la tête de l'État algérien trois ans plus tard.
L'homme qui paraît taciturne est un militant tenace et un nationaliste intransigeant. Il croit à des idéaux socialistes et, originaire de la paysannerie pauvre, se méfie de la bourgeoisie urbaine. Partisan de l'action concrète, il récuse toute démagogie. Le journaliste du Monde Paul Balta le définit comme « discret mais efficace, timide mais fier, réservé mais volontaire, humain mais autoritaire, prudent dans l'audace ». Par contre, la presse française de droite le décrit comme un « musulman fanatique et sanguinaire », un « aventurier de la révolution ».
Symboliquement, un an après le coup d'État contre Ben Bella et comme volonté d'inscrire son pouvoir dans la lignée d'un combat séculaire, Houari Boumédiène organise en juillet 1966 le retour du corps d'Abd el-Kader inhumé à Damas à sa mort en 1883. Lors d'une grandiose manifestation, il est ré-inhumé au cimetière d'El-Alia, sanctuaire national.
Sur le plan économique, l'accent est toujours mis sur l'édification d'un pays socialiste et le centralisme démocratique mené par un parti unique demeure la règle. Il s'agit de moderniser sans se perdre dans des luttes de tendances. Le FLN devient un prolongement politique de l'armée. Dans le droit fil d'un jacobinisme hérité de la présence française, le pays est découpé en 15 wilayas dirigés par des walis nommés par le pouvoir.
Le nombre des communes passe de 1 485 à 676 répartis en 91 arrondissements afin d'éviter une trop grande parcellisation du territoire. Une ordonnance du 18 janviers 1967 définit la commune comme « la collectivité territoriale, économique, sociale et culturelle de base ». Une collectivité qui sous le nom d'Assemblée populaire communale (APC) ne peut compter comme élus que des membres appartenant à une liste présentée et validée par les instances locales du FLN.
L'organisation administrative du pays s'accompagne d'une politique économique qui tente de rationaliser et d'améliorer le développement des forces productives. Une tâche dévolue à l'État comme le précise l'article 29 de la constitution selon laquelle « L'État organise la production, détermine la répartition du produit national. Il est l'agent principal de la refonte de l'économie et de l'ensemble des rapports sociaux ».
Une refonte qui doit suivre des plans de développement définie par la notion d'« industrie industrialisante ». Un concept adopté par Boumédiène et suivi par son ministre de l'Industrie, Belaïd Abdesselam en poste de 1965 à 1977 et développé par deux économistes français, Gérard Destine de Bernis et François Pernoux ainsi que par le Suédois Gunnar Myrdal et le Brésilien Celso Furtado.
Priorité est donnée à l'équipement industriel, aux industries chimiques et à la production d'énergie. Ces « pôles de croissance » devant faciliter l'émergence d'unités de production. Tout cela menant à l'acquisition de « biens de départ » consistant à nourrir, soigner, instruire « par l'effort commun » comme l'écrit François Pernoux en 1969. Afin de concentrer les investissements premiers sur l'industrie lourde, les mines sont nationalisées en 1966 ainsi que les entreprises mécaniques deux ans plus tard. L'idée récurrente, prônée par les dirigeants algériens est de lier l'acquisition et le partage des biens matériels à l'instauration de rapports nouveaux de type socialiste.
Les sommes investies proviennent essentiellement des revenus issus de la production de gaz et de pétrole. La priorité donnée à l'industrie se retrouve avec une part de l'investissement industriel qui atteint 57,3% du PIB lors du premier plan quinquennal (1970-1973). L'heure est aux grandes structures et aux conglomérats, soixante-dix sociétés nationales sont créées dans la filiation de la Société nationale pour la recherche, la production, le transport, la transformation et la commercialisation des hydrocarbures (Sonatrach) créé fin 1963.
La Société nationale de sidérurgie (SNS) est ainsi chargé de la construction d'un complexe sidérurgique à Annaba à partir d'une première usine voulue en 1960 par la France dans le cadre du plan de Constantine et utilisant le minerai de fer de l'Ouenza. Par étapes et coopérations multiples (URSS, RFA, Italie) le site atteint sa pleine phase de production en 1972 lorsque le laminoir à chaud est inauguré en présence de Fidel Castro alors en visite officielle en Algérie.
Entre 1973 et 1977, 350 usines sont mises en chantier, depuis des unités de production textile à la fabrication de bicyclettes et vélomoteurs ainsi que de tracteurs et de camions poids-lourd. Ainsi en 1978, la Société nationale de constructions mécaniques (Sonacome) produit à Rouiba, près d'Alger, près de 6 000 camions par an en coopération de la société française Berliet. Elle devient une vitrine de l'industrie industrialisante puisque les moteurs sont fabriqués à Constantine, les pneus issus de l'industrie chimique locale et les équipements électriques fournis par la Société nationale d'électricité (Sonelec) installée près d'Alger.
Le défi de l'industrialisation liée à la production de biens et à l'améliorations des conditions de vie peut s'appuyer sur les richesses du Sahara en hydrocarbures. Boumédiène souhaite dépasser le principe de la simple imposition des sociétés, essentiellement françaises, exploitant ces richesses et, au demeurant, considérée comme insuffisante. Commence alors un processus également lié à l'entrée de l'Algérie dans l'OPEP qui aboutit le 24 février 1971 à la nationalisation du transport terrestre des hydrocarbures, du gaz naturel et la prise de contrôle des sociétés françaises à 51%.
La réussite des mesures de nationalisation permettent d'engranger d'importantes recettes multipliées lors du choc pétrolier consécutif à la « guerre du Kippour » entre Israël et l'Égypte en octobre 1973. Des sommes considérables sont injectées dans une politique d'industrialisation toujours plus volontariste.
Pendant toutes ces années, le développement des campagnes et l'augmentation de la production agricole font également partie des préoccupations des autorités algériennes. Il faut intervenir dans de nombreuses zones rurales où demeurent des problèmes de malnutrition, d'alphabétisation, d'électrification et de communication. Hors les zones autogérées, les petites exploitations d'une superficie moyenne de 3 ha sont encouragées à se regrouper en coopératives. Une propriété publique des eaux d'irrigation est également instaurée ainsi que la création d'un millier de « villages socialistes » destinés à améliorer l'habitat, la scolarisation et la santé des populations rurales.
Déboires et déceptions
Au fil des années, conjointement à des résultats incontestables touchant à une atténuation de la misère, à une politique de soins médicaux, à l'amélioration de l'alphabétisation, à la formation et à une politique de construction de logements, demeurent d'énormes enjeux de développement. La croissance démographique ne ralentit pas et entrave bien des espérances de progrès économique rapide.
Sous l'ère Boumédiène, la population de l'Algérie passe de 12 millions en 1966 à plus de 17 millions en 1978. La descendance finale par femme atteint près de 7 enfants, un quasi-record mondial. L'emploi ne peut faire face à la montée de jeunes générations, l'habitat passe d'un taux d'occupation par pièce de 2,4 en 1966 à 3 en 1977.
Le volontarisme industriel montre rapidement ses limites. Production et productivité s'avèrent bien en-deçà des objectifs des plans. Le salaire devient une forme de rente déconnectée de toute production effective. L'absentéisme est fréquent dans les grandes unités de production, souvent causé par d'insolubles problèmes de transport et de logement.
Les conditions de travail demeurent médiocres, on voit même les accidents du travail avec arrêt doubler entre 1970 et 1979. Se développe dans le peuple algérien et chez les citoyens ordinaires un sentiment de lassitude face à la fréquente impéritie d'un système bureaucratisé à l'extrême. Gaspillages, profits indus et situations privilégiés d'une nouvelle caste n'échappent à personne. Le népotisme et le clientélisme si présents en situation coloniale ont perduré et seules comptent vraiment les solidarités familiales.
La gestion centralisée et planifiée a engendré une bureaucratie déresponsabilisée. L'achat clés en mains d'unités industrielles a induit une forme de dépendance technologique mal corrigée par des formations locales insuffisantes. Enfin, la production de biens de consommation, insuffisante ou de mauvaise qualité entraîne l'importation plus ou moins illégale, de ces mêmes produits.
Les résultats sont également décevants dans le domaine agricole. L'autosuffisance alimentaire qui approchait 70% en 1969 tombe à 30% en 1980. Entre-temps, il est vrai que la population a acquise de nouvelles habitudes de consommation. Les rendements demeurent faibles, les coopératives manquent de cadres compétents, la production d'engrais est insuffisante et la résistance de nombre de propriétaires face aux réformes et à la révolution agraire a souvent été efficace avec son inévitable réseau de complicités et de corruption.
Pour éviter une situation de crise, l'État doit multiplier les aides, subventionner les prix d'une alimentation de base et importer en quantité importante, ne serait-ce que des céréales. Parallèlement, l'exode rural ne cesse de s'amplifier et le taux d'urbanisation de la population passe de 31% en 1966 à 40% en 1977.
Des textes fondateurs
Face à une situation complexe et à d'innombrables problèmes, le gouvernement de Boumédiène s'attache à fonder les bases de l'État algérien. En se revendiquant de la plateforme de la Soummam en 1956, du programme de Tripoli de 1962 et de la Charte d'Alger de 1964. Une « charte nationale » est mise en chantier.
En 200 pages et 7 titres y sont précisés les conditions d'édification du socialisme et du développement économique et social ainsi que les principes de défense nationale et de politique extérieure. On y réaffirme que « le peuple algérien se rattache à la patrie arabe dont il est un élément indissociable », qu'il est « un peuple musulman », que l'islam « est la religion de l'État » . Religion dotée d'un « égalitarisme foncier » dont les « impératifs de la foi » mènent « dans la voie du socialisme ».
Ode aux masses populaires, la Charte les place « sous la direction d'un parti d'avant-garde », le FLN qui doit aussi mener une « révolution culturelle » contre l'ancienne « domination française, petite-bourgeoise séculaire ». Pour ce faire, le développement d'une culture spécifiquement algérienne et l'arabisation de l'enseignement sont fondamentaux. L'un des objectifs de la révolution socialiste est également de favoriser « le retour et la réintégration progressive de la communauté émigrée ».
La charte se déclare sensible à « la promotion de la femme algérienne » et il est demandé que soit mis « un terme à la pratique de la dot exorbitante et ruineuse, à l’abandon par des maris peu scrupuleux d’enfants laissés à leurs mères démunies de ressources, à l’enlèvement injustifié d’enfants arrachés à l’affection maternelle, aux divorces non motivés ». Il faut donc encourager « une lutte inlassable contre les préjugés, les injustices et les humiliations ».
Le 27 juin 1976, la charte est adoptée par référendum par 98,56% des votants et promulguée le 5 juillet pour le quatorzième anniversaire de l'indépendance. En novembre, une modification de la Constitution s'inscrit dans la même logique idéologique avec toujours ses principes de base : socialisme comme choix irréversible, islam comme religion d'État, l'arabe comme langue nationale et officielle, FLN comme parti unique.
En décembre, Houari Boumédiène est élu président de la République par 99% des votants et les députés de l'Assemblée nationale élus en février 1977 le sont tous sous les couleurs du FLN. Le parti unique est devenu ce que redoutait Frantz Fanon en écrivant Les Damnés de la terre avant sa mort fin 1961 : « Le parti, au lieu de favoriser l’expression des doléances populaires, au lieu de se donner comme mission fondamentale la libre circulation des idées du peuple vers la direction, forme écran et interdit. Les dirigeants du parti se comportent comme de vulgaires adjudants et rappellent constamment au peuple qu’il faut faire “silence dans les rangs”. »
L'Algérie entre dans une période terne où les problèmes d'approvisionnement en nourriture et biens d'équipement deviennent des préoccupations quotidiennes. Une jeunesse de plus en plus nombreuse est confrontée au rêve inaccessible d'une société de consommation sur le modèle occidental alors que le chômage la touche de plein fouet. Tout apparaît épuisant, des conditions de transport dans les centres urbains aux liens entre régions, de la pénurie de logement aux coupures d'eau, de la place à assumer dans la cellule familiale à celle à trouver dans le groupe, de la frustration sexuelle à la soumission aux traditions qui reproduisent en ville celles du bled.
Rien ne décrit mieux cette période que le film Omar Gatlato réalisé en 1976 par le cinéaste Merzach Allouache. En s'attachant à la vie ordinaire d'un jeune et petit fonctionnaire d'Alger, le metteur en scène déploie la chronique des maux de la ville entre mal logement , transports saturés, décrépitude du tissu urbain, délinquance et petites trafics. Toute la complexité des relations entre garçons et filles y est aussi évoquée ainsi que les menus plaisirs d'une bande de jeunes mâles entre films de Bollywood, match de football et musique chaâbi.
Une aura internationale
Confronté à des problèmes intérieurs difficilement surmontables à court terme, l'Algérie du président Boumédiène n'en brille pas moins sur le plan international. Demeuré proche du bloc soviétique et de la Chine, intimement lié au monde arabe et au bloc des non-alignés, l'Algérie se veut l'un des principaux leaders de la lutte anti-impérialiste en souhaitant selon l'expression de Boumédiène la « liquidation du colonialisme sous toutes ses formes » sans oublier un soutien indéfectible à la cause palestinienne.
Mais l'humiliante défaite de la coalition arabe contre Israël lors de la guerre des Six jours en juin 1967 a été un traumatisme pour l'Algérie qui n'avait pas ménagé son aide à l'Égypte. La guerre au Moyen-Orient et les réflexions stratégiques qui s'en suivent mènent aussi l'Algérie à augmenter son potentiel militaire et à instaurer le 16 avril 1968 la conscription et un service militaire obligatoire de deux ans.
La rupture des relations diplomatiques avec les États-Unis accusé par Boumédiène d'allégeance à Israël est est aussi conséquence de la guerre des Six jours et elle va durer jusqu'en 1974. De même, les relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne avaient été rompues de décembre 1965 à avril 1968. L'Algérie et neuf autres pays de l'OUA avaient fait ce choix afin de condamner la politique britannique en Rhodésie. Le gouvernement algérien n'en maintient pas moins des contacts informels et se garde bien d'un complète sécession avec le monde occidental. Les discours militants sont une chose, les nécessités économiques et politiques en sont d'autres.
La consécration internationale de l'Algérie prend la forme début août 1969 d'une manifestation toute à la fois culturelle et politique préparée sous le nom de Festival panafricain. Il est envisagé comme une réponse à un premier « Festival mondial des arts nègres » s'étant déroulé à Dakar en avril 1966 à l'initiative du président Léopold Sédar Senghor avec le soutien de la France.
L'Algérie, au contraire de la Tunisie et du Maroc, avait refusé d'y participer ainsi que nombre de pays l'ayant dénoncé comme une célébration néo-colonialiste liée à la francophonie. Pour sa part, l'écrivain béninois Stanislas Adodevi avait défini le concept de négritude comme une « mythologie antédiluvienne » , « un ronron d'État qui tourne à vide ».
Avec le soutien de l'OUA (Organisation de l'Unité Africaine, aujourd'hui Union africaine), l'Algérie a en tête un tout autre projet bien plus politique, liant la culture au développement économique et social de l'Afrique et soutenant les luttes en cours sur le continent, que ce soit celle contre l'apartheid en Afrique du Sud ou des mouvements de libération dans les possessions encore portugaises. La diaspora militante africaine est également déclarée comme bienvenue avec une invitation adressée au Black Panther Party et à ses leaders Stokely Carmichael et Eldrige Cleaver. Inaugurant le festival le 21 juillet 1969, Boumédiène place le festival non pas comme un « divertissement général qui nous distrairait de la lutte quotidienne » mais comme un « combat à mener » pour le développement et les luttes de libération nationale.
Le « Panaf » se déroule jusqu'au 1er août avec un imposant défilé de danseurs, de musiciens et de délégations de mouvements de libération acclamés par plus de 200 000 personnes. Au stade du 20 août 1955 ( ex-stade du Hamma ) et dans les salles de spectacles se produisent des artistes à la renommée mondiale tels Archie Shepp, Nina Simone ou le jeune saxophoniste camerounais Manu Dibango. Miriam Makéba qui avait décliné l'invitation du festival des arts africains de Dakar est acclamée lorsqu’elle interprète Ana Hourra fi El Djazaïr (« Je suis libre en Algérie »). En exil en Guinée après avoir quitté l’Afrique du Sud, mariée à Stokely Carmichael « premier ministre honoraire » des Black Panthers, elle se voit décerner un passeport algérien ce qui lève toute entrave à ses déplacements dans le monde.
Tels d'autres grands évènements festifs de la seconde moitié du XXe siècle (concert lié à la marche pour les droits civiques de Washington en août 1963, Monterey Pop Festival en 1967, Woodstock en 1969, Wight en 1970) le souvenir du Panaf à Alger devient mythique et demeure un évènement majeur des liens entre culture et engagement politique, ouverture au monde et rêve d'émancipation.
Quelques années plus tard, du 5 au 9 septembre 1973, Boumédiène peut célébrer l'une des plus grandes reconnaissance internationales de l'Algérie avec la tenue du quatrième sommet des chefs d'État et de gouvernement des pays non-alignés. Soixante quinze nations sont représentées. Fidel Castro, Indira Gandhi, le maréchal Tito, Mouammar Kadhafi, Habib Bourguiba, Anouar el-Sadate, Hafez el-Assad, l’empereur Haïlé Sélassié, Léopold Sédar Senghor, Mobutu Sese Seko, Thomas Sankara, le roi Fayçal d’Arabie ont fait le déplacement. Manque le roi du Maroc, Hassan II, qui n’a pu se rendre à Alger, « souffrant d’une forte fièvre accompagnée de frissons ».
Jamais le pays n'a joué un tel rôle dans le monde. On le voit l'année suivante lorsque la diplomatie algérienne est à l'origine des « accords d'Alger » menant à l'indépendance de la Guinée Bissau. Une première étape menant à la disparition de l'empire colonial portugais lorsque le Mozambique et l'Angola accèdent aussi à l'indépendance en novembre 1975. Plus aucun pays africain n'est alors sous domination coloniale.
En décembre 1975, l'Algérie est de nouveau sur la brèche en parvenant à la libération négociée de dizaines de représentants de l'OPEP dont onze ministres des pays arabes pris en otages à Vienne à l'instigation de Carlos et d'un commando de six personnes. Cette même médiation algérienne était également efficacement intervenue lors d'un détournement d'avion menée par des militants des Black Panthers à Miami et se terminant sans effusion de sang à Alger en juillet 1972.
Pour ce qui est des relations avec la France, les années Boumédiène voient la fin, en février 1966 des expériences nucléaires menées par cette dernière au Sahara et la restitution de la base de Mers el-Kébir en 1968. Des tensions demeurent cependant entre les deux pays et les nationalisations des richesses en hydrocarbures décidées en 1971 suscitent une forte hostilité contre l'Algérie dans une grande partie de l'opinion française. Aux franges de la droite extrême et dans certains milieux pieds-noirs se souvenant de l'OAS, la rancœur devient le terreau favorable d'exactions racistes qui culminent pendant les années 1971-1973.
À Marseille, suite au meurtre d'un conducteur de bus par un malade mental d'origine algérienne, le quotidien Le Méridional appelle à la vengeance : « Assez de voleurs algériens, de casseurs algériens, de fanfarons algériens, de proxénètes algériens, de syphilitiques algériens, de violeurs algériens, de fous algériens. Nous en avons assez de cette racaille venue d’outre-Méditerranée. L’indépendance ne leur a apporté que de la misère, contrairement à ce qu’on leur avait laissé espérer. »
Malgré les mesures prises par les autorités, les « ratonnades » se multiplient ainsi que des meurtres aveugles et des attentats. Le plus sanglant vise le consulat d'Algérie à Marseille et fait 4 morts et 12 blessés graves le 14 décembre 1973. Attentat revendiqué par un commando se revendiquant d'un « groupe Charles?Martel » qui explique dans un communiqué : « Il y a plus d’Arabes en France qu’il y avait de pieds-noirs en Algérie. Ils nous ont expulsés par la violence, nous les expulserons par la violence. La lâcheté de nos pseudo-gouvernements est en cause. À bas la France algérienne. ». Au total, le bilan pour l'année 1973 se monte à une cinquantaine de tués et près de 300 blessés.
Afin de contribuer à apaiser une situation bilatérale devenant excessivement dégradée, Valéry Giscard d'Estaing, élu en mai 1974 président de la République, effectue en Algérie une visite d'État du 10 au 12 avril 1975. Significativement, elle a lieu avant celle qu'il réalise au Maroc, le mois suivant.
Première visite officielle d'un chef d'État français depuis l'indépendance, elle est d'autant plus importante que nul n'ignore à Alger, que lors de la lutte de libération nationale, le nouveau président avait milité dans l'ombre en faveur d'une Algérie demeurant française. À l'arrivée à Alger, son discours est conciliant mais prudent en évoquant des épreuves communes et en encourageant à la connaissance et à l'estime réciproque entre les deux peuples.
Pour sa part, Boumédiène mentionne « la page tournée mais non déchirée » et évoque la mémoire du général de Gaulle qui « ne pouvait nier sans se désavouer lui-même que notre combat brûlait de cette flamme qu'il communiqua en son temps à la France asservie ». La visite est l'occasion de régler quelques contentieux, de confirmer l'importance de la coopération française dont la partie française souligne discrètement que son montant est largement supérieur à celui accordé au Maroc. La visite se conclut par un déplacement dans l'Est algérien à Skikda et Constantine où les foules mobilisées par le pouvoir acclament le président français. Parallèlement, l'épouse du chef de l'État français visite les sites romains de Tipasa et Cherchell en compagnie de la femme du président algérien, « une ancienne avocate âgée de trente-deux ans, mince, grande et élégante » comme aime à le dire la presse française.
Marche verte et colère noire
Pour l'Algérie, le proche voisin marocain demeure tout à la fois un « pays frère » et un régime honni dirigé par un souverain féodal aux antipodes d'une république « démocratique » et « populaire ». Les cicatrice de la « guerre des sables » sont encore présentes et les liens privilégiés qu'entretient le royaume chérifien avec l'Occident sont considérés avec méfiance.
Le gouvernement algérien est particulièrement attentif à la manière dont l'Espagne doit se retirer des territoires longtemps sous sa domination dans le Sahara marocain (Seguia El Hamra, Rio de Oro). Nul n'ignore qu'Hassan II entend récupérer ces régions, augmentant ainsi en superficie et en potentielles richesses le royaume. Hypothèse inenvisageable pour l'Algérie qui souhaite voir l'ancienne colonie accéder à une indépendance portée par un Front populaire pour la libération de Seguia el-Hamra et Rio de Oro (Polisario) créé en mai 1973 qui choisit « la violence révolutionnaire et la lutte armée pour que le peuple sahraoui puisse retrouver sa liberté totale ». Un futur État dont Alger entend bien se faire un allié privilégié.
Entre le Maroc et l'Algérie, le jeu politique s'avère compliqué d'autant qu'il implique l'ONU, l'OUA, l'Espagne et les deux blocs de l'ouest et de l'est en situation de guerre froide. Certes, le 24 juillet 1973, les chefs d'État algérien, marocain et mauritanien signent conjointement à Agadir, un texte proclamant leur attachement indéfectible à organiser et respecter un processus d'autodétermination des territoires encore sous drapeau espagnol.
En réalité, Hassan II et les partisans du « grand Maroc » toujours en quête de territoires qu'ils estiment relever de l'histoire du Maroc depuis l'épopée almoravide ne peuvent envisager cette hypothèse. Il faut, selon un slogan devenant mot d'ordre organiser « le retour des branches à la racine ». Pour autant, une annexion brutale par les forces armées marocaines au départ des Espagnols, n'est pas envisageable car porteuse d'un embrasement général, d'une condamnation aux Nations-Unis, d'une possible rupture de l'Espagne entraînant une réaction négative des soutiens occidentaux du royaume, France et États-Unis en premier.
Selon ce qu'il a plusieurs fois affirmé, Hassan II trouve la solution au dilemme « dans la solitude et la méditation » en août 1975 à Fès, « c’est avec une intense émotion que Je me remémore cette nuit du 19 août 1975, à Fès, où me fut inspirée l’idée de la Marche Verte. La Fatiha, sourate liminaire du Coran […] m’a fourni le code de conduite pour déjouer les manœuvres de l’Espagne au Sahara . »
Le souverain met en place l'idée d'une marche pacifique et massive de centaines de milliers de marocains récupérant avec corans et drapeaux une partie trop longtemps séparé du royaume.
Sous le vocable de « Marche verte » du nom de la couleur de l'étendard du Prophète, l'opération est minutieusement préparée et au jour dit, le 6 novembre au matin, 350 000 marcheurs recrutés dans tout le royaume franchissent la frontière avec l'ancien Sahara espagnol. Habilement, Hassan II a convié des journalistes du monde entier et des délégations de pays acquis à sa cause (Jordanie, Gabon, Sénégal, Soudan, Arabie saoudite etc.).
Jusqu'au 9 novembre et alors que les quelques effectifs militaires espagnols se sont écartés, les marcheurs avancent d'une trentaine de kilomètres puis s'en reviennent. Cinq jours plus tard, un accord intervient entre le Maroc, l'Espagne et la Mauritanie précisant les conditions du retrait définitif de l'Espagne au 28 février 1976 sans prendre en compte le Front Polisario. Entre-temps, le drapeau marocain est partout hissé dans des territoires où commence bientôt une lutte de guérilla menée par le Polisario et qui fait bientôt des centaines de morts et des milliers d'exilés trouvant refuge dans la région de Tindouf, au sud de l'Algérie.
Selon le témoignage du journaliste Jean Daniel rencontrant Boumédiène le jour même du déclenchement de la Marche verte, ce dernier entre dans une colère noire, insulte le roi du Maroc et prépare une stratégie de riposte. L'Algérie se fait l'alliée et le protecteur du Polisario auquel est accordé une aide militaire et un soutien matériel. Tindouf devient la base arrière du mouvement qui proclame le 26 février 1976, la création d'une République arabe sahraouie démocratiques (RASD) bientôt reconnue par une soixantaine d'États et par l'OUA dont se retire le Maroc en 1984.
Une mort inattendue
À la fin des années 1970, la situation économique de l'Algérie apparaît préoccupante. La dette extérieure a explosé. La dépendance aux revenus des hydrocarbures demeure. Le concept de l'« industrie industrialisante » qui n'avait rien d'absurde ou d'illégitime en soi n'a pas donné les résultats escomptés. La souveraineté alimentaire du pays est devenu un rêve inaccessible.
Les méfaits d'une bureaucratie tatillonne se conjuguent à un univers de passe-droits et de corruption de tous les instants. Tout est tracasserie administrative, y compris l'obtention d'une « autorisation de sortie » pour tout citoyen voulant se rendre à l'étranger et instaurée le 5 juin 1967. Le parti unique a donné naissance à des rites et rituels déconnectés de la réalité. Seule prospère une classe ou plutôt une caste de privilégiés qui n'ose cependant trop afficher les signes de sa richesse.
Malgré les statistiques plus ou moins embellies, les rapports complaisants et les affirmations courtisanes, bien des responsables et Boumédiène lui-même ont connaissance de la réalité d'une situation que l'on espère améliorer par des réformes et une manne pétrolière toujours disponible. D'autant que toute velléité d'opposition peut être aisément jugulée dans une société sous contrôle sans presse ni médias indépendants, ni liberté d'association ou de création.
L'heure est toujours à l'exaltation de la guerre d'indépendance, à un roman national célébrant l'unanimisme de la lutte contre le colonialisme et au culte des héros et des martyrs. Il en résulte parfois une création littéraire, plastique ou cinématographique de qualité. Ainsi du film Chronique des années de braise du réalisateur Mohammed Lakhdar-Hamina couronné de la palme d'or à l'issue du festival de Cannes en 1975.
Se préparant à un déplacement officiel vers l'Iran fin août 1978, Boumédiène laisse entendre que des changements importants sont à venir dans le pays. Après un nécessaire bilan, il devient nécessaire d'examiner les causes des échecs, de rectifier des erreurs et de définir de nouvelles options. La maladie ne va pas lui laisser le temps de cette volonté de renouveau. Fin septembre 1978, il rentre très affaibli d'un sommet arabe tenu à Damas et ne peux plus faire face à ses obligations de chef d'État. Soigné à Alger, il se rend ensuite à Moscou le 5 octobre pour des examens complémentaires.
Boumédiène est de retour à Alger le 14 novembre. Sans que la nouvelle soit divulguée à la population, on le sait atteint de la maladie de Waldenström, une infection rare du sang portant le nom du médecin suédois l'ayant découverte en 1944. Le 18 puis le 24 novembre, le président algérien sombre dans le coma et malgré la mobilisation de spécialistes mondiaux et d'une équipe internationale dont le professeur français Monsallier, il décède à l'âge de 46 ans, au petit matin du 27 décembre 1978.
Ses obsèques et son inhumation au cimetière des martyrs d'El-Alia à la droite de la tombe de l'émir Abdelkader sont l'occasion d'une gigantesque mobilisation populaire. Plusieurs centaines de milliers d'Algériens se pressent le long du cortège et des délégations du monde entier sont présents à Alger. À l'exception de représentants d'Hassan II, Rabat ayant été avisé qu'une présence officielle du Maroc n'était pas souhaité.
La tragique histoire du peuple «pieds-noirs»
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testounet (03-06-2024 09:10:25)
quel gachis !!!