La qualification de Jean-Marie Le Pen (FN) au deuxième tour des présidentielles de 2002 aurait-elle exprimé une poussée de l'extrême-droite ? Pas du tout... La comparaison avec l'élection précédente montre qu'elle fut le résultat d'un effondrement du vote socialiste, en raison sans doute d'une mauvaise campagne du candidat Lionel Jospin...
Le 21 avril 2002, il n'y a pas eu de nouvelle poussée d'extrême- droite au premier tour des élections présidentielles en France mais une démobilisation de la droite traditionnelle et surtout de la gauche socialiste. C'est ce que montre ci-dessous la comparaison entre les scrutins de 1995 et de 2002.
L'évolution de l'électorat de la droite extrême, ou plus précisément des « droites nationales », doit être appréciée en n'oubliant pas les électeurs de Philippe de Villiers (présent en 1995, absent en 2002).
1er tour des présidentielles
1995 nombre de voix |
2002 nombre de voix | |
Jacques Chirac | 6.348.696 | 5.666.021 |
Lionel Jospin | 7.098.191 | 4.610.267 |
Jean-Marie Le Pen | 4.571.138 | 4.804.772 |
Philippe de Villiers | 1.443.235 | |
Bruno Mégret | 667.043 | |
total des droites nationales | 6.014.363 | 5.471.815 |
Au premier tour des présidentielles de 2002, Philippe de Villiers étant absent, on peut penser qu'une bonne partie de ses électeurs de 1995 se sont abstenus ou ont reporté leurs suffrages sur des candidats de la droite modérée. Mais il ne fait pas de doute que ses autres électeurs ont reporté leurs suffrages sur les deux candidats de la droite extrême. Quel qu'ait été le nombre de ces reports, il apparaît qu'en 2002, Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret ont été loin de faire le plein des mécontents de droite : 5,45 millions contre 6 millions aux élections précédentes, en 1995. Le chef du Front National lui-même a seulement enregistré 220 000 voix de plus qu'en 1995.
En définitive, il s'en est fallu de moins de 200 000 voix d'écart entre Le Pen et Jospin (1 inscrit sur 200) pour que le duel annoncé par les journalistes, les sondeurs et les candidats eux-mêmes tourne à l'improbable affrontement Chirac-Le Pen. La France n'a pas été victime d'une quelconque « vague brune » mais d'une débandade des partis traditionnels dont furent responsables leurs leaders.
À gauche, cette débandade a été amplifiée par la candidature de Christiane Taubira, ex-leader indépendantiste guyanaise, choisie pour représenter le micro-parti des radicaux de gauche. Ses 660.515 voix, essentiellement dans les départements d'outre-mer, ont cruellement manqué au candidat socialiste et l'on peut considérer sans grand risque que cette candidature fut pour lui la goutte d'eau de trop...
Lionel Jospin, homme intègre et Premier ministre sortant au bilan honorable, en a tiré les conséquences en se retirant de la vie politique. Son retrait a sanctionné une campagne conduite en dépit du bon sens et quelques mots malheureux, sur l'âge du président sortant par exemple (de quoi hérisser l'électorat âgé).
L'inversion du calendrier électoral, avec désormais des législatives dans la foulée des présidentielles, s'est soldée par une foire d'empoigne entre les seize candidats au scrutin présidentiel du 21 avril, chacun s'efforçant d'engranger un maximum de voix en prévision des élections législatives de juin.
Le parti socialiste a présenté un programme désespérément vide : aucune proposition propre à faire rêver les jeunes avides d'idéal ou les classes populaires déboussolées. La suite est dans toutes les mémoires : cafouillages sur l'âge du capitaine, velléités sécuritaires aussitôt contrebalancées par des propositions sur la suppression de la double peine ou le vote à 17 ans... comparaison des mérites de Sylviane (Jospin) et de Bernadette (Chirac). Le candidat Jacques Chirac n'a pas ouvert davantage de perspectives. Mais en vieux routier de la politique, il a enfourché le thème payant de l'insécurité et évité les faux pas irréparables.
Oublieux des débats de haute volée qui avaient précédé le référendum sur le traité de Maastricht, les deux candidats n'ont pas jugé leurs concitoyens dignes d'une vraie joute politique.
Les Français ont été privés d'un affrontement droite-gauche sur les enjeux contemporains :
– Comment réformer l'État et la fonction publique pour les rendre plus efficaces et plus responsables ?
– Comment maîtriser les phénomènes migratoires et, puisqu''il le faut, mieux assurer l'insertion des nouveaux habitants du pays ?
– Quelles responsabilités confier à l'Union européenne et avec quelles institutions ?
– Quels moyens donner à l'armée, à la coopération et à la diplomatie pour que la France ait davantage d'emprise sur les affaires du monde?
– Comment mieux secourir les pays pauvres et assurer un développement durable de nos sociétés ?...
Seuls quelques candidats protestataires ont abordé ces thèmes. Le résultat fut une « fracture morale » entre une France installée, riche et instruite, qui se piquait de tiers-mondisme et daubait sur la démocratie, et d'autre part une France inquiète, qui rassemblait les jeunes déclassés, les chômeurs, les ouvriers... sans autre moyen que leur bulletin de vote pour se faire entendre.
Au bout du compte, nous nous retrouvâmes avec un président élu par défaut au deuxième tour, le 5 mai suivant, avec 82,21% des suffrages exprimés contre 17,79% à Jean-Marie Le Pen. Un désastre pour l'image de la France, pour l'avenir des institutions et pour l'ensemble des citoyens, y compris ceux qui avaient voté Jean-Marie Le Pen ou Bruno Mégret pour lancer un signal de détresse aux élites dirigeantes.
Dans les jours qui ont précédé le scrutin du 21 avril, les sondages ont clairement montré une montée du vote lepéniste et un déclin tout aussi régulier du vote socialiste, dans le cadre d'une très forte abstention.
Quatre jours avant le scrutin, le premier était à 14% et le second à 18%. Compte tenu de l'incertitude de 3% que l'on prête habituellement à ces estimations, le succès de Jean-Marie Le Pen était déjà sinon probable du moins possible. Le chef du Front National ne s'y est pas trompé. Il a réservé des salles en prévision des débats du deuxième tour, comme l'a révélé toute la presse.
Jusqu'à la veille du scrutin, pourtant, Lionel Jospin a affecté de se moquer des mauvais augures. Lui et ses lieutenants ont appelé leurs électeurs à « aller chercher les voix l'une après l'autre » mais ils n'ont pas osé insister pour une raison compréhensible : se battre pour la deuxième place en concurrence avec Jean-Marie Le Pen, c'était reconnaître le leadership de Jacques Chirac et admettre par avance sa victoire au second tour !
Michel Broué et Bernard Murat ont en vain alerté les électeurs de leur camp : Etes-vous devenus fous ? Le Pen talonne Jospin dans certains sondages ? Vous l'aurez pour longtemps la gueule de bois, et nous avec vous... » (Le Monde, 19 avril 2002).
À l'exception de l'hebdomadaire chrétien La Vie, qui a titré en couverture : Danger abstention », la presse s'est montrée aveugle.
Dans son numéro d'avant le 21 avril, Télérama, magazine à forte sensibilité de gauche, a titré en couverture : Le Sexe (un thème plus payant que les risques de l'abstention). Mauvais point pour Le Point avec un dossier inepte et convenu sur « Les six tribus d'électeurs ». Le Canard enchaîné a réussi la performance de ne presque pas dire un mot de Jean-Marie Le Pen. Il s'est rattrapé... après coup.
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