Né le 15 janvier 1918 dans la famille d'un modeste fonctionnaire égyptien, Gamal Abd el-Nasser est le premier dirigeant issu du peuple qu'ait eu l'Égypte depuis... plus de deux mille ans.
Jeune officier, il participe au renversement de la monarchie, discréditée par sa corruption et son allégeance aux puissances occidentales. Son charisme personnel et son art oratoire lui valent une immense popularité auprès des masses égyptiennes et plus généralement arabes.
Il en use pour s'installer au sommet du pouvoir et devient le porte-parole des masses arabes, avides d'émancipation après un millénaire de soumission aux Turcs et un demi-siècle d'humiliations et de guerres perdues.
Très vite toutefois, il dérive vers un régime policier, expulse les minorités juives, grecques et levantines qui contribuaient à la prospérité et tente d'installer un système socialiste qui va achever de ruiner le pays. Son échec ultime dans la guerre des Six Jours consacre la faillite du panarabisme et va définitivement détourner les masses arabes du modèle laïc, nationaliste et socialiste emprunté aux Européens, ouvrant un boulevard aux idéologies islamistes promues par les Séoudiens...
La conquête du pouvoir
Jeune officier, Nasser s'affirme comme un héros de la guerre contre Israël. Le 20 octobre 1948, lors de la bataille de Fallouga, il doit se rendre à l'ennemi avec son unité mais bénéficie des honneurs militaires de la part des officiers israéliens en raison de son courage et de sa résistance remarquable. Cet exploit lui vaut l'admiration de ses concitoyens.
Indigné par la corruption du gouvernement monarchique et son allégeance aux Britanniques, Nasser fonde le mouvement progressiste des « Officiers libres » et prépare le renversement du régime en accointance avec le mouvement islamiste des « Frères musulmans »... auquel tout l'oppose par ailleurs.
Dans la nuit même du 22 au 23 juillet 1952, tous les points névralgiques de la capitale sont occupés par les insurgés. Le coup d'État est un succès. Le roi Farouk 1er est renversé.
Vainqueur du bras de fer qui l'oppose à la monarchie, Nasser se sent cependant encore trop jeune et trop peu connu pour apparaître à l'avant-scène. Il fait réveiller le général Mohamed Naguib (41 ans), un aîné plus connu et plus prestigieux que lui, et lui remet le commandement en chef des armées et la présidence du Conseil de la Révolution, qui dirige les Officiers libres.
Homme intègre et sympathique, au demeurant très populaire, Naguib n'a ni l'étoffe ni l'ambition d'un chef. Il rêve d'un régime parlementaire à l'anglaise tandis que Nasser oeuvre pour une dictature de salut public, avec un parti unique dont il serait bien évidemment le guide.
À la manœuvre, Nasser impose aussitôt une réforme agraire majeure par laquelle il confisque les domaines royaux, limite la grande propriété foncière et permet à un million de petits paysans de racheter à des conditions avantageuses les terres des grands féodaux. Il impose aussi les militaires à tous les rouages de l'État.
Quand la République est proclamée, Naguib en devient le président et bientôt aussi le Premier ministre. Mais il se montre incapable de faire le tri entre les factions qui se disputent le pouvoir.
Il ne tarde pas à entrer en conflit avec les jeunes Officiers libres groupés autour de Nasser, qui le jugent trop accommodant avec la confrérie islamiste des Frères musulmans.
Le 19 octobre 1954, après de longues négociations, Nasser obtient des Britanniques qu'ils retirent leurs troupes du canal de Suez dans un délai de vingt mois (tout en leur laissant le droit de revenir en cas de conflit). Ainsi le pays retrouve-t-il sa souveraineté après deux millénaires d'assujettissement à l'étranger ! Une semaine plus tard, à Alexandrie, devant une foule enthousiaste Nasser s'en félicite. C'est alors qu'un militant de la confrérie des Frères musulmans tire huit fois sur lui... et le rate. Sa popularité atteint le zénith !
Le 14 novembre 1954, il peut enfin déposer Naguib et devient le chef absolu de l'Égypte. Élu président de la République le 25 juin 1956 avec plus de 99% des voix, il prend le titre de « raïs » (président ou chef, d'après un mot arabe qui désignait autrefois un dignitaire ottoman). Il peut dès lors installer un pouvoir dictatorial selon ses vues, adossé à l'armée et à une police politique redoutable.
Le champion des opprimés
Le nouveau chef de l'Égypte s'attire très vite une immense popularité parmi ses concitoyens les plus humbles. Il s'adresse à la population dans sa langue de tous les jours et non en arabe littéraire. Fidèle à ses origines, il a aussi la réputation de manger des galettes de fèves comme tous les Égyptiens modestes. Musulman à la piété discrète, il tient la religion en lisière et jamais n'invoque l'islam.
Il promet aux Égyptiens mais aussi aux foules du tiers monde (le mot vient de faire son apparition) une revanche sur les anciennes puissances coloniales. Il est accueilli en leader du monde arabe à la conférence des non-alignés de Bandoeng et offre une base arrière aux chefs du FLN en lutte pour l'indépendance de l'Algérie.
Comprenant que son aura est liée au poids économique de son pays, il projette la construction d'un grand barrage à Assouan, en vue d'étendre l'irrigation et produire de l'électricité.
Par la voix du Secrétaire d'État John Foster Dulles, les États-Unis conditionnent leur aide financière à une mise sous tutelle des finances de l'État, selon un schéma qui, au XIXe siècle, a conduit à l'asservissement de l'Égypte et de plusieurs autres pays (Tunisie, Chine...). Aux États-Unis même, le lobby cotonnier milite contre le barrage, dans la mesure où il pourrait encourager la concurrence du coton égyptien !
Décontenancé, le raïs a l'idée de financer son barrage avec les redevances du canal de Suez et, le 26 juillet 1956, dans un discours retentissant, à Alexandrie, fait part de sa décision de le nationaliser en indemnisant les actionnaires français et britanniques. À vrai dire, sa décision n'a proprement rien de révolutionnaire. Les Occidentaux eux-mêmes recourent à des nationalisations et celle du canal doit de toute façon survenir à l'échéance de la concession, en 1968, soit huit ans plus tard.
Mais Britanniques et Français prennent la mouche. Sans doute ne supportent-ils pas cet affront, venant après celui de l'Iranien Mossadegh. Ils encouragent Israël à attaquer l'Égypte et envahir le Sinaï le 29 octobre 1956. Eux-mêmes proposent leur « médiation » et larguent des parachutistes sur le canal une semaine plus tard, sous le prétexte de séparer les belligérants.
Devant la réprobation internationale et surtout le ton comminatoire de leur allié américain, pourtant à l'origine du drame, ils se replient piteusement et transforment de ce fait la défaite militaire de Nasser face à Israël en éclatante victoire politique.
Le raïs se garde toutefois d'avouer à ses concitoyens qu'il a concédé aux Israéliens le droit d'emprunter le détroit de Charm el-Cheik, au débouché du golfe d'Akaba. Des Casques bleus de l'ONU doivent garantir sur place, au Sinaï, la libre circulation des navires. C'est un coup de canif dans la souveraineté de l'Égypte.
Diabolisé par les Occidentaux, il surmonte sa haine des communistes et se rapproche de l'URSS. Il équipe son armée d'armes tchèques (en fait soviétiques) et obtient des Soviétiques leur concours pour la construction du barrage d'Assouan.
À l'intérieur, il élimine toute forme d'opposition, impose un parti unique, l'Union socialiste arabe, et traque les Frères musulmans jusqu'à faire pendre leur chef. À la faveur de la guerre contre Israël, il expulse les Européens et fait aussi interner les juifs égyptiens qui, jusque-là, cohabitaient sereinement avec leurs concitoyens ; promptement expulsés, la plupart rejoignent Israël et vont renforcer son potentiel militaire !
Échecs de la renaissance arabe
Nasser, premier leader égyptien issu du peuple, juge dès lors que la vallée du Nil n'est pas à la hauteur de ses ambitions. Il veut incarner la renaissance du nationalisme arabe et promeut le panarabisme, un mouvement sans connotation religieuse qui prône la réunion politique de tous les Arabes. Son discours reçoit l'aval de Michel Aflak, un Syrien à l'origine du parti de la renaissance arabe, le parti Baas, qui se veut laïc, nationaliste et socialiste.
C'est ainsi que le 1er février 1958, l'Égypte et la Syrie annoncent leur fusion au sein d'une République Arabe Unie (RAU). C'est la reproduction de l'empire de Saladin... Mais le roi Fayçal d'Arabie séoudite, allié des États-Unis, mobilise contre Nasser et ses alliés soviétiques tous les gouvernants arabes hostiles au panarabisme.
L'union ne dure guère. Dès octobre 1961, les Syriens, exacerbés par l'arrogance de leurs partenaires, dissolvent la fédération. Les Égyptiens installés en Syrie se voient chassés sans ménagement.
Il s'ensuit un durcissement brutal de la dictature. Nasser craint en effet que la bourgeoisie cosmopolite et éclairée du Caire et d'Alexandrie ne rejoigne la bourgeoisie de Damas dans l'opposition à son régime. À titre préventif, il nationalise toutes les entreprises importantes du pays et en confie la direction à l'armée. Tandis que les élites quittent à la hâte le pays, l'économie sombre dans le marasme.
Pour ne rien arranger, le raïs envoie des troupes combattre au Yémen, à la pointe de la péninsule arabe, où l'imam a été renversé le 27 septembre 1962 par un colonel émule du raïs égyptien. La guerre civile entre républicains et royalistes entraîne l'intervention aux côtés de ces derniers du roi Fayçal d'Arabie séoudite. Les troupes égyptiennes, 60 000 hommes soit le quart des effectifs de l'armée, ne tardent pas à s'enliser dans ce conflit fratricide qui va durer cinq ans, jusqu'à ce qu'éclate la guerre des Six Jours entre Israël et ses voisins.
Ce nouveau conflit est provoqué par Nasser lui-même, qui ordonne la fermeture du golfe d'Akaba, seul débouché maritime israélien vers la mer Rouge et l'océan Indien. Il débouche sur une victoire écrasante d'Israël et une humiliation toute aussi écrasante du raïs. Dès le 9 juin, il annonce son retrait de la vie politique. Dans tout le monde arabe, c'est la consternation. Les foules, nullement rancunières, réclament son retour. Il ne se fait pas trop longtemps prier et revient sur sa décision dès le lendemain.
Néanmoins très affaibli, Nasser doit composer au sommet arabe de Khartoum, le 31 octobre 1967, avec ses anciens rivaux et notamment le roi Fayçal d'Arabie séoudite. Il accepte de retirer ses troupes du Yémen. Ses échecs flagrants, en dépit de sa popularité intacte, consacrent la faillite du panarabisme laïc et ouvre un boulevard aux idéologies islamistes promues en premier lieu par les Séoudiens.
Un désastre aux allures d'apothéose
Gamal Abdel Nasser trouve encore la force, au Caire, en présence du roi Fayçal, de réconcilier le roi Hussein de Jordanie et le chef charismatique de l'OLP (Organisation de Libération de la Palestine), Yasser Arafat, après que le premier a réprimé une insurrection palestinienne au prix de plusieurs milliers de morts (« Septembre Noir »).
Il meurt d'une crise cardiaque dans la nuit qui suit cette conférence, le 28 septembre 1970. Il a 52 ans. Sa disparition soulève une émotion considérable en Égypte et dans l'ensemble du monde arabe. Cinq millions de personnes accompagnent sa dépouille vers sa dernière demeure.
Le vice-président Anouar el-Sadate, qui a participé avec lui au renversement de la monarchie, lui succède avec des pouvoirs tout aussi dictatoriaux, après avoir eu soin d'éliminer ses partisans avec l'appui des Frères musulmans !
En douceur, il s'éloigne de l'URSS, libéralise l'économie égyptienne, obtient une demi-victoire face à Israël dans la guerre du Kippour et, fort de ce succès, conclut la paix avec son voisin. Cela lui vaut de recevoir le Prix Nobel de la Paix avec le Premier ministre israélien Menahem Begin et le président américain Jimmy Carter... mais aussi d'être assassiné lors d'une parade militaire par des officiers de la mouvance des Frères musulmans.
L'Égypte moderne
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