Provocateur, insupportable, profondément dépressif... Que n'a-t-on dit sur Baudelaire ? Il a révolutionné l'art poétique et notre regard sur la vie, l'amour, la mort. Derrière ses manières de dandy et ses outrances, l'homme conserve son mystère.
Et si son secret tenait à une insatisfaction chronique ? Sa vie, nous allons le voir, ne fut en effet qu'une quête sans fin de la perfection, de l'or caché sous la boue.
D'un père à l'autre
« Je crois que ma vie a été damnée dès le commencement » ! Il est vrai que, pour Baudelaire, les débuts dans l'existence n'ont pas été simples.
Imaginez : son père, ancien prêtre et précepteur chez le duc de Praslin-Choiseul qui lui ouvre le monde intellectuel de l'époque, a 62 ans lorsqu'il vient au monde, le 9 avril 1821. Le voici enfant tardif d'un couple bancal puisque sa mère Caroline a 34 ans de moins que son époux ; elle-même orpheline, c'est avec soulagement qu'elle a accepté cette union, désespérant de vivre seule.
Logiquement, lorsqu'elle se retrouve veuve en 1827, elle s'empresse de convoler avec un bel officier « sanglé dans sa droiture comme dans son uniforme ». Pour Charles, l'ambitieux Aupick est d'abord un « ami de coeur », un « papa » de substitution avant de se transformer en beau-père inflexible.
Finie, la relation fusionnelle que l'enfant vivait avec sa mère. Il lui faut se faire à la solitude de l'internat, à Lyon puis à Paris.
« Peut mieux faire »
L'expérience ne lui laisse guère un bon souvenir : « Tu sais quelle éducation atroce ton mari a voulu me faire ; j'ai 40 ans et ne pense pas aux collèges sans douleur » écrira-t-il plus tard à sa mère.
Pourtant il sut profiter de l'enseignement d'élite dispensé à Louis-le-Grand, obtenant prix sur prix en version et vers latins. Ses professeurs fondent d'ailleurs beaucoup d'espoir dans celui qui « a tout ce qu'il faut pour réussir » mais ils s'inquiètent de son « esprit sautillant » et de son « manque de vigueur ».
Plus que les encouragements et l'ambiance, qu'il trouve détestables, c'est bien le désir de plaire à sa mère qui pousse le jeune homme à briller... jusqu'à un certain point. Cette forte-tête dotée d'un « très mauvais esprit » selon les autorités compétentes, ne cesse en effet d'être mise en retenue et finit même par se faire exclure du fameux lycée. Le motif ? Il aurait préféré avaler un papier remis par un camarade plutôt que de le donner au surveillant !
Quelques mois plus tard, le baccalauréat en poche grâce aux bons soins d'un répétiteur, il part s'inscrire à la faculté de droit. La vraie vie peut commencer.
Rencontrer Baudelaire ne semblait laisser personne indifférent. Voici la première entrevue entre Maxime du Camp et son futur ami :
« Baudelaire vint m’y voir. Je le regardai avec d’autant plus de curiosité que j’en avais beaucoup entendu parler et qu’il avait l’aspect assez étrange. Son costume, d’une irréprochable propreté, était de forme et d’étoffe grossières ; un madras retenait le col d’une chemise en toile si forte qu’elle semblait écrue ; de larges boutons bronzés fermaient un paletot grisâtre, taillé comme un sac ; des bas bleus apparaissaient au-dessus de gros souliers brillants de cirage ; les mains nues, avec les ongles rabattus comme si on les comprimait par un geste machinal, avaient des mouvements lents et prétentieux. La tête était un peu celle d’un jeune diable qui se serait fait ermite : les cheveux coupés très courts, la barbe complètement rasée, l’œil petit, vif, inquiet, plutôt roux que brun, le nez sensuel et renflé du bout, la lèvre très mince, souriant peu, presque toujours pincée, le menton carré et l’oreille très détachée lui donnaient une singulière physionomie, déplaisante au premier abord, mais à laquelle on était promptement accoutumé. La voix était posée comme celle d’un homme qui cherche ses expressions et se plaît à sa parole. Sa taille moyenne et solide dénotait de la force musculaire, et cependant il y avait en lui quelque chose de ravagé et de surmené qui indiquait la faiblesse et l’abandon » (Souvenirs littéraires, 1882).
Petit détour improvisé
Installé dans le quartier Latin, Baudelaire va profiter de sa nouvelle liberté pour fréquenter le monde littéraire et celui de la fête.
D'un côté, il fait la connaissance de Balzac et Nerval, et de l'autre multiplie les visites à Sarah la Louchette, prostituée de son état qui lui offre sa première blennorragie.
C'en est trop pour sa mère, effondrée lorsqu'elle comprend le projet du jeune homme : « voler de ses propres ailes et être auteur ! » (Caroline Aupick).
Après une rixe entre le jeune homme et son beau-père (voir ci-après le récit de Maxime du Camp), une seule solution s'offre à elle : couper Charles de ses mauvaises fréquentations en l'envoyant à l'autre bout du monde, aux Indes.
Radical, mais peu efficace. Embarqué en 1841 sur le Paquebot-des-Mers-du-sud, le jeune homme est de retour à Bordeaux à peine 8 mois plus tard. Entre-temps il a failli mourir au cours d'une tempête qui a mis fin à son tour du monde en imposant une escale de 18 jours sur l'île Maurice. Cela lui a suffi toutefois pour s'imprégner d'un exotisme qui réapparaîtra régulièrement dans son œuvre.
Revient-il, comme il l'écrit à sa mère, « avec la sagesse en poche » ? Rien n'est moins sûr. C'est qu'il vient de mettre la main sur l'héritage de son père, une belle somme (près de 350 000 de nos euros !) qui lui ouvre bien des perspectives.
L'écrivain Maxime du Camp, dans ses Souvenirs littéraires, accorde une large place à notre poète. Dans cet extrait, il revient sur l'origine du voyage, quelque peu involontaire, de Baudelaire vers les îles...
« Un jour, le colonel Aupick donnait un dîner officiel ; il avait réuni à sa table des magistrats, des officiers supérieurs et quelques gros personnages de Lyon. Baudelaire, qui avait alors dix-sept ans, assistait au repas. Je ne sais quel incident survint ; Baudelaire fit une plaisanterie saugrenue que le colonel Aupick rabroua sans doute avec plus de vivacité qu’il ne convenait. Baudelaire écouta la semonce ; puis, se levant et se campant près de son beau-père, il lui dit : « Vous venez de chercher à m’humilier devant des gens de votre caste qui, par politesse, croient devoir rire de vos plaisanteries; vous oubliez que je porte un nom que j’ai pour devoir de faire respecter. Vous m’avez manqué gravement ; ceci mérite une correction, monsieur, et je vais avoir l’honneur de vous étrangler. » Il se jeta sur le colonel Aupick et le saisit à la gorge ; le colonel se dégagea et appliqua une paire de soufflets à Baudelaire, qui tomba en proie à un spasme nerveux. Des domestiques l’emportèrent. Il fut enfermé dans sa chambre : arrêts forcés. La réclusion dura quinze jours, au bout desquels Baudelaire fut mis en diligence, sous la surveillance d’un officier qui le conduisit à Bordeaux. Là il fut embarqué sur un navire en partance pour les Indes » (Souvenirs littéraires, 1882).
« Sous le soleil de la paresse » (La Fanfarlo)
C'est la fête ! Installé dans l'île Saint-Louis, alors quartier des artisans, Baudelaire mène une vie de luxe, accumulant toiles de maître (souvent fausses), bonnes bouteilles et vieux meubles.
Mais c'est surtout par sa tenue qu'il se fait remarquer : « mis comme un secrétaire d'ambassade anglaise » selon l'expression de son ami Le Vavasseur, arborant fièrement cravate sang de bœuf, gants roses et chapeau haut-de-forme, il est vite catalogué parmi ces dandys qui cherchent à « choquer le bourgeois » par leur apparence. Et c'est une belle réussite !
Ses parents, catastrophés, finissent par attribuer en 1844 la gestion de ce qui reste du patrimoine de leur fils, c'est-à-dire la moitié, à un conseil judiciaire. À 23 ans, le voici redevenu mineur !
Comment, avec 200 francs par mois, peut-il continuer à mener grand train à la Tour d'Argent et entretenir sa maîtresse et inspiratrice, la « Vénus noire » Jeanne Duval ? « Sorcière au flanc d'ébène », elle fut, dira-t-il, « le seul être en qui [il ait] trouvé quelque repos ».
Pour l'heure, profondément humilié par sa mise sous tutelle, il doit se remettre en question et adapter ses rêves de grand prince à sa nouvelle vie de bohème. Il y parvient avec brio, gardant l'attitude et l'apparence d'un grand-duc quelque peu excentrique au cœur de la misère la plus noire.
Dans le poème « Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre », Baudelaire rend hommage à Sarah la Louchette et à travers elle aux prostituées qu'il a pu croiser et aimer. Les derniers vers ont été rendus célèbres par la chanson de Serge Reggiani qui les a utilisés en introduction de sa chanson Sarah (1967).
« Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre :
La gueuse, de mon âme, emprunte tout son lustre ;
Invisible aux regards de l'univers moqueur,
Sa beauté ne fleurit que dans mon triste coeur.
Pour avoir des souliers elle a vendu son âme.
Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme,
Je tranchais du Tartufe et singeais la hauteur,
Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur.
Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque.
Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque ;
Ce qui n'empêche pas les baisers amoureux.
De pleuvoir sur son front plus pelé qu'un lépreux.
Elle louche, et l'effet de ce regard étrange
Qu'ombragent des cils noirs plus longs que ceux d'un ange,
Est tel que tous les yeux pour qui l'on s'est damné
Ne valent pas pour moi son oeil juif et cerné. [...]
Si vous la rencontrez, bizarrement parée,
Se faufilant, au coin d'une rue égarée,
Et la tête et l'oeil bas comme un pigeon blessé,
Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,
Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d'ordure
Au visage fardé de cette pauvre impure
Que déesse Famine a par un soir d'hiver,
Contrainte à relever ses jupons en plein air.
Cette bohème-là, c'est mon tout, ma richesse,
Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse,
Celle qui m'a bercé sur son giron vainqueur,
Et qui dans ses deux mains a réchauffé mon cœur ».
« Je me tue... »
Nous sommes dans les dernières années de la monarchie de Juillet, sous le règne de Louis-Philippe, le « roi-bourgeois ». Si la période est difficile, elle est aussi riche en création puisque c'est à cette époque que la majorité des poèmes des Fleurs du Mal est jetée sur le papier. Mais parce que la poésie ne nourrit pas son homme, Baudelaire cherche vite à se placer comme journaliste.
Il pousse d'abord les portes du Corsaire-Satan, une feuille de cancans, puis de L'Esprit public où il signe sous le nom, très chic, de Baudelaire-Du Faÿs, des « Choix de maximes consolantes sur l'amour » et autres « Comment on paie ses dettes quand on a du génie ».
Tout cela manque de sérieux et il faut trouver un autre moyen de fuir la misère. Ce sera la critique d'art et plus précisément les comptes rendus des Salons. On le voit dès lors hanter ces grandes expositions destinées à faire connaître les futurs grands maîtres.
Il ressort de celle de 1845 avec une belle notoriété puisque sa défense de Corot et Delacroix lui vaut d'être comparé à Diderot. Mais ce succès ne suffit pas à faire vendre son livre, et en juin 1845, il se plante un couteau dans la poitrine : « Je me tue parce que je suis inutile aux autres – et dangereux à moi-même. Je me tue, parce que je me crois immortel, et que je l'espère » (Lettre à Narcisse Ancelle).
Cette tentative maladroite de suicide est surtout un appel au secours pour celui qui, toute sa vie, fut victime d'une grande solitude morale, incapable de faire face à la vulgarité qui, selon lui, l'entourait de toutes parts.
« Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique » expliquait Baudelaire (« À quoi bon la critique ? », Salon de 1846). Pourtant, il n'est pas sûr que tous les artistes qu'il ait analysés aient apprécié l'aspect « amusant » de son compte rendu. Écoutons-le sur Horace Vernet : « M. Horace Vernet est un militaire qui fait de la peinture. – Je hais cet art improvisé au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au galop, cette peinture fabriquée à coups de pistolet [...]. Pour définir M. Horace Vernet d’une manière claire, il est l’antithèse absolue de l’artiste ; il substitue le chic au dessin, le charivari à la couleur et les épisodes à l’unité. » Aucun doute, Baudelaire préfère « la célébration de quelque mystère douloureux » (Salon de 1846) qu'il perçoit dans les toiles d'Eugène Delacroix, son idole, « le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes ». Il y apprécie ce triomphe de l'imagination, ce culte de la mélancolie, cette aspiration vers l'infini propre aux Romantiques et dans lesquels il se reconnaît pleinement. Personne ne le bouleversa autant que Delacroix, ce « poète en peinture » qui lui « arrach[ait] les entrailles » (Salon de 1846).
À l'assaut !
La convalescence est de courte durée et Baudelaire peut aller s'installer chez Élisabeth Sergent, dite la Reine Pomaré, célèbre danseuse de polka.
Non seulement elle est accueillante et bien entourée, mais elle a surtout l'avantage d'être voisine d'une assemblée de fumeurs de haschich que fréquente le « poète impeccable » Théophile Gautier à qui Baudelaire dédiera Les Fleurs du Mal.
À ces expériences qui provoquaient « la déformation et l’exagération de ses sentiments habituels » et donc l'ouverture vers de nouveaux modes d'inspiration, Baudelaire ajoutera une consommation d'opium dans un but plus prosaïque, le soulagement de ses migraines. Dans son essai Les Paradis artificiels (1860), il assimilera ces usages à « un suicide lent, à une arme toujours sanglante et toujours aiguisée ».
Pour le moment, il est temps de faire la révolution, les armes à la main. Ne dit-on pas qu'on l'a vu pendant les émeutes de février 1848 sur une barricade, au carrefour de Buci, appelant à fusiller le général Aupick ? Passée l'exaltation, il explique en quelques mots la cause de cette « ivresse » républicaine : « Goût de la vengeance. Plaisir naturel de la démolition (Mon Coeur mis à nu, 1864).
De la révolution, Baudelaire n'aimait finalement que « la fervente énergie qui bouillonnait dans toutes les têtes » (Charles Asselineau). En 1851, après le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, qui installe le Second Empire, c'en est fini de toute fureur politique : « Le 2 décembre m'a physiquement dépolitisé » écrit-il alors Ancelle.
« Souvent pour s'amuser les hommes d'équipage / Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers »… On connaît les vers, on se souvient peut-être moins de la métaphore assimilant le « prince des nuées » à Baudelaire lui-même. Il ne fait que reprendre l'idée chère aux Romantiques que le poète est un être à part : ne perçoit-il pas des réalités que nous autres, pauvres communs, ne pouvons pas seulement imaginer ? À ce thème, que développera Arthur Rimbaud en se qualifiant de « voyant », Baudelaire ajoute une touche de pessimisme : ce pouvoir, qui devrait lui valoir la reconnaissance, joue finalement contre lui puisque le public ne le comprend pas et se moque de lui. Baudelaire restera l'archétype du poète maudit tant il eut à souffrir, la misère s'ajoutant au rejet de son œuvre. Il avait raison : « Ses ailes de géant l’empêchent de marcher »...
Rencontres
En juillet 1848 paraît « Révolution magnétique » signée Edgar Allan Poe, auteur américain à l'univers sombre et étrange.
La découverte de cet écrivain est un choc pour notre poète qui, pendant plus de 10 ans, travaillera à le faire connaître en le traduisant. Pourquoi ? « Parce qu'il me ressemblait. La première fois que j'ai ouvert un livre de lui, j'ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des PHRASES pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant » (Lettre à Théophile Toré).
Il retrouve dans les Histoires extraordinaires de Poe cette même volonté de débusquer les vérités qui se cachent sous le réel, cette même soif d'absolu brisée par une époque peu sensible à cette quête. En cela il se rapproche également de Joseph de Maistre pour lequel l'homme, éternelle victime du péché originel, ne peut être que le bourreau de lui-même.
Les écrits de ce maître à penser le convainquent également qu'« il n'existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer, créer. Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l'écurie, c'est-à-dire pour exercer ce qu'on appelle des professions ». À lui la création, aux autres le travail.
Déçu par la politique, il retourne à l'amour, célébrant à son tour dans des lettres anonymes celle dont le Tout-Paris admire les formes et fréquente le salon littéraire, « la Présidente » Apollonie Sabatier. Mais une fois conquise, celle « qui est trop gaie » redevient aux yeux de Baudelaire une simple femme, et ne présente donc plus d'intérêt... L'Idéal ou rien ! Baudelaire peut repartir vers de nouvelles conquêtes, malgré les premiers symptômes de la syphilis.
Toute sa vie, Baudelaire aura lutté contre le mal de vivre, ce spleen qui habite toute son œuvre.
« J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché. […] »
(« Spleen »)
Au pilori !
C'est le grand jour ! Le 26 juin 1857 paraissent enfin ces Fleurs du Mal sur lesquelles travaille Baudelaire depuis près de 15 ans. D'abord intitulé Les Lesbiennes (1845) puis Les Limbes (1848), le recueil ne contient pas moins de 100 poèmes. Rapidement, c'est l'hallali.
Dix jours plus tard, le verdict tombe, tranchant : « L'odieux y coudoie l'ignoble, le repoussant s'y allie à l'infect. » (Le Figaro, 5 juillet 1857). Le 7 juillet, une instruction est ouverte contre Baudelaire et ses éditeurs pour « outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs » et « offense à la morale religieuse ».
Le 20 août, c'est le procès. Voici Baudelaire face au procureur Auguste Pinard qui s'est fait connaître en attaquant quelques mois tôt Madame Bovary de Gustave Flaubert. Notre écrivain espère obtenir rapidement un non-lieu, comme son illustre confrère. Sa défense est simple : plutôt que de se concentrer sur quelques poèmes, il faut lire l'ensemble, seul moyen pour se rendre compte que lui aussi dénonce d'autant mieux cette vulgarité qu'il en montre toute l'horreur.
Peine perdue : il est condamné à payer 300 francs d'amende, auxquels s'ajoutent 100 francs à verser par ses éditeurs. Mais le pire est ailleurs : il doit retrancher de son œuvre 6 poèmes jugés particulièrement scandaleux. « Lesbos », « Les Bijoux » et autres « Femmes damnées » tombent dans l'escarcelle de la censure. Ce n'est finalement qu'en 1949 que ces poèmes pourront être de nouveau publiés.
Lors de la parution des Fleurs du Mal, certains journalistes n'apprécièrent guère le contenu de l'œuvre... et le firent savoir.
« M. Charles Baudelaire est, depuis une quinzaine d’années, un poète immense pour un petit cercle d’individus dont la vanité, en le saluant Dieu ou à peu près, faisait une assez bonne spéculation [...]. Il fallait entendre ces messieurs apprécier les génies à qui nous avons voué notre culte et notre admiration : Hugo était un cancre, Béranger un cuistre, Alfred de Musset un idiot, et madame Sand une folle. [...]
J’ai lu le volume [...]. On ne vit jamais gâter si follement d’aussi brillantes qualités. Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire ; il y en a où l’on n’en doute plus : c’est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes mots, des mêmes pensées. L’odieux y coudoie l’ignoble ; le repoussant s’y allie à l’infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n’assista à une semblable revue de démons, de foetus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine. Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur ; encore si c’était pour les guérir, mais elles sont incurables » (Gustave Bourdin, critique pour Le Figaro, 5 juillet 1857).
Secouer le spleen
« Je ne me rappelle pas d'être tombé aussi bas » écrit-il à sa mère à la fin de l'année 1857. Il est vrai qu'il semble dans une impasse avec une œuvre condamnée et des dettes qui s'accumulent, l'obligeant à multiplier les déménagements (une quarantaine au cours de sa vie !) et même à se cacher de ses créanciers.
Le voici replongé dans ce spleen qui le ronge depuis tant d'années et qu'il définit ainsi, dans une lettre à sa mère : un « immense découragement, une sensation d'isolement insupportable, une peur perpétuelle d'un malheur vague, une défiance complète de mes forces, une absence totale de désirs, une impossibilité de trouver un amusement quelconque » (1859).
Il finit par se remettre au travail avec une belle vigueur puisque ce ne sont pas moins de 35 nouveaux poèmes qui sont versés aux Fleurs du Mal nouvelle version. Porté par un vent d'optimisme ou plus simplement désireux de faire plaisir à sa mère, Baudelaire se présente en décembre 1861 à l'Académie française au fauteuil d'un moine, le dominicain Lacordaire.
Après 3 mois de campagne, considérant qu'il a assez joué, il abandonne. Il préfère consacrer son temps à une activité plus stimulante, le poème en prose. Fini rimes et alexandrins ! Officiellement créé 15 ans auparavant par Aloysius Bertrand, le genre en est à ses balbutiements. Il va lui donner ses lettres de noblesse en s'inspirant de ses promenades dans ce Paris qu'il adore.
Mais le projet de créer un pendant aux Fleurs du Mal n'aboutira jamais, et il faudra attendre 1869 pour que les 50 pièces du Spleen de Paris (aussi intitulé Petits poèmes en prose) soient publiées.
Dans ces projets de préface pour la seconde édition des Fleurs du Mal (1861), Baudelaire cherche d'abord à expliquer sa démarche avant de traiter avec mépris ses contradicteurs.
« [Première version] Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal. Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent, n’a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d’exercer mon goût passionné de l’obstacle ».
[Deuxième version] « Ce livre restera sur toute votre vie comme une tache », me prédisait, dès le commencement, un de mes amis, qui est un grand poète. En effet, toutes mes mésaventures lui ont, jusqu’à présent, donné raison. Mais j’ai un de ces heureux caractères qui tirent une jouissance de la haine et qui se glorifient dans le mépris. Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. Chaste comme le papier, sobre comme l’eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie et un assassin ».
« Crénom ! »
Tout à ses écrits, Baudelaire n'en reste pas moins un fin observateur de l'évolution des arts de son époque.
S'il est grand admirateur d'Édouard Manet, c'est Constantin Guys, artiste mineur, qu'il choisit pour exposer sa théorie de la modernité dans Le Peintre de la vie moderne (1863) : il ne s'agit pas pour le poète de vanter le progrès qui lui fait horreur mais de « tirer l'éternel du transitoire », de trouver la beauté dans l'éphémère, de se montrer capable de capter, aux milieux des habitudes, ces visions fugitives qu'il va retravailler pour nourrir son œuvre.
Mais la théorie est bien dérisoire face aux contraintes du quotidien ! Il lui faut vite trouver de l'argent, quitte à abandonner son cher Paris en 1864 pour aller parlementer en Belgique avec le riche éditeur de Victor Hugo.
Le séjour à Bruxelles s’avère vite n’être qu'une suite de désillusions : ses projets de publication restent au point mort, ses conférences sont désertées et mal payées, ses finances s'approchent du néant. Les visites aux hauts lieux artistiques du pays ne parviennent pas à redorer l'image d'un pays qu'il finit par détester au point de penser à lui consacrer un violent pamphlet.
Cet écrit ne paraîtra jamais : alors qu'il visite l'église de Namur, il est pris d'un malaise dont il ressort hémiplégique et aphasique. Rapatrié à Paris, celui qui est désormais un vieillard de 46 ans, décharné, cloué au lit, rongé par la syphilis, est veillé par sa mère jusqu'à sa mort, le 31 août 1867.
Le dernier mot d'un de nos plus grands poètes aura été un fier « Crénom ! », comme une ultime contestation.
« Une Charogne », « Alchimie de la douleur », « Danse macabre »... Au vu des titres des poèmes, on ne peut pas dire que Fleurs du Mal soient placées sous le signe de la gaieté. S'il est question de femmes et d'exotisme, il est vrai que l'ambiance générale est plutôt sombre, et pas uniquement parce que leur auteur rencontre de grandes difficultés dans sa vie personnelle. En fait, Baudelaire est surtout un grand pessimiste, hanté par la présence du Mal sur Terre comme en chacun d’entre nous. Mais c'est aussi un rêveur qui ne cesse de chercher autour de lui cet Idéal qui lui permettrait d'échapper au malheur et qui pourrait prendre la forme de l'amour ou de la beauté. Mais cet Idéal, parce qu'il ne peut être qu'entrevu, est synonyme d'échec toujours renouvelé et de rechute dans le spleen. Ce déchirement, cette dualité, présente dans le titre-même de son oeuvre, Baudelaire pensait le dépasser en se faisant « alchimiste ». « Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or » dit-il en effet dans l'appendice de son recueil pour traduire sa vision de la création : il s'agit de montrer les pires réalités humaines pour en dévoiler la beauté cachée, de sublimer les pires laideurs de notre quotidien ou de notre personnalité. C'est ainsi que sous sa plume se révèlent les charmes des « Petites vieilles » ou de la « Mendiante rousse ». Mais, éternel insatisfait, Baudelaire fut convaincu qu'en fait il « chang[eait] l'or en fer / Et le paradis en enfer » (« Alchimie de la douleur ») et ne put trouver la paix que lui aurait donner la conviction de décrocher enfin l'Idéal.
À la croisée des chemins
À quel mouvement littéraire appartenait Baudelaire ? Aucun ! S'il a été fortement influencé par le Romantisme avec lequel il partageait le désir d'exprimer ses sentiments personnels, il l'a été tout autant par les Parnassiens dont il appréciait le goût de la belle écriture.
C'est un poète certes classique dans son écriture, fidèle aux règles de la versification, mais également soucieux de s'éloigner des habitudes en utilisant par exemple du vocabulaire inattendu ou en maltraitant l'alexandrin. En cela il ouvre la voie à des poètes comme Arthur Rimbaud qui adoptera également le poème en prose.
Le jeune homme appréciait non seulement la forme mais aussi le contenu des poèmes de son aîné qui avait, selon lui, la capacité d'« inspecter l'invisible et entendre l'inouï », ce qui lui a permis d'être « le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu » (Lettre à Paul Demeny, 1871).
Cette vision du monde en fait ainsi un précurseur des Symbolistes dans le sens où il s'attache à mettre en avant les sensations, le fugitif et l'imaginaire, ouvrant ainsi la voie aux Surréalistes. C'est d'ailleurs dans les années 20 qu'il devient à la mode au point d'être souvent préféré à Hugo comme plus grand poète français.
Aujourd'hui Baudelaire est entré définitivement dans la famille des « auteurs classiques », consécration qui aurait bien surpris ce poète qui vécut avec le sentiment d'être exilé dans sa propre société, tel un « grand cygne, avec ses gestes fous, [...] ridicule et sublime ».
Dans ce poème en prose, qui deviendra en 1861 un poème en vers, Baudelaire met en pratique le principe de la synesthésie : certaines sensations, liées à un sens, évoquent spontanément d'autres sensations liées à un autre sens. Ces analogies sont résumées dans le fameux vers de « Correspondances » : « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».
« Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j'entends dans tes cheveux !
Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs » (Le Spleen de Paris, 1869).
Bibliographie
Robert Kopp, Baudelaire. Le soleil noir de la mélancolie, éd. Gallimard (« Découvertes »), 2004,
Charles Baudelaire, hors-série du Point (« Grandes biographies » n°23), 2017
Marie-Christine Natta, Baudelaire, éd. Perrin (« Biographie »), 2017.
Vos réactions à cet article
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Sylvie (13-04-2021 15:56:31)
Magnifique portrait .Superbe iconographie . Lu dans la foulée l'historique de la Bohème . Merci
Xuani (28-03-2021 19:01:51)
Il n'y a pas qu'une église à Namur, il y en a même beaucoup! Celle où s'écroula Beaudelaire était sauf erreur Saint Loup.
Philippe (28-03-2021 15:52:59)
Merci, Isabelle Grégor, pour ce bel hommage. C'est toujours un plaisir de vous lire. Baudelaire (et de même Mallarmé après lui) a reconnu sa dette envers cet autre "maudit", Aloysius Bertrand, qu... Lire la suite
Jacques Groleau (28-03-2021 13:41:33)
L’œuvre de Baudelaire est peut-être "admirable". Mais son panégyrique de la drogue (et des allusions à ses frasques sexuelles) me révulsent.