Emmanuel Todd

Histoire de familles

Emmanuel Todd bâtit une œuvre qui fera date dans l'histoire des sociétés. Ses maîtres ont nom Durkheim, Le Play, Weber... et Marx. Quelques essais de l'historien : L'Illusion économique (1998), Après l'Empire (2002), Le rendez-vous des civilisations (2007), Après la démocratie (2008), L'origine des systèmes familiaux (2011), Où en sommes-nous ? (2017)... Pour en savoir plus : Cercle d'études toddiennes...

Né en 1951, Emmanuel Todd a mûri au fil de ses ouvrages une pensée originale, solidement charpentée, fondée sur une culture encyclopédique et une liberté d'esprit plus proche de la tradition anglo-saxonne que de la tradition universitaire française.

Ses analyses à rebrousse-poil ont été plusieurs fois vérifiées par les événements (chute de l'URSS, montée des votes protestataires en France, affaissement de la puissance américaine, éloignement de la menace islamiste, mise à mal de l'euro...). Elles lui font aujourd'hui une réputation de prophète ou de Cassandre.

En marge de ses essais géopolitiques qui lui valent dans les médias et dans le grand public une réputation sulfureuse, il épluche patiemment, depuis ses études d'histoire à Cambridge, toutes les enquêtes anthropologiques sur les systèmes familiaux. Ce travail a abouti en septembre 2011 à la publication d'un épais volume de 760 pages : L'origine des systèmes familiaux, tome 1 : l'Eurasie (Gallimard).

Petit-fils de l'écrivain Paul Nizan (« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie », Aden Arabie) et fils du grand reporter Olivier Todd, l'historien est aussi le lointain cousin de Claude Levi-Strauss (leur ancêtre commun, Isaac Strauss, était directeur des concerts et des bals de l'opéra de Paris sous Napoléon III). Il nourrit une affection particulière pour son ancêtre Simon Levy, grand rabbin de Bordeaux et premier auteur de la famille, qui publia Moïse, Jésus et Mahomet (1887).

Avec un humour qui emprunte à ses origines judéo-bretonnes, lui-même se présente comme un « démographe pratiquant », en évoquant ses quatre enfants, dont un fils aîné qui a comme lui étudié l'Histoire à Cambridge.

Emmanuel Todd (2019, photo de Guillaume Caignaert, LVSL.fr)

De Tocqueville à Todd

Par son érudition, sa curiosité sans tabou et surtout sa capacité exceptionnelle à croiser la démographie, l'anthropologie, l'histoire et l'économie, Emmanuel Todd apparaît comme le principal penseur français de notre temps. Sans doute pourrait-on le comparer à Alexis de Tocqueville (1805-1859). L'un et l'autre, issus de la grande bourgeoisie (intellectuelle pour l'un, aristocratique pour l'autre), n'ont pas craint de la trahir pour rester à l'écoute de toutes les composantes de la société.
Tocqueville a révélé les jeunes États-Unis à eux-mêmes. Il en a fait le paradigme de la démocratie montante, ce qui n'avait rien d'évident à l'époque du président Andrew Jackson, quand le pays se signalait avant tout par la pratique de l'esclavage, l'inscription du racisme dans le droit (une exception dans le monde occidental), des pratiques génocidaires envers les Indiens et un capitalisme d'une extrême brutalité. Le jeune Todd a entrevu la fin de l'Union soviétique à l'horizon de quinze ans, ce qui n'avait non plus rien d'évident quand les communistes pro-soviétiques humiliaient les Américains à Saigon.
L'un et l'autre penseurs ont défriché des domaines encore inédits. Avec L'Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville a montré que la Révolution française et plus généralement tous les phénomènes historiques ne pouvaient être compris sans la prise en compte du temps long et des aspects socio-économiques. Parallèlement, Todd révèle l'importance de l'anthropologie et des systèmes familiaux dans la compréhension des phénomènes sociaux et historiques.
Si Tocqueville fut en son temps (et encore aujourd'hui) plus populaire aux États-Unis qu'en France, Todd peut se flatter quant à lui d'être mieux reconnu au Japon que partout ailleurs.

Un historien aux vues prémonitoires

- La chute finale, mortalité infantile et régime communiste

À 17 ans, en plein Mai 68, le jeune homme s'inscrit au Parti communiste. Après cette brève poussée d'acné juvénile, il revient aux études : Sciences Po et doctorat d'histoire à Cambridge, au sein du groupe d'anthropologie historique conduit par Peter Laslett. Sa spécialisation dans l'étude des structures familiales comble tout à la fois son goût pour l'Histoire, ses aptitudes pour les mathématiques... Elle l'aide aussi à mieux comprendre les complications de sa propre famille ! 

En 1976, grâce au soutien de deux amis de la famille, Jean-François Revel et Emmanuel Leroy-Ladurie, Emmanuel Todd publie un essai détonant intitulé La chute finale, essai sur la décomposition de la sphère soviétique - appréciez le calembour - (Robert Laffont).

Tandis que la gauche socialiste fleurette avec le PCF et que la jeunesse dénonce à l'envi l'impérialisme US, il annonce dans ce livre rien moins que la faillite prochaine du système soviétique ! À la suite du soviétologue Alain Besançon, le jeune Todd souligne le caractère peu crédible des statistiques soviétiques officielles.

Concentrant son attention sur la remontée tendancielle du taux de mortalité infantile en URSS depuis le début des années 1970, il y voit le signe indubitable d'une faillite majeure du régime et de son prochain effondrement (on peut pardonner beaucoup de choses à un régime mais pas de laisser mourir les enfants, de plus en plus nombreux d'une année sur l'autre !...). Pourtant, le public français se détourne de son ouvrage comme du Court traité de soviétologie d'Alain Besançon, malgré les vertus prémonitoires de l'un et de l'autre...

Finalement, c'est l'historienne Hélène Carrère d'Encausse qui recueillera le mérite d'avoir anticipé l'effondrement de l'URSS avec son essai : L'empire éclaté (1978), en dépit d'un énorme contresens... Elle prédit en effet que l'URSS s'effondrera en raison de la fécondité très élevée des populations musulmanes d'Asie centrale (la suite montrera que l'effondrement est venu au contraire des populations baltes à très faible fécondité mais à forte conscience politique).

- Le fou et le prolétaire, aux origines de la Grande Guerre

Emmanuel Todd poursuit son œuvre avec un essai atypique sur la bourgeoisie européenne d'avant 1914 et les origines de la Grande Guerre et du totalitarisme : Le fou et le prolétaire (Robert Laffont, 1978).

À la manière du sociologue Émile Durkheim, qui tirait des enseignements d'ordre général à partir d'indicateurs statistiques apparemment mineurs, il révèle l'angoisse qui tenaillait la bourgeoisie de cette époque, en France comme en Allemagne, en Angleterre comme en Russie.

Il montre que le taux de suicide dans la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie était alors plus élevé que dans les classes populaires. Ainsi, « en Angleterre, les épiciers se suicidaient vers 1880-1882, dix-sept fois plus fréquemment que les mineurs » ! Il s'agit là d'une anomalie sociologique, les classes inférieures ayant par définition plus de motifs de désespérance que les classes aisées et cette anomalie peut être interprétée comme un signe précurseur de la folie meurtrière de 14-18 !

Celle-ci est venue de ce que les bourgeois européens, pour des raisons indéfinissables, étaient mal dans leur peau: « La classe dangereuse pour l'ordre établi, en Europe, au XIXe et au début du XXe siècle, ne fut pas le prolétariat mais la petite-bourgeoisie », insiste Emmanuel Todd. Ainsi, « deux ans à peine après la prise de la Bastille, boutiquiers et artisans français s'apprêtent à saigner l'Europe »... Eh oui, rappelons-le, ce sont les artisans, boutiquiers et scribouillards parisiens qui ont entraîné le pays dans la guerre avec l'Europe en 1792 de la même façon qu'ils entraînèrent la monarchie dans le massacre et la répression des protestants en 1572 et en 1685..

Mais on ne peut négliger aussi les aspects technologiques qui ont donné au XXe siècle une dimension meurtrière sans précédent. « Le début du XXe siècle est un deuxième âge de fer au cours duquel on invente la mitrailleuse, le char d'assaut, le fil de fer barbelé. Peut-on écrire une histoire du stalinisme, de l'hitlérisme ou de la guerre de 1914-1918, sans intégrer ces divers éléments ? Le camp de concentration était vers 1850 une impossibilité technique », rappelle Emmanuel Todd. « Si l'on considère que le trait commun à tous les pouvoirs totalitaires est la capacité d'organiser de grandes boucheries humaines au moyen d'un appareil d'État solide, et au nom d'une idéologie, la première grande fête totalitaire est la guerre de 1914-1918. Six millions d'hommes y trouvent la mort. Elle est, à travers la plus grande partie de l'Europe, la première mobilisation totale des ressources sociales par l'État dans un but de tuerie. Les autres délires européens suivent sans effort cette première percée de l'instinct de mort ».

L'anglophilie d'Emmanuel Todd perce dans la découverte de la bonne santé mentale du Royaume-Uni. « Je maintiens, contre les économistes, que l'Angleterre reste solide, que la France n'est plus fragile, et que l'Allemagne est toujours le pays le plus incertain d'Europe », écrit-il dans le Le fou et le prolétaire à propos de l'Angleterre déboussolée des années 1970. Ce propos bien ajusté date, rappelons-le, de 1978, alors que chacun désespérait de la Grande-Bretagne et que Margaret Thatcher s'apprêtait à sortir le pays de l'ornière.

Chercheur de familles

Démographe à l'INED (Institut National des Études Démographiques), Emmanuel Todd a mené des recherches approfondies sur le rôle des structures familiales dans les phénomènes sociaux et les systèmes idéologiques.

De ces recherches, qui dérivent de Frédéric Le Play, un savant un peu oublié du XIXe siècle, Emmanuel Todd a tire de très robustes essais, La troisième planète, L'enfance du monde, La nouvelle France, L'invention de l'Europe, (Seuil). Au fil de ses ouvrages, il popularise et affine des concepts tels que famille souche, famille communautaire ou famille nucléaire. L'origine des systèmes familiaux (2011) est le couronnement de ces travaux.

- L'Invention de l'Europe et l'explication par la famille

Dans L'invention de l'Europe (Seuil, 1990), Emmanuel Todd nous fait découvrir un certain « relativisme idéologique »! Il montre en effet que les options politiques et idéologiques des sociétés seraient sous-tendues par les structures familiales. Ainsi les Anglo-Saxons privilégient-ils la liberté et se désintéressent-ils de l'objectif d'égalité en raison de la prédominance en leur sein de la famille nucléaire absolue (père, mère et enfants).

La liberté de tester (aucune obligation de léguer quoi que ce soit à ses enfants) est caractéristique de cette structure familiale. En Allemagne, la prédominance de la famille souche (les grands-parents, parents et un enfant sous un même toit ou proches les uns des autres), expliquerait pour partie l'attachement de la population à des structures inégalitaires et autoritaires (suivez mon regard !).

Le chercheur montre que l'aire de développement naturel du communisme correspond à la famille communautaire et égalitaire, caractérisée par l'égalité de traitement entre tous les héritiers ; a contrario, les pays où il est le moins développé correspondent à la famille nucléaire absolue (traitement indifférent des enfants).

Quant aux Français, s'ils se montrent si attachés à la fois à l'égalité et à la liberté (valeurs qu'ils croient volontiers universelles), c'est que leur pays serait dominé en son cœur par le modèle familial « nucléaire égalitaire » (tous les enfants ont un droit égal à l'héritage ; il n'y a pas de liberté de tester comme en Angleterre).

Cette grille d'explication des phénomènes sociologiques et historiques a été adoptée aussi par l'historien Pierre Chaunu : dans La France (1981), il note déjà que la féodalité est née en France dans les régions septentrionales à famille nucléaire où l'étroitesse du cercle familial nécessitait le recours à la protection par un tiers plus puissant ; a contrario, dans les régions méridionales, l'importance des familles communautaires et leur rôle dans la protection des individus auraient contrarié son développement.

Aux sources de l'antisémitisme

Dans L'invention de l'Europe, Emmanuel Todd distingue l'antijudaïsme chrétien, qui visait à convertir les Juifs mais pas à les détruire, et l'antisémitisme des nazis et autres adeptes du nationalisme. « L'effondrement de la foi chrétienne est nécessaire à la diffusion de l'idéologie antisémite moderne », écrit-il. « C'est bien la perte du sens religieux qui met ce monde traditionnel en folie ». Il observe : « La solidité du catholicisme définit les seules véritables zones de résistance à la pénétration nazie (...). C'est l'effondrement de la foi protestante qui rend possible l'antisémitisme de masse » (page 271).
L'historien relève par ailleurs la différence entre les révolutions totalitaires (nazisme et communisme), avec des militants jeunes qui prétendaient changer le monde, et les extrémismes actuels (lepénisme et écologisme), de nature conservatrice car ils visent seulement à lutter contre la marche de l'Histoire et à freiner qui l'immigration, qui le développement industriel (page 487).

La politique à fleur de peau

Au début des années 90, les esprits s'échauffent en France autour de la question de l'immigration et de l'extrême-droite. Emmanuel Todd entre dans le débat public avec Le destin des immigrés (Seuil, 1994). À partir de ses recherches sur les groupes familiaux, il souligne tout ce qui distingue les Français des Allemands et des Anglo-Saxons dans leur relation avec l'étranger et en tire la conviction que la France serait mieux à même d'intégrer ses immigrés récents que ses voisins. Lucide, il s'inquiète des ravages du multiculturalisme : « L'idéologie du droit à la différence n'a permis la préservation d'aucune culture immigrée mais elle a largement contribué à la désorientation psychologique et sociale de la deuxième génération issue de l'immigration maghrébine. En retardant l'adhésion aux valeurs de la société française d'adolescents coupés de leurs valeurs d'origine, elle a été un facteur d'anomie ».

Lui-même voit ses convictions européistes fléchir. L'écriture de L'Invention de l'Europe le convainc de l'impossibilité d'unifier l'Europe, au vu de son exceptionnelle diversité anthropologique. En 1992, après mûre réflexion, il vote Non au référendum sur le traité de Maastricht et en 1995, dans un avant-propos à une réédition de L'Invention de l'Europe, il émet cette hypothèse proprement stupéfiante par son caractère prophétique :
« Mon opposition au traité de Maastricht dérive très directement de ma connaissance de l'anthropologie et de l'histoire du continent. Une sensibilité réelle à la diversité des mœurs et des valeurs européennes ne peut mener qu'à une conclusion : la régulation monétaire centralisée de sociétés aussi différentes que, par exemple, la France et l'Allemagne doit conduire à un dysfonctionnement massif, dans un premier temps, de l'une ou l'autre société et, dans un deuxième temps, des deux. Il y a, dans l'idéologie de l'unification, une volonté de briser les réalités humaines et sociales qui rappelle, étrangement mais invisiblement le marxisme-léninisme. Lui aussi mêlait un projet de transformation économique à un souverain mépris des diversités culturelles et nationales. L'état actuel de l'ex-Union soviétique et de l'ex-Yougoslavie nous montre à quel point l'unification étatique par en haut mène plus sûrement à la haine ethnique qu'à la paix perpétuelle.
La déconstruction des nations par leurs classes dirigeantes produit le nationalisme, dans des sociétés secouées par une transformation économique brutale, et où l'identité nationale la plus traditionnelle et la plus paisible était comme un dernier refuge. Il serait d'ailleurs absurde d'imaginer que l'Allemagne, beaucoup plus stable économiquement que la France mais beaucoup plus anxieuse culturellement, puisse échapper à ce processus de déstabilisation des mentalités par l'unification monétaire. La disparition du mark, point d'ancrage identitaire durant tout l'après-guerre, devrait logiquement conduire à la montée d'un puissant sentiment d'insécurité en Allemagne.
J'espère donc que ce livre, qui fut écrit en dehors de tout contexte polémique et dont je n'ai pas changé une ligne, permettra à certains européistes sans préjugé de réfléchir sereinement à l'ampleur des problèmes posés, de sonder l'épaisseur anthropologique et historiques des nations qu'il s'agit de fusionner. J'espère surtout que certains d'entre eux, partant, comme moi, de bons sentiments européens, arriveront également à la conclusion que le traité de Maastricht est une œuvre d'amateurs, ignorants de l'histoire et de la vie des sociétés (...).
Soit la monnaie unique ne se fait pas, et L'Invention de l'Europe apparaîtra comme une contribution à la compréhension de certaines impossibilités historiques.
Soit la monnaie unique est réalisée, et ce livre permettra de comprendre, dans vingt ans, pourquoi une unification étatique imposée en l'absence de conscience collective a produit une jungle plutôt qu'une société ».

Dans une analyse présentée devant la Fondation Saint-Simon à la veille des élections présidentielles de 1995, il reprend une formule du philosophe Marcel Gauchet sur la « fracture sociale » et montre l'existence d'un vote populaire anti-Maastricht que le candidat gaulliste, Jacques Chirac, va habilement récupérer.

Des commentateurs qui ignoraient jusqu'à son (pré)nom se dépêchent alors de faire d'Emmanuel Todd un chiraquien bon teint. Erreur manifeste. Tout éloigne le politicien fonceur et extraverti du penseur soucieux d'approfondissement et enclin à une perpétuelle remise en cause. Aux élections européennes suivantes, Todd vote par bravade pour la liste communiste bien qu'il se soit éloigné de ce parti depuis l'adolescence.

Il anime un nouveau cénacle d'intellectuels, la Fondation Marc-Bloch, aux côtés de Philippe Cohen, rédacteur en chef de Marianne, et s'engage dans le débat sur l'euro avec des analyses judicieuses dans Marianne, Le Monde... où il stigmatise les méfaits prévisibles de la monnaie unique et de la mondialisation.

Dans la foulée, il rédige une longue préface à une réédition de l'œuvre de l'économiste allemand Friedrich List, qui se fit au XIXe siècle le chantre du protectionnisme, lui aussi à rebrousse-poil des idées libre-échangistes dominantes. Il montre combien List eut raison de promouvoir des mesures protectionnistes en Allemagne, pour faire émerger une industrie apte à concurrencer l'industrie anglaise.

Il se fend aussi d'un essai d'économie, L'illusion économique (Gallimard, 1998), où il dénonce la vacuité de la classe dirigeante et en appelle au retour de l'idée nationale. « La liquéfaction des croyances collectives transforme les hommes politiques en nains sociologiques. (...) Avant Chirac, la population croyait encore, majoritairement, en la compétence de ses dirigeants. Depuis le revirement du 26 octobre 1995, et son approbation par les élites, les citoyens de base savent que le système a cessé d'être sérieux », écrit-il alors.

Le dogme du libre-échange, voilà l'ennemi !

Emmanuel Todd revient dans le débat politique à l'avant-veille des élections présidentielles d'avril 2007 et à nouveau en septembre 2008 avec un pamphlet aussi virulent que pertinent : Après la démocratie.
Comme il l'a déjà fait avec L'illusion économique (1999), il dénonce le « libre-échangisme » hérité de David Ricardo. Selon cet économiste du XIXe siècle, le libre-échange permet à chaque pays de se spécialiser dans les productions pour lesquelles il est le mieux placé (le vin au Portugal, le textile en Angleterre), cette spécialisation profitant in fine à tout le monde.
Aujourd'hui, avec la montée en puissance de l'Inde et de la Chine, le libre-échange économique n'est plus d'actualité selon Emmanuel Todd car ces deux pays-continents, du fait de leur poids démographique, n'ont aucune raison de se spécialiser et peuvent donc concurrencer sans limite les producteurs occidentaux, jusqu'à épuisement de ceux-ci.
En somme, les classes populaires d'Europe ont raison contre leurs élites dirigeantes quand elles dénoncent les délocalisations et l'abattage à tout va des protections douanières ! La solution, pour Emmanuel Todd, réside dans la formation d'une entité économique étendue à toute l'Europe mais protégée de la « mondialisation » par de solides protections douanières. C'est ce qu'il appelle un « protectionnisme européen raisonnable ».

Emmanuel Todd n'a guère trouvé le bonheur dans ses engagements publics. L'historien rompt avec la Fondation Marc-Bloch (aujourd'hui moribonde et privée de son nom) quand celle-ci choisit de se taire sur l'entrée dans le gouvernement autrichien du chef de l'extrême-droite Haider. « Je n'ai pas accepté le discours souverainiste de mes amis, qui considéraient qu'il n'y avait rien à redire au choix des Autrichiens au nom de leur droit à choisir leur gouvernement », explique-t-il.

Les attentats terroristes contre les tours jumelles de New York et le Pentagone l'amènent à réfléchir sur la place des États-Unis dans le monde actuel et à venir. Il en tire un essai iconoclaste et d'une très grande perspicacité, Après l'empire (Gallimard). En septembre 2007, il publie avec le démographe Youssef Courbage un essai iconoclaste truffé de chiffres pour répondre aux thèses de Huntington sur le choc des civilisations : Le rendez-vous des civilisations. Il observe aussi avec circonspection l'élection aux États-Unis de Barack Obama : si talentueux qu'il soit et si réconfortante que soit son élection, celle-ci ne suffira pas à inverser le cours des choses. Pour Emmanuel Todd, le nouveau président ne pourra au mieux qu'assurer aux États-Unis un déclin apaisé.

En mai 2005, en rupture avec son engagement virulent contre l'euro et son non au référendum sur le traité de Maastricht (1992), Emmanuel Todd prône un oui timide au référendum sur le traité constitutionnel.

Le duel Sarko-Royal vu par Todd

En novembre 2006, sur France Inter, à six mois des élections présidentielles, Emmanuel Todd se hasarde à prédire : « La victoire de la gauche est inéluctable si l'on regarde les précédentes élections... » mais « Ségolène Royal peut faire perdre la gauche... » Il constate que les élites vont mal tandis que le peuple souffre mais se porte bien dans sa tête : il aspire à bouger, évoluer et se défendre contre les agressions extérieures (mondialisation échevelée, agressivité commerciale des Etats-Unis et de la Chine...), ce qui est tout à fait sain.
Il lui apparaît absurde que la madone des sondages, Ségolène Royal, devienne finalement la candidate socialiste aux prochaines élections présidentielles (avril 2007) car elle brouille les enjeux et ne représente pas une véritable alternative de gauche, pas plus que Nicolas Sarkozy, qui braconne volontiers dans l'idéologie de gauche, ne représente une alternative de droite. Cette confusion des genres peut dérouter les électeurs et les conduire, comme en 2002, à des choix imprévisibles. « Le couple Ségo-Sarko, ce n'est pas la politique du pire mais la politique du vide. Et le vide peut mener au pire ! ».

Un an plus tard, l'historien remonte au front avec un essai corrosif dans lequel il tente d'expliquer l'évolution des sociétés occidentales à la lumière de l'élection hors-norme de Nicolas Sarkozy : Après la démocratie. L'élection de François Hollande en 2012 ne le calme pas. Il dénonce haut et fort la plate soumission à Berlin de la classe politique française, droite et gauche confondues. Plus sérieusement, il se met à dos la plupart des médias et se fait même attaquer par le Premier ministre Manuel Valls à la suite de la publication de son pamphlet Qui est Charlie ?, après les attentats islamistes du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo.

Dénonçant la politique aventureuse de l'Allemagne, y compris et surtout en matière d'immigration, il met les choses au point dans un entretien avec Atlantico, le 3 juillet 2016.

Sur ses prises de position et ses engagements, Emmanuel Todd s'en explique à l'hebdomadaire Télérama (3 mars 2007) : « De formation, je suis historien. C'est normal de vouloir connaître la suite de l'histoire non ? Je ne suis jamais allé en Iran, et je n'étais pas allé en Union soviétique avant d'annoncer l'effondrement du système, mais je ne suis pas davantage allé dans le XVIIIe siècle. Sur ces pays, je travaille en historien, à travers des documents, des paramètres, des statistiques. Et je prolonge des tendances... ».

En attendant d'en découdre à nouveau, Emmanuel Todd se recentre sur l'histoire longue des sociétés. Dans la sérénité de son bureau, prolongeant ses premières analyses d'anthropologie sur les structures familiales, il s'interroge sur les systèmes familiaux contemporains, leur évolution à venir et leur incidence sur les changements sociaux et politiques. Il songe aussi à donner une suite à L'origine des systèmes familiaux avec un tome 2 sur l'Afrique et le Nouveau monde.

Ainsi marche-t-il à pas comptés vers le sommet d'une carrière entamée il y a un demi-siècle.

André Larané

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avec Éric Zemmour
Publié ou mis à jour le : 2024-01-16 15:04:45
Maud (27-01-2024 23:44:09)

Je recommande pour les personnes intéressées l'interview de E Todd par la Librairie Mollat (youtube). Interview d'une grande qualité compte tenu du profil de l'interviewer lui-même très cultivé ... Lire la suite

Gramoune (18-01-2024 16:39:56)

M. Todd a toujours été marxiste, et il l'est resté - donc annoncer, une fois de plus la fin de l'Occident, reste dans son registre. Son analyse, par contre, reste très vague et approximative, ce... Lire la suite

Maud (17-01-2024 11:59:27)

Pour avoir lu tous ses livres( y compris "Le fou et le prolétaire"que j'ai lu à retardement puisqu'il précède son livre sur l'URSS, il était bien jeune alors) je considère le dernier comme un te... Lire la suite

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